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La théorie d’Erhard Friedberg sur les organisations

1. Introduction générale

1.6 L’approche théorique

1.6.1 La théorie d’Erhard Friedberg sur les organisations

Le choix d’une référence principale

Si nous allons au recours à la sociologie des organisations, c’est parce que nous considérons que la coopération transfrontalière franco-valdo-genevoise s’inscrit bien dans le champ d’études de la discipline. Avant de présenter les éléments théoriques dont nous nous servirons, il n’est pas inutile de survoler l’émergence et l’objet d’études de la discipline.

Les organisations sont un phénomène familier de la vie sociale. Nous pouvons observer différentes formes d’organisation, ou l’ordre social partout, comme Jean G. Padioleau (1986 : 17) écrit si bien :

« L’ordre social ? Nous le rencontrons sans répit dans le ronron et dans l’extraordinaire de la vie quotidienne : les jeux enfantins et les rapports amoureux, les transactions commerciales ou les affaires judiciaires, le fonctionnement des collectivités qu’il sied, aujourd’hui, d’appeler « organisations » (églises, maisons closes, entreprises, clubs de pocker, bureaucraties d’Etat, camps de nudistes, etc.) ».

De nombreux sociologues se trouvent devant un langage commun : « Pourquoi les rapports

entre les acteurs sociaux ne se manifestent-ils pas dans un univers de chaos, où tout, c’est-à-dire n’importe quoi, pourrait survenir ? » (Padioleau, 1986 : 22). On peut encore citer T. Parsons qui dit ainsi à ses étudiants de Harvard :

« L’existence banale de l’ordre ne veut pas dire qu’il soit en quelque sorte « naturel ». Le problème est d’expliquer son maintien. […] le remarquable dans l’ordre social ne réside pas dans son degré de perfection mais dans le simple fait qu’il puisse durer à un niveau raisonnablement tolérable » (cité par Padioleau, 1986 : 22).

En d’autres termes, ils considèrent que les organisations ne vont pas de soi. Donc, comprendre les organisations, c’est essentiel pour comprendre la société contemporaine qui doit faire face à des mouvements comme l’individualisation.

Pourtant, il faut attendre l’après Seconde Guerre mondiale, aux Etats-Unis, pour que les chercheurs mettent l’organisation au premier plan des analyses (Ballé, 1990 ; Lafaye, 1996). La pensée sur les organisations se développe à partir d’une interrogation sur la bureaucratie dont Max Weber est l’initiateur (ibid.). Dans les années 1940-1950, les travaux de Weber trouvent un véritable écho. Depuis, ce courant de pensée devient une discipline à part entière aux Etats-Unis. Partant des travaux empiriques, la sociologie des organisations considère qu’il n’y a pas de vie sociale sans un minimum d’organisation(s) (Lafaye, 1996 : 7). La sociologie des organisations a pour objet de comprendre la rationalisation des acteurs, les règles ainsi que la logique de fonctionnement de la vie collective et des formes de coopération auxquelles elle donne lieu (ibid.). En France, l’étude des phénomènes des organisations prend son essor vingt ans plus tard avec les recherches menées par Michel Crozier (Lafaye, 1996 : 9). Mais, la sociologie des organisations n’y a pas une ampleur similaire (Ballé, 1990). En 1961, le Centre de sociologie des organisations (CSO), un laboratoire en sciences sociales, est créé par Crozier. A l’origine de l’école française de sociologie des organisations, le CSO se penche sur les régulations publiques et privées, marchandes et non-marchandes à partir de recherches

portant sur les organisations, les marchés et les groupes professionnels35.

Parmi les ouvrages publiés par le CSO, nous nous référons essentiellement à l’ouvrage

d’Erhard Friedberg36 publié en 1993, Le Pouvoir et la Règle : Dynamiques de l’action

organisée, traitant de la sociologie de l’action organisée. Ce choix peut être expliqué par multiples raisons.

Premièrement, cet ouvrage nous fournit des outils et des méthodes d’analyses convenables. La

contribution principale de Friedberg à l’analyse des organisations est le développement systématique d’un cadre théorique et d’une démarche méthodologique pour l’étude de l’action

organisée37. Dans L’Acteur et le système (1977) et plus récemment son ouvrage personnel Le

Pouvoir et la Règle (1993), il élabore progressivement un modèle théorique général de

l’organisation comprise comme un « processus toujours politique de construction et de

maintien d’ordres locaux ou partiels », autrement dit, comme une structure d’interaction relativement ordonnée entre des acteurs individuels et collectifs liés par de l’interdépendance

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Site d’Internet du CSO : http://www.cso.edu

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E. Friedberg, sociologue français d’origine autricheinne, est collaborateur de Crozier. Les deux auteurs ont publié en 1977 « L’acteur et le système ». Etant successeur de Crozier, Friedberg a dirigé le CSO pendant 15 ans (jusqu’en 2007). Pour plus d’informations sur l’auteur, voir le site d’Internet du CSO.

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stratégique38. Par rapport à des autres ouvrages de la sociologie des organisations structurés à

partir des analyses de terrain précises, Le Pouvoir et la Règle nous permet d’avoir plus de

liberté d’interpréter notre cas d’analyse.

Deuxièmement, cet ouvrage construit et mobilise des concepts fondamentaux de l’analyse de l’action organisée (acteur et sa rationalité, système, pouvoir, règle, jeu, etc.). La théorie présentée dans cet ouvrage nous parait relativement complète car elle couvre les aspects essentiels de la question de l’action organisée d’une manière générale. Notre thèse, n’étant pas une thèse en sociologie, s’inscrit dans le champ de l’urbanisme et l’aménagement qui implique ou doit encourager davantage des approches pluridisciplinaires. C’est pourquoi nous nous contentons de nous référer à cet ouvrage qui nous paraît suffisant pour construire nos analyses, au lieu de prendre des références sociologiques d’une manière exhaustive.

Troisièmement et enfin, cet ouvrage fait partie de la « culture » sociologique de notre laboratoire (Lab’Urba). Il suffit de souligner qu’un certain nombre de thèses soutenues (Nadia Arab, 2004, Irène Mboumoua, 2007, Joël Idt, 2009) et des enseignements (Alain Bourdin, Marie-Pierre Lefeuvre, etc.) se réfèrent d’une manière récurrente à cet ouvrage. Cela justifie la pertinence et l’importance de l’ouvrage dans la recherche en urbanisme et aménagement. Quant à notre thèse, nous nous servirons de la théorie d’E. Friedberg à deux niveaux : au niveau global, cette théorie nous permet d’avoir une culture générale de la sociologie des organisations. C’est-à-dire, avoir une sensibilité sur certains grands éléments à partir desquels questionne E. Friedberg sur l’organisation de l’action collective. Ainsi, nous allons organiser les chapitres d’analyses portant sur le passage de non-coopération à coopération entre Genève

et France voisine (c.f. chapitre 5), le mécanisme du jeu de pouvoir (c.f. chapitres 6, 7) et la

régulation (c.f. chapitre 8). A un niveau plus concret, nous allons mobiliser cette théorie pour

interpréter le jeu de pouvoir entre Genève et ARC (c.f. chapitre 6).

Les éléments de la théorie d’Erhard Friedberg

Nous présentons les principaux éléments théoriques de l’ouvrage d’E. Friedberg dont nous nous servirons dans les analyses.

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Individualisme méthodologique et acteur stratégique

Le courant de pensée développé par Michel Crozier et Erhard Friedberg s’appuie sur le

paradigme de l’individualisme méthodologique39 qui s’oppose à celui du structuralisme40.

Partant de ce fondement paradigmatique, E. Friedberg s’intéresse, comme Crozier, à des

stratégies mises en place par les acteurs au sein des organisations, au travers de la formation de relations et de jeux de pouvoir.

Dans la théorie d’E. Friedberg, l’acteur est considéré comme rationnel41 et stratégique. Il

s’agit d’un individu qui s’intéresse à son environnement, a des intentions et des réflexions, calcule et anticipe sans arrêt. Dans son ouvrage (1993), E. Friedberg précise ainsi la rationalité des acteurs :

« leurs conduites ne renvoient pas exclusivement à leur socialisation passée, mais également à la perception qu’ils ont des opportunités et des contraintes de leur contexte d’action, aux anticipations qu’ils formulent plus ou moins intuitivement sur les conduites de leurs partenaires/adversaires dans le jeu, et à leurs calculs qui se fondent sur la vision que les uns et les autres ont de leurs intérêts respectifs à plus ou moins long terme » ( Friedberg, 1993 : 210).

« Tous les individus d’un champ font constamment des hypothèses sur leurs partenaires, concernant leurs identités, leurs intérêts, leurs désirs, leurs projets, et, par conséquent, interprètent aussi sans cesse les indications que leur fournissent les comportements des autres pour pouvoir y répondre à leur tour, sachant que les autres font de même et que les autres savent qu’ils le font et qu’eux-mêmes savent qu’ils savent » ( Friedberg, 1993 : 198).

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Un des grands débats paradigmatiques en sciences sociales est autour de l’individualisme et l’holisme. Selon ce dernier, les propriétés des individus ne peuvent être comprises qu’en faisant appeler aux propriétés de l’ensemble auquel ils appartiennent. Ce paradigme s’oppose à l’individualisme méthodologique, selon lequel les phénomènes sociaux et collectifs doivent être expliqués à partir des actions des individus et de leurs interactions réciproques. En sociologie notamment dans le monde francophone, l’individualisme méthodologique constitue un paradigme important, autour duquel s’opposent l’école bourdieusienne, insistant sur le fait que les individus sont subordonnés aux structures sociales tout comme des jouets, et l’école boudonnienne qui renverse le raisonnement de l’holisme, en considérant que les phénomènes sociaux résultent des interactions entre individus.

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Ce paradigme relie la structure organisationnelle à un ensemble de facteurs externes. Il considère les acteurs comme marionnettes qui subissent le contexte extérieur.

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L’idée de l’acteur stratégique rejoint un terme cher à Padioleau (1986), l’homo sociologicus cognitif. Il semble donc bel et bien qu’aucun acteur d’un système (construit comme tel par l’analyse) ne peut y être sans intérêt (au sens large, et pas seulement économique) et sans enjeu.

Le système et le jeu

Nous voulons souligner deux concepts fondamentaux et instrumentaux dans la théorie d’E. Friedberg : celui de système et celui de jeu. Le premier insiste sur la relation étroite entre l’acteur et le contexte d’action qui fournit des ressources et contraintes. Le second se focalise plus sur l’interdépendance entre participants d’une coopération.

E. Friedberg considère que la rationalité stratégique de l’acteur est limitée et contingente.

Ainsi, la notion de « système » est utilisée comme « un instrument d’analyse permettant de

prendre au sérieux et d’utiliser la rationalité limitée et contingente des acteurs pour découvrir les propriétés et caractéristiques du contexte systémique d’où leur viennent leurs ressources et leurs contraintes » (Friedberg, 1993 : 223). Il faut souligner que cette notion est instrumentale sans vouloir impliquer des hypothèses substantives sur les propriétés et les limites de ce système. Comme l’explique E. Friedberg (1993 : 226),

« Elle n’implique pas non plus au départ l’existence d’une vision commune, d’un accord fondateur, d’une communauté d’intérêts entre les acteurs, pas plus qu’elle ne contient une liste ou une description a priori des acteurs. Elle revient simplement à la formulation d’un postulat de recherche ou, si l’on préfère, d’une hypothèse heuristique sur l’existence d’un minimum d’ordre et de régularité derrière l’apparent désordre des stratégies de pouvoir des acteurs individuels et collectifs placés dans une situation d’interdépendance stratégique dans un espace d’action donné. Et il revient justement au processus de recherche de démontrer l’existence de ce minimum d’ordre en reconstruisant empiriquement ses acteurs et leurs interdépendances, ses frontières, ses équilibres de pouvoir et ses effets ».

Un autre concept fondamental de la théorie d’E. Friedberg sur l’action organisée est celui de jeu. Elle implique qu’une action se déroule dans un contexte d’interdépendance stratégique.

« Les joueurs restent libres, mais doivent, pour faire avancer leurs intérêts, accepter les contraintes qui leur sont imposées, en attendant de pouvoir éventuellement les modifier dans un deuxième temps. Et les résultats du jeu n’auront pas été obtenus par une commande directe du comportement des participants, mais à travers l’orientation qui leur a été donnée par la nature et les règles du jeu que chacun joue et dans lequel ils continuent de poursuivre leur intérêt » (Friedberg, 1993 : 227).

La nature politique de la coopération

E. Friedberg insiste sur la nature politique de la coopération. Il écrit ainsi dans son ouvrage :

« L’interaction humaine, même dans des contextes d’action très structurés, est aussi et toujours politique, c’est-à-dire met en branle tous les phénomènes qu’on associe habituellement à l’action dans le champ politique. Elle est sous-tendue par des intérêts, par des intentions, voire par des stratégies, plus ou moins conscients, qui génèrent des rapports de force et qui s’ajustent par des négociations et par des marchandages, et la question de la légitimité y tient une place centrale » (Friedberg, 1993 :16-17).

D’après lui, la coopération n’a rien de naturel. Au contraire, elle résulte d’une construction sociale à partir d’une obligation ou d’une décision des acteurs (Friedberg, 1993 : 10 et 249). Il

est nécessaire de comprendre « l’ensemble des mécanismes empiriques par lesquels il est

stabilisé et qui permettent de construire la coopération et la coordination indispensables entre les initiatives, les actions et les conduites des différents participants. » (Friedberg, 1993 :10).

C’est-à-dire, comprendre l’organisation de l’action collective, c’est d’analyser les raisons pour lesquelles les acteurs sont obligés ou décident de coopérer, les conduites des différents

acteurs, ainsi que la régulation. Nous allons organiser nos analyses autour de ces trois points

d’interrogation.

Le pouvoir comme un instrument d’analyse

L’une des originalités de cet ouvrage d’E. Friedberg consiste à conférer au concept de pouvoir

la place centrale dans l’analyse des organisations et de l’action organisée. En définissant le

pouvoir comme « l’échange déséquilibré de possibilités d’action » (Friedberg, 1993 : 113),

l’auteur considère que le pouvoir n’est pas un phénomène anormal, pathologique et malsain.

Mais il s’agit d’« une dimension irréductible et donc parfaitement « normale » des rapports

humains au travail, qu’ils soient harmonieux ou conflictuels » (Friedberg, 1993 : 254).

D’après lui, « Toute structure d’action collective, donc tout système d’action concret, se

constitue comme un système de pouvoir » (Friedberg, 1993 : 251). Ainsi, le système d’acteurs que nous allons analyser dans un contexte transfrontalier peut et doit être considéré comme un système de pouvoir.

La relation de pouvoir constitue une relation d’échange négocié de comportements ou de possibilités d’actions. D’après E. Friedberg, la conduite d’une relation de pouvoir renvoie à deux niveaux de rationalité de l’action : rationalité « instrumentale » ou « économique » et rationalité « politique ». E. Friedberg définit ainsi les deux rationalités (Friedberg, 1993 : 124-125) :

- La rationalité économique peut être définie comme la tentative d’ego d’obtenir d’alter

le ou les comportements nécessaires pour la réussite de ses propres projets.

- La rationalité politique signifie la tentative d’ego de structurer l’échange de manière à

essayer de manipuler en sa faveur les règles du jeu.

Ainsi, au sein d’un jeu, il existe donc l’échange économique et l’échange politique qui sont étroitement liés. En effet, les deux niveaux d’échange reposent sur des ressources. Concernant l’échange économique, les joueurs échangent des ressources ou des comportements sur une

base de donnant-donnant, sans inclure dans leur échange les règles du jeu qui le

structurent. Quant à l’échange politique, les joueurs échangent toujours des ressources ou des comportements dont l’objectif est de structurer le jeu, ou plus précisément l’échange économique d’une manière à obtenir un maximum de ressources ou comportements des autres nécessaires pour réaliser leurs propres projets.