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Choix méthodologiques et démarche générale de la thèse

4. L’analyse des données

1.1. Le refus d’une position tranchée : une posture aménagée

Dans le cadre d’une recherche, le positionnement du chercheur précise l’essence de la réalité observée (son ontologie) et la relation entre la théorie et cette réalité (son épistémologie) (Koenig, 1993). Au-delà d’une simple démarche de « mise en conformité » avec des paradigmes établis, le « choix » de ce positionnement mobilise le chercheur dans son ontologie propre. Or, le choix de ce positionnement s’est révélé particulièrement difficile en raison d’un manque de cohésion générale à un paradigme particulier. De ce fait, nous souhaitons décrire nos propos concernant la nature de la réalité étudiée, comparaison faite avec les quatre paradigmes : positiviste, interprétativiste, constructiviste et critique56. Cette réflexion nous a orienté vers une posture « aménagée » (Huberman et Miles, 1991, p. 31). Tout d’abord, nous considérons la mise en œuvre d’une technologie dans une perspective socio-technique, c’est-à-dire comme le fruit des interactions entre les acteurs et la technique. Or, l’approche positiviste ne permet pas d’envisager ce double point de vue. En effet, les chercheurs positivistes souhaitent découvrir une réalité objective, extérieure aux acteurs (Giordano, 2003). Par ailleurs, nous ne pouvons décemment postuler une objectivité et une

56 La recherche dite « critique » est souvent moins utilisée par les chercheurs. Cependant en systèmes

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extériorité totales, même de principe, entre l’objet de recherche et nous-même, puisque la problématique et les données recueillies sur le terrain ont été redéfinies et affinées au fur et à mesure de notre propre perception des phénomènes observés et des liens trouvés dans la littérature57.

Ensuite, à l’opposé de la perspective critique, notre recherche ne vise pas à permettre aux acteurs de développer leurs opportunités et de se réaliser en cherchant à supprimer ou transformer les conditions de statu quo (Avison et Myers, 2002). Elle cherche à fournir une compréhension des phénomènes observés.

Aussi, dans la perspective constructiviste, acteurs et chercheurs co-construisent le projet de recherche (Giordano, 2003, p. 23). Or, la co-construction n’a pas eu lieu dans notre recherche, même si les interactions avec les acteurs ont été fortes. En effet, nous avons emprunté un rôle de chercheur participant dans nos deux terrains de recherche (Cf. point 2.3.1.). Dans une certaine mesure, nous avons donc participé à la réalisation du projet, sans pour autant le « co- construire » avec les acteurs.

Enfin, pour les interprétativistes, le caractère privilégié de la production de connaissance se fonde sur la recherche de compréhension. La connaissance ne consiste pas à expliquer la réalité mais à « la comprendre au travers des interprétations qu’en font les acteurs » (Perret et Séville, 2003, p. 23). De plus, la recherche interprétative en système d’information « vise à produire une connaissance du contexte des systèmes d’information et des processus par lesquels le système d’information influence et est influencé par le contexte58 » (Walsham, 1993, pp. 4-5). Dans cette optique, le chercheur est amené à privilégier une démarche de recherche contextualisée (Walsham, 1993, 1997 ; Allard-Poesi et Maréchal, 2003 ; Klein et Myers, 1999). Il semblerait donc que la posture interprétative soit la plus proche de notre objet de recherche. Or, notre démarche compréhensive consiste aussi à mettre en évidence des faits, permettant d’appréhender le déroulement des projets étudiés.

Toutefois, il nous faut aller plus loin dans ces développements ontologiques au regard du cadre conceptuel élaboré et donc de la connaissance scientifique produite. En effet, notre cadre conceptuel repose sur les fondements de l’approche de l’acteur-réseau (ANT). Nous n’utilisons pas seulement cette approche comme modèle de collectes de données et méthodologie descriptive, à l’instar de la grande majorité des chercheurs interprétatifs en système d’information (Walsham et Sahay, 1997 ; Monteiro et Hanseth, 1996 ; Sarker et al.

57 Cette redéfinition de la problématique est retracée et détaillée à travers la présentation du processus de notre

recherche en conformité avec le principe dialogique de Morin (1989) au point 1.3.

58 « aimed at producing an understanding of the context of the information system and the process whereby the information system influences and is influenced by its context » (Walsham, 1993).

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2006) mais également comme modèle de compréhension des relations entre technologie et organisation.

En effet, nous souhaitons puiser toute la puissance interactionniste et compréhensive qu’offre l’ANT aux chercheurs en systèmes d’information : « l’adoption de l’ontologie de l’ANT offre une opportunité pour les chercheurs en SI dans la mesure où le focus porte sur les natures alternatives des technologies, des acteurs et de leurs interactions59 » (Cordella et Shaikh, 2006, p. 18). Or, l’essence de l’ANT pose l’argument de la co-définition et co-évolution des objets et des humains, et considère donc la réalité comme un phénomène émergent. La réalité émerge à travers les interactions d’actants variés (la technologie et les hommes) (Latour, 1989). Dès lors, elle s’oppose aux fondations ontologiques de l’interprétativisme (Cordella et Shaikh, 2006) selon lesquelles la réalité est le résultat du processus d’interprétation des acteurs et n’existe que dans les actes d’interprétation (Walsham, 1995). Si pour l’interprétativisme la réalité est créée dans l’esprit des individus, pour l’ANT elle émerge en dehors d’eux.

C’est pourquoi, notre recherche s’inscrit davantage dans une ontologie proche de l’ANT selon laquelle la réalité émerge en dehors de l’esprit des acteurs et en fonction de leurs interactions et associations. En effet, l’étude s’attache à comprendre la mise en œuvre de projets technologiques en rendant compte des interactions des acteurs entre eux et avec la technologie, afin de déceler les raisons de l’échec pour le prestataire privé dans un cas et sa réussite dans un autre. Cette compréhension passe par l’élaboration d’une analyse réticulaire (Cf. Conclusion de la première partie) afin de décrire le plus précisément possible des faits tels qu’ils se sont produits.

Ainsi, nous rejoignons Cazal (2007), pour qui l’ontologie de l’ANT n’est pas un obstacle en gestion. En effet, Latour (1991) s’inscrit dans un « relativisme relativiste » (Latour, 1991, p. 153) qu’il définit (de façon plus ou moins explicite) de la façon suivante : « les universalistes définissaient une seule hiérarchie. Les relativistes les égalisaient toutes. Les relativistes relativistes, plus modestes et plus empiristes, montrent à l’aide de quels instruments et de quelles chaînes l’on crée des asymétries et des égalités, des hiérarchies et des différences » (ibidem, p. 153). Cazal (2007) nous éclaire sur cette position en expliquant que « le relativisme relativiste » de Latour (1991) pose que « les entités ne peuvent être fixées a priori, mais leur « réalité » ne peut faire l’objet de débats, qu’il s’agisse d’humains ou de non- humains » (ibidem, p. 5). Il s’agit en fait de reconnaître que différents points de vue sont valables sur un phénomène, que les mises en relation sont plus fécondes que l’établissement

59 « The adoption of the ANT ontology thus gives rise to an opportunity for research in IS in where the focus is on these alternative natures of technology, people and their relationship » (Cordella et Shaikh, 2006, p. 18).

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de catégories bien tranchées « autant de positions qui ne sont pas inconnues en sciences de gestion et pour lesquelles par exemple, Morgan (1989) a depuis longtemps plaidé » (Cazal, 2007, p. 5). Ainsi, pour Latour (1999), la réalité ne parle pas d’elle-même mais différents porte-parole s’en chargent. La question de l’existence de la réalité découle directement de « l’étrange invention d’un monde ‘extérieur’ » (ibidem, p. 10). Latour (2003) rejette ainsi le choix d’une position tranchée visant à réduire le problème à l’alternative : « soit c’est réel, soit c’est construit60 » (Latour 2003). Selon l’auteur, seules des impasses s’offrent au chercheur : ni le naturalisme strict (le positivisme, pour renvoyer à des catégories plus usuelles en gestion), ni le constructivisme strict (pas de réalité, que des constructions, ce qui risque de conduire à des formes d’illusionnisme) ne sont tenables. Pour Cazal (2007), « Latour invite seulement à faire table rase de la version standard du positivisme, bien développée en sciences de gestion » (ibidem, p. 12).

Dans cette perspective, notre choix d’une posture aménagée est marqué par l’alternance : le refus d’un positivisme pur, tout en attachant une importance aux faits et à l’émergence d’une réalité qui peut être extérieure aux individus car émergente de leurs interactions avec leur environnement (Latour, 1991). Par ailleurs, cette posture ne remet pas en cause l’importance des perceptions et des représentations des acteurs pour notre recherche. Comme le relève Miles et Huberman (2001), les perceptions sont « cruciales » pour la compréhension des phénomènes. Ainsi, nous nous attachons tant au vécu des acteurs du terrain, leurs interprétations et perceptions, qu’aux faits émergeant des interactions des acteurs entre eux et avec la technologie. C’est pourquoi, notre projet de recherche s’inscrit dans une posture « aménagée » dans le prolongement de nombreux travaux (David et al., 2000 ; Martinet, 1990 ; Miles et Huberman, 2003 ; Latour, 1991) qui se réclament de positions aménagées ou multi-paradigmatiques. Plus précisément, nous rejoignons la perspective intégrative de Miles et Huberman (2003) dite de « positiviste aménagé61 ».

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