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6. Analyse du jeu entre Genève et l’ARC

6.1 Les problèmes de voisinage franco-genevois

6.1.1 Une relation déséquilibrée

La relation inter-institutionnelle franco-genevoise peut être qualifiée de très déséquilibrée, comme l’illustre un rapport du Conseil d’Etat au Grand Conseil concernant la politique régionale, transfrontalière et européenne (RD 567 : 12) :

« Côté français, on s’accommode mal de vivre à l’ombre de cette capitale régionale « étrangère » dont le développement franchit impunément les frontières, sans qu’on puisse le maîtriser. Pour sa part, le canton de Genève a longtemps ignoré la région qui l’entoure, misant sur un destin international, pour desserrer l’étau de son enclavement géographique ».

Un tel rapport de force, lié sans doute aux déséquilibres en matière d’économie, de poids politique et de population, etc., se construit progressivement à travers toute l’histoire de

l’agglomération franco-valdo-genevoise (c.f. chapitre 2).

L’indifférence des autorités publiques genevoises, jusqu’à la fin des années 1980, peut s’expliquer par une suffisance (RD 567 : 12). Ayant recours à l’internationalisation, Genève réussit à se désenclaver de son territoire exigu. Alors que côté France, globalement, les communes sont toutes dépendantes de Genève, comme nous le décrit Robert Borrel, l’ancien maire d’Annemasse :

« A Genève, il y a une place qui s’appelle la Place du Molard. Les Molardiers arrivaient à la Place dans le matin avec une pioche, une faux, une fourche… Et les

grands propriétaires cultivateurs en fin 19e siècle, embauchaient les gens costaux pendant la journée. C’était le marché des pauvres, le marché des mains-d’œuvre. La France [voisine] était à ce moment-là dépendante de Genève, mais elle n’en dépendait pas entièrement. Mais quand elle avait une relation avec Genève, c’était une relation dépendante. Ça a continué pendant très longtemps. Et tout le système frontalier en fait partie de cette dépendance341. Après il y a eu la rétrocession [compensation financière]. Mais ça a poussé évidemment les communes à accueillir favorablement les gens qui venaient d’autres régions de la France pour profiter d’une somme de fonds frontaliers plus importants. Donc ça n’a fait qu’accentuer cette dépendance. » (extrait d’entretien).

Il est à noter que face à la dépendance de Genève, les élus locaux français ont différentes positions. En effet, à cette époque, les territoires français frontaliers de Genève ne sont pas encore organisés et fonctionnent de manière individuelle. Par conséquent, les relations inter-institutionnelles franco-genevoises sont essentiellement bilatérales. Comme le signale B. Jouve (1994), les communes françaises rurales, faute de capacité d’agir, reconnaissent plutôt implicitement le « leadership » de Genève. C’est par exemple le cas du Pays de Gex. Il s’agit effectivement d’un territoire qui n’a pas une tradition industrielle. Sur le plan économique, le Pays de Gex dépend fortement de Genève. En corollaire, ce territoire est doté notamment

d’une fonction résidentielle. Sa dépendance342 vis-à-vis de Genève est réelle. Mais, les élus du

Pays de Gex ont bien conscience du fait que grâce à Genève, ce territoire se développe mieux

que les autres territoires ruraux au niveau national343. Ainsi, les élus locaux du Pays de Gex

souhaitent approfondir des relations avec Genève (Jouve, 1994 : 43).

Alors que les élus des communes au caractère urbain plus confirmé ont une position

sensiblement différente face à la dépendance vis-à-vis du canton de Genève (Jouve, 1994)344.

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Du point de vue de certains élus locaux français, les frontaliers font accentuer cette dépendance. Cela fait partie des raisons pour lesquelles ils sont mal vus.

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Cependant, la dépendance du Pays de Gex est différente de celle des autres EPCI frontaliers (y compris l’agglomération d’Annemasse). D’après d’un élu français interviewé, profitant d’une proximité immédiate de Genève, les travailleurs frontaliers résidant dans le Pays de Gex sont notamment des cadres et fonctionnaires internationaux. Tandis que les autres EPCI accueillent plutôt des mains-d’œuvre.

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Selon un élu français interviewé, grâce à la proximité immédiate du canton de Genève, le Pays de Gex, un territoire assez rural, peut profiter de l’aéroport international de Genève et des grands équipements publics (Palexpo, théâtre, etc.). Les communes du Pays de Gex reçoivent chaque année la compensation financière dont le montant est important. Le développement des centres commerciaux au Pays de Gex est directement lié à sa position frontalière.

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L’agglomération d’Annemasse345 constitue le cas le plus représentatif. Pour citer B. Jouve (1994 : 27) :

« Les élus locaux de l’agglomération d’Annemasse supportent mal le poids et l’ombre de Genève qui leur confèrent un statut fonctionnel « d’élus de seconde catégorie ». […] Le principal reproche adressé aux autorités publiques genevoises est celui d’une planification et d’une gestion de leur territoire qui ont des effets mécaniques directs sur les communes frontalières françaises ».

En effet, les élus de l’agglomération d’Annemasse considèrent leur noyau urbain comme la capitale du Genevois Haut-Savoyard (Jouve 1994 : 39). Robert Borrel, pendant 30 ans de son mandat de maire, met en place les politiques ayant pour objectif d’individualiser l’agglomération d’Annemasse comme un système urbain cohérent. Robert Borrel nous explique ainsi dans un entretien :

« Pendant 30 ans, j’ai essayé de développer Annemasse de façon à ce qu’elle puisse être en dialogue avec Genève, et pas simplement en dépendance » (extrait d’entretien). Afin de renforcer l’autonomie de l’agglomération d’Annemasse, trois types d’actions sont mises en place. Premièrement, il s’agit des projets d’urbanisation visant à doter à Annemasse d’une structure urbaine, comme nous le raconte Robert Borrel :

« Annemasse n’avait pas de structure urbaine. Elle est bâtie sur un petit village avec des champs autour. Vous savez, quand on trace une ville sur les champs, on tente souvent de faire une espèce de rayonnement, des quadrilatères pour la desserte des parcelles qui viennent ensuite en desserte des immeubles. [On a fait] Tout ça sans plan d’ensemble, et sans cohérence architecturale. Donc mon premier travail quand je suis arrivé comme maire d’Annemasse 1977, c’était de créer un Atelier d’urbanisme dans lequel j’ai fait travailler des architectes privés, en même temps des techniciens publics pour essayer de dessiner la ville. Dessiner la ville, c’est lui donner une structure. C’est-à-dire qu’il faut que les gens, vu d’avion, aient certaines notions géométriques de la ville. Il y a des ronds dans les remparts, il y a des allées le long des routes…Et à Annemasse, on a un système dans lequel l’espace est très étroit. Donc il faut voir ça dans les deux dimensions : comment est-ce qu’on les structure physiquement pour que les gens aient à la fois la densité et un certain nombre d’espaces de respiration ? Il faut

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Elle regroupe aujourd’hui 12 communes, dont la ville d’Annemasse est le cœur en comptant environ 80 000 habitants.

aussi travailler sur la dimension verticale pour voir à quelle hauteur on construit, c’est aussi problématique. Donc c’est la première chose que j’ai faite : dessiner la ville en gardant un peu ce qu’il y a à garder : quelques églises, quelques bâtiments anciens, mais il n’y en a pas eu beaucoup. Ça a été la première structuration de la ville » (extrait d’entretien).

En même temps, au niveau de transports, « Il s’agit de renforcer le caractère urbain

d’Annemasse tout en passant sous silence le fait que la structure même de ce réseau révèle parfaitement son irrésistibles dépendance envers Genève » (Jouve, 1994).

Deuxièmement, pour développer les « caractères » d’Annemasse, Robert Borrel essaie de convaincre certaines institutions françaises de s’installer à Annemasse afin d’augmenter l’importance de la ville et d’améliorer son image.

Enfin, plus récemment, l’agglomération d’Annemasse fait des efforts pour développer des équipements :

« J’ai essayé de développer des éléments importants d’urbanisme pour donner à Annemasse plus de caractères. Mon successeur est aujourd’hui en train de construire un certain nombre des choses qui avaient été prévues : grande place, grand quartier d’affaires, etc., qui permettent à Annemasse d’avoir une certaine autonomie, une certaine indépendance [par rapport à Genève]. Parce qu’on ne peut pas dialoguer si l’un [Genève] a tout et si l’autre [Annemasse] n’a rien, c’est pas possible. Il faut avoir un minimum. Et aujourd’hui, un certain nombre de choses ont été reprises par l’agglo [Annemasse Agglo]. Donc je continue de mettre en place des équipements. Et un des plus importants c’était une Cité de la Solidarité internationale. Nous essayons d’avoir, comme à Genève, un certain nombre d’organisations internationales. Genève était d’accord d’ailleurs de nous permettre d’avoir des étudiants, d’avoir des jeunes. Et nous mettons aussi en place un certain nombre de formation. En particulier, on vient d’installer à Annemasse un organisme qui s’appelle « Bio Force », qui est un organisme de formation pour tous les métiers de la coopération internationale.» (extrait

d’un entretien auprès de R. Borrel).

Cependant, il convient de souligner qu’à l’époque, les élus locaux français ont une capacité d’agir assez limitée.