• Aucun résultat trouvé

Vers l’approche de l’acteur-réseau

2. Les perspectives interactionnistes

2.2. Le modèle SCOT : entre interactionnisme et excès de sociologisme

L’approche socio-constructiviste, connue également sous le nom de « modèle SCOT » (Pinch et Bijker, 1984, 1987) est née dans les années 1980 grâce aux sociologues des techniques Bijker, Hughes et Pinch (1987/1989) et Bijker et Law (1992). Ce modèle marque véritablement le point de passage entre les approches causalistes déterministes et les approches interactionnistes, dans la mesure où les chercheurs interactionnistes y ont puisé une partie de leurs concepts pour ensuite les affiner.

Le modèle SCOT est un modèle multidirectionnel où les objets techniques sont façonnés par le jeu d’interactions qui se déroulent entre l’ensemble des groupes sociaux impliqués dans leur mise en œuvre. Les développements de leur modèle ont été illustrés par l’exemple de la bicyclette à grande roue ou encore «Grand-Bi».

La synthèse du modèle SCOT que nous présentons ici, s’avère plus approfondie que celle des deux précédents modèles (le modèle socio-technique et la sociologie de l’innovation de Alter), et ce pour deux raisons : la première est que ce modèle a été envisagé par les chercheurs comme un courant de pensée fondateur dans l’étude de la relation technologie/organisation (Orlikowski, 1992, 1996). La philosophie générale et ses principaux concepts ont été à la source de nombreuses recherches dans le domaine des systèmes

Chapitre 1. Vers l’approche de l’acteur-réseau

d’information (Boland et Hirsheim, 1987 ; Orlikowski, 1992, 1996, 200015 ; Walsham, 1993 ; Rowe, 2002). La seconde raison tient au fait qu’une partie de ses fondements sont partagés, repris et approfondis par les chercheurs à l’origine de la théorie de l’acteur-réseau qui, rappelons-le, constitue le cadre théorique principal de notre recherche.

2.2.1.

Ses concepts ou les fondations des approches interactionnistes

La présentation de ce modèle s’organise autour de deux principaux concepts : l’innovation en tant que processus indéterminé et non linéaire et la flexibilité interprétative. Pour chacun de ces deux concepts, en plus de les expliciter, nous les relierons aux préceptes de la théorie de l’acteur-réseau et aux travaux menés par d’autres chercheurs (Orlikowski, 1992, 1996, 2000).

 Le processus d’innovation : indétermination et absence de linéarité

Pour Bijker et Pinch (1987), la linéarité d’un processus d’innovation n’existe pas dans les faits, elle provient uniquement du discours des acteurs. Cette linéarité est due en partie, à la distorsion historique qui intervient quand les acteurs retracent a posteriori le déroulement du processus. Dans les faits, l’innovation, comme la technologie est le résultat d’un processus de négociations et de débats entre les diverses parties prenantes. En effet, au fur et à mesure de la conception et donc de l’évolution de l’artefact (« les variations »), les acteurs sont amenés à opérer des choix technologiques (« les sélections »). Les résultats de ces choix sont le fruit de négociations et de controverses entre les acteurs, et plus précisément entre des groupes d’acteurs que les auteurs identifient comme des « groupes sociaux pertinents16 ».

Ici, les interactions entre les acteurs et leurs influences sur la technologie sont pleinement prises en compte. Les grandes relations de causalité prédominantes dans les approches déterministes, sont remplacées par les interactions locales et multiples entre différents groupes d’acteurs et entre ces groupes et l’artefact technologique. Les auteurs insistent donc sur le fait qu’il est difficile de déterminer a priori la forme que prendra la technologie ainsi que ses conséquences, puisqu’elle est le produit d’une constitution mutuelle entre les dimensions sociales et techniques. On est ici déjà très proche de la perception de l’innovation selon la théorie de l’acteur-réseau, fruit des controverses et des compromis socio-techniques.

15 La grande majorité des articles de Orlikowski (1992, 1996, 2000) rappelle en introduction le rôle de cette

approche « de la construction sociale ».

16

Chapitre 1. Vers l’approche de l’acteur-réseau

 La « flexibilité interprétative » : la conception envisagée comme un processus ouvert

Les auteurs du modèle SCOT ont été les premiers à révéler le concept de « flexibilité interprétative » qui permet de comprendre que le fonctionnement ou non de l’artefact, ne dépend pas seulement de l’artefact lui-même (il peut être parfait d’un point de vue technique) mais aussi de la signification qui lui est attribuée par les acteurs. Bijker et Pinch (1987), nous apprennent que la conception d’une technologie est un processus ouvert qui peut produire différents résultats en fonction des circonstances sociales du développement : « ce concept ne signifie pas seulement que les acteurs peuvent interpréter la technologie de différentes façons, mais également que le processus de conception est flexible » (Bijker et Pinch, 1987, p. 40). Ce concept sera repris et affiné par de nombreux auteurs (Orlikowski, 1992 ; Kakola, 1995 ; Sahay et Robey, 1996 ; Doherty et al., 2006). Il constitue d’ailleurs une des pierres angulaires du modèle structurationnel de Orlikowski (1992). Cependant, leur flexibilité interprétative ne possède pas la même temporalité. En effet, pour Bijker et Pinch (1987), la flexibilité interprétative ne dure que pendant la phase de développement de la technologie17, alors que pour Orlikowski (1992), cette flexibilité se prolonge après le développement, c'est-à-dire pendant la phase d’usage de la technologie. Pour Law et Callon (1992) cette flexibilité interprétative est davantage liée à l’artefact, elle est sa capacité à « représenter différentes choses pour différents acteurs18 » (ibidem, p. 24).

Afin de rendre compte et de comprendre cette flexibilité interprétative, les auteurs du modèle SCOT ont préconisé aux chercheurs, d’identifier les différents groupes d’acteurs qui gravitent autour de la technologie et les significations spécifiques que chacun de ces groupes donne à l’artefact. Ils ont alors développé le concept de « groupes sociaux pertinents », à partir du principe que « tous les membres d’un certain groupe social partagent les mêmes significations, attachées à des artefacts spécifiques » (ibidem, 1987, p. 30). Par la suite et en réponse aux critiques de Winner (1993) relatives à la difficulté d’identifier la formation des significations d’un groupe à l’autre et leurs représentations partagées (Winner, 199319), Bijker (1993) développe le concept de cadre technologique. Ce concept s’inscrit dans le cadre de son

17 C’est ce que les auteurs illustrent d’ailleurs avec le concept de « stabilisation », qui est un processus de

diminution progressive de la flexibilité interprétative. En d’autres termes, avec la stabilisation, un ou plusieurs groupes sociaux pertinents sont parvenus à imposer leurs propres interprétations de la technologie aux autres. Pinch et Bijker (1987) identifient deux méthodes de stabilisation, chacune permettant à sa manière de faire en sorte que les problèmes ne se posent plus pour aucun groupe : la « stabilisation rhétorique » et la « stabilisation pratique ». Avec la stabilisation rhétorique, un des groupes affirme qu’il n’existe pas de problème. Le problème n’est pas résolu mais il disparaît aux yeux des groupes concernés, grâce à des effets de discours. Quant à la stabilisation pratique, elle consiste en la redéfinition du problème et de sa solution.

18 « different things to different actors » (Law et Callon, 1992, p. 24).

19 Cette critique du modèle SCOT s’inscrit en parallèle d’autres reproches émis par les chercheurs concernant

Chapitre 1. Vers l’approche de l’acteur-réseau

nouveau modèle le TCOS (Technical Construction Of Society). Le cadre technologique fait référence aux schèmes cognitifs partagés par plusieurs individus qui les incitent à développer des interprétations communes de la technologie. Ce cadre permet de définir pour chaque individu, ce qu’est un problème pertinent de ce qui n’en est pas un et les exigences d’une bonne solution. Il n’est pas statique mais dynamique, puisque son contenu se modifie au travers des interactions des acteurs

2.2.2.

Apports et limites du modèle SCOT

Ce modèle permet de dépasser les visions linéaires et déterministes de la technologie en identifiant les interactions entre les acteurs et avec la technologie. L’élément le plus novateur dans les travaux de Bijker et Pinch (1987, 1993) est selon Akrich (1993) et Vinck (1995), le dépassement de la coupure traditionnelle entre conception et usage. Son intérêt majeur est d’avoir contextualisé les relations entre la technologie et le système social.

Toutefois, ce modèle présente des limites qui ont été à la source du détachement des chercheurs. Nous en avons identifié trois. Elles freinent sa mobilisation dans le cadre de notre recherche.

Tout d’abord, le modèle SCOT privilégie la tendance sociale par rapport à la dimension matérielle (Orlikowski, 1992). A ce titre, Flichy (1995) parle « d’excès de sociologisme ». Les choix techniques semblent se résumer à des choix sociaux et la technologie en tant que telle, avec ses propriétés structurantes, semble avoir disparu des travaux de SCOT (Orlikowski et Robey, 1991).

Ensuite, selon cette approche, tous les groupes sociaux en présence sont finalement égaux et possèdent la même marge de manœuvre. Ce concept est critiquable car il occulte les relations de pouvoir et les inégalités existantes entre les groupes et notamment entre les concepteurs et les usagers. Comme le souligne Flichy (2003), concepteurs et usagers ne participent pas de la même façon à la construction sociale de l’artefact. S’il existe bien une négociation socio- technique dans la conception et l’usage de l’artefact, ces deux négociations ont des caractères spécifiques : les concepteurs intègrent dans l’objet des représentations qu’ils se font des usages et les usagers négocient avec une machine qui leur offre des potentialités d’usage. Or, ces potentialités ne sont modifiables qu’en partie : « dans un cas on négocie avec des représentations, dans un autre avec un objet » (Flichy, 2003, p. 90).

Enfin, les auteurs du modèle SCOT considèrent la technologie comme une boîte noire lors de sa diffusion. Cette dernière limite est d’ailleurs largement comblée par les travaux de Orlikowski (1992, 2000) selon lesquels la technologie n’est jamais achevée à l’issue de la

Chapitre 1. Vers l’approche de l’acteur-réseau

phase de développement. Les recherches d’Orlikowski s’inscrivent dans les travaux structurationnistes, que nous proposons de présenter dans le point suivant.

Le tableau ci-dessous (Cf. Tableau 3) reprend les apports et limites du modèle au regard de notre recherche.

Tableau 3 : Apports et limites du modèle SCOT à la compréhension des projets de mise en œuvre de TI

Les apports Les limites

• la technologie se construit à travers les interactions

• le processus de conception dépend des

interprétations de différents groupes d’acteurs et de l’environnement du moment

• la coupure entre conception et usage est fictive

• excès de sociologisme

• l’égalité des groupes sociaux pertinents

• la technologie est censée se stabiliser après son implémentation

Outline

Documents relatifs