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Chapitre 2 : LES RAPPORTS AU LOGEMENT, ENTRE ANCRAGES ET MOBILITÉS

2.3 Parcours résidentiels, mobilités et vieillissements

2.3.2 Formes et logiques des mobilités et immobilités résidentielles

Il est possible de dégager des typologies permettant de systématiser les « comportements résidentiels », en incorporant dans l’analyse la tension entre liberté et contrainte évoquée plus tôt. Caradec (2010) a établi une « cartographie des comportements résidentiels des retraités », en plaçant sur un premier axe les pôles de mobilité et d’immobilité et sur l’autre, les pôles de la liberté (comportements choisis) et de la contrainte (comportements subis).

Figure 2.1 : Une typologie des mobilités et immobilités résidentielles Schéma réalisé par l’auteur à partir de Caradec (2010, 3)

À partir des données recueillies dans le cadre d’une enquête nationale PUCA en France (Plan Urbanisme Construction Architecture), Caradec (2010, 2) identifie cinq types de comportements résidentiels chez les retraités : la mobilité résidentielle choisie, la stabilité résidentielle (souhaitée), la mobilité contrainte, l’assignation à résidence et l’incertitude résidentielle, ce dernier comportement se retrouvant au centre du graphique ci-haut, que j’ai modifié légèrement à partir de l’original. J’ai notamment abandonné le terme de « comportement » qui m’apparaît comme étant trop behavioriste pour une étude socio-anthropologique. Dans l’axe du choix, on retrouve deux cas de figure dans les cadrans du haut. Tout d’abord, pour Caradec (2010), la catégorie de la mobilité résidentielle choisie renvoie habituellement à des phénomènes reconnus sous les

expressions de « migration de retraite interrégionale » ou de pratiques de « double résidence », mais pourrait également s’appliquer à un départ volontaire en institution (Grafmeyer et Authier 2015, 72) ou en résidence privée. Caradec (ibid.) réfère ici au lot de ménages retraités plus privilégiés qui, en France, s’installent en Provence-Côte-D’Azur ou, aux États-Unis, dans la Sunbelt (Laws 1993). La double résidence concerne également les personnes vieillissantes migrantes, qui font parfois l’aller-retour entre le pays d’accueil et le pays d’origine (Walsh et Näre 2016). Ce mouvement est donc relativement libre et implique la possibilité de pratiquer une mobilité consentie. Quant à elle, la stabilité résidentielle, choisie ou souhaitée, peut se définir

comme le « fait de demeurer là où [les ménages] sont déjà installés (Caradec et al. 2010, 5). En ce sens, les auteurs proposent d’étudier cette volonté de vieillissement sur place comme un choix résidentiel à part entière, basé sur l’attachement au chez-soi.

Du côté des mobilités et immobilités contraintes, dans la partie inférieure du schéma, deux autres sous-catégories sont présentes : la mobilité résidentielle contrainte et l’assignation à résidence. La mobilité résidentielle contrainte peut être fonction de circonstances que nous qualifierons

d’internes ou externes. D’une part, Caradec (2010) aborde la question du capital économique (manque de ressources) et de la corporalité (problèmes de santé, incapacités), qui relèvent de conditions internes au ménage. D’autre part, les circonstances externes peuvent prendre la forme d’entreprises de rénovation urbaine, qui forceraient les ménages à quitter leur domicile contre leur gré. L’« assignation à résidence » ou l’« immobilité résidentielle contrainte » se définit pour

Caradec (2010, 6) comme étant « l’expérience de personnes âgées qui vivent dans un quartier qui s’est transformé au point qu’elles n’y reconnaissent plus, ne s’y sentent plus chez elles, sans disposer des ressources suffisantes pour le quitter »20. Finalement, toujours pour Caradec (ibid.),

l’incertitude résidentielle se manifesterait surtout chez les retraités faisant l’expérience de

problèmes de santé : où se loger en cas de perte d’autonomie ? Selon lui, l’incertitude résidentielle fait référence à des cas où les ménages ont du mal à « anticiper » leur situation résidentielle dans le futur, ne pouvant déterminer quelle sera leur trajectoire de maladie. Dans cette thèse, je m’intéresserai particulièrement à ces trois derniers cas de figure, soit la mobilité résidentielle contrainte, l’immobilité résidentielle contrainte ainsi que l’incertitude résidentielle, que j’explorerai à travers les situations vécues par des locataires vieillissantes en contexte de gentrification.

Logiques

Les recherches en gérontologie sociale portant sur les mobilités et immobilités résidentielles distinguent habituellement des choix et cheminements résidentiels différenciés en fonction de la position dans le cycle de vie (Knox et Pinch 2013, 258). En effet, plusieurs chercheurs suggèrent que l’expérience du vieillissement n’est pas nécessairement la même au début de retraite ou au très grand âge (Caradec 2012). À ce titre, Nowik (2014) distingue trois moments dans la retraite et leur associe des logiques résidentielles propres. La première phase, le « début de la retraite », représente la fin de la vie active, le temps « sans contrainte professionnelle » (ibid., 257) où l’on jouirait de bonnes capacités et d’une certaine autonomie. Le « milieu de la retraite » concorderait avec l’apparition de certaines limitations, parfois physiques ou cognitives. Pour Nowik (ibid., 266), le « déficit de sécurité » relié au corps motiverait alors la plupart des départs vers d’autres configurations résidentielles. Enfin, la « fin de la retraite » coïnciderait avec l’âge de la dépendance, de la perte d’autonomie, du grand-âge, du quatrième âge, donc implique souvent un départ en institution ou en résidence privée. Toujours pour Nowik (ibid., 268), « la mobilité résidentielle est d’abord une réponse à une situation personnelle insatisfaisante, et une façon de redonner du sens à la vie ». On pourrait reprocher à cette approche son caractère légèrement réducteur : Nowik ne semble pas prendre en compte les mobilités et immobilités résidentielles contraintes, qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans une quête de sens et de liberté. En outre, effectuer une association automatique entre certains types de mobilités résidentielles et différentes phases de la retraite peut masquer d’autres réalités vécues par des personnes retraitées ne s’inscrivant pas dans cette trajectoire « normale ».

Caradec (2010) dégage justement cinq logiques pouvant moduler les cheminements résidentiels des personnes vieillissantes : économique, de santé, familiale, territoriale et conjugale. D’abord, pour les auteurs, la logique économique peut moduler la gamme des choix résidentiels

Comme mentionné plus tôt, certains couples retraités, en moyens, pratiquent la double-résidence en zone de villégiature alors que d’autres ménages voient leur taux d’effort augmenter avec l’inflation, l’augmentation du coût de la vie ou l’augmentation des taxes municipales. Ensuite, selon les mêmes auteurs, la logique de santé est plus susceptible d’intervenir en milieu et en fin de

retraite, comme l’a évoqué Nowik plus tôt. Pour Caradec (ibid.), la logique de santé peut se manifester par la recherche d’une « bonne qualité de vie », ou inversement, par la mise en place d’« ajustements » et de déprises face aux pertes et limitations des capacités. Quant à elle, la

logique familiale se polariserait entre « la recherche de la proximité familiale et, de l’autre, le

souci de son autonomie personnelle » (ibid., 9). La logique territoriale se mettrait en place

lorsqu’on constaterait soit un « fort attachement au lieu » (ibd., 9), ou encore un « attachement à la mobilité comme valeur », à la manière de ces snowbirds ou retraités au soleil qui s’inscrivent dans une « culture de la mobilité », comme diraient Bonvalet et Ogg (2011). Finalement, la

logique conjugale impliquerait une négociation entre conjoints sur le déménagement ou

correspondrait aux changements effectués par les personnes vieillissantes en veuvage, comme Bonnet et Gobillon (2007) l’ont documenté.

Encore une fois, ce sont là des idéaux-types, nécessairement partiels et imparfaits, qui peuvent servir d’outils dans une compréhension intégrée des mobilités résidentielles chez les personnes vieillissantes. Toutefois, ces différentes logiques, du moins telles qu’elles sont définies par Caradec (2010), ne permettent toujours pas de rendre compte de circonstances où les ménages vieillissants, plutôt que de choisir de plein gré leur situation résidentielle, doivent subir ou encore composer avec un agencement important de contraintes, tout en naviguant au travers de choix restreints (Coulton, Theodos et Turner 2012). Bien que pertinentes, les logiques de mobilité présentées ci-haut doivent faire une plus grande place à situations résidentielles astreintes et incertaines. Elles doivent également prendre en compte des facteurs dits « externes », y compris des forces macrosociologiques comme peuvent l’être la gentrification ou l’impact de mesures d’austérité sur l’accès aux soins à domicile. Tout se passe comme si les logiques ci-haut avaient été pensées en silo, à partir de travaux effectués avec un échantillon de personnes vieillissantes relativement aisées. Le biais de classe qui les traverse les rend incomplètes dans le cadre d’une recherche portant sur des locataires à faible revenu en situation de précarité résidentielle (Heywood, Oldman et Means 2002). Conséquemment, le terme de « logiques » est peut-être inapproprié, car il suppose une grande capacité d’action, une liberté suffisante et, tout simplement, la possibilité de se mouvoir dans le marché immobilier. En effet, pour les personnes vieillissantes moins bien positionnées socialement, cumulant plusieurs formes d’exclusion sociale, la part de

liberté dans les « choix » résidentiels peut s’avérer réduite. Wiesel (2014, 320) propose justement de distinguer les mobilités résidentielles dites de privilège – volontaires, confortables, valorisées et qui résultent en une amélioration des conditions de logement – et les mobilités résidentielles dites désavantagées – contraintes, stigmatisées, douloureuses, dispendieuses et qui découlent en une détérioration des conditions de logement. C’est dans cet esprit, sensible aux inégalités sociales, que nous devons explorer certaines circonstances « désavantageuses » ou précarisantes pouvant compliquer les rapports au logement.