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Le reflet de l’ambivalence de la loi de séparation

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 33-36)

Chapitre 1 Laïcité carcérale

1. Une laïcité pragmatique et ouverte

1.2. Le reflet de l’ambivalence de la loi de séparation

Cette conception restrictive de la laïcité est oublieuse de l’ambivalence fondamentale d’une loi de séparation fondée sur une fiction légale de cécité religieuse. Comme le rappelle Danièle Lochack, cette indifférence est toute relative :

« La laïcité, principe de tolérance, est un même temps un principe d’indifférence : indifférence de l’État aux croyances individuelles, qui ne doivent entraîner aucune discrimination entre les citoyens, mais indifférence également aux institutions confessionnelles que l’État doit désormais ignorer et dans les affaires desquelles il n’a plus à intervenir sous aucune forme, en vertu du principe de séparation des Églises et de l’État. Un examen attentif des rapports entre l’État et les institutions religieuses montre cependant qu’ils sont infiniment plus complexes et subtils que la présentation traditionnelle ne le laisse supposer. » (1992, p. 9)

Si elle met un terme au régime concordataire fondé sur le principe de reconnaissance et de financement des cultes (art. 2), la loi de 1905 n’en exonère pas l’État de ses obligations de garant du respect de la liberté de conscience et de religion. La loi dispose ainsi en son article premier que la « La République assure la liberté de conscience. Et garantit le libre exercice des cultes sous réserve des impératifs relatifs à l’ordre public. » Séparation et neutralité n’impliquent donc pas absence de contact ni de coopération, ce que révèle le type de rapports existant entre l’administration pénitentiaire et les acteurs religieux, sans parler de la manière dont elle se doit de prendre en compte les droits des détenus en matière religieuse. La prison compte en effet parmi ces établissements publics dans lesquels la liberté des administrés est limitée. Or, la loi dispose qu’en de tels cas c’est à l’État qu’incombe l’organisation, en coopération avec les institutions religieuses, du libre exercice du culte. Elle rend aussi possible la prise en charge des dépenses des services nécessaires en la matière. La loi a ainsi expressément prévu, par dérogation aux principes généraux qu’elle définit, que les budgets des personnes publiques peuvent financer les services d’aumônerie afin d’assurer « le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ». C’est donc là une exception aux principes généraux de la loi 1905 qui singularise la laïcité pénitentiaire, laquelle se réfère juridiquement non seulement à la Constitution et à la loi 1905 mais aujourd’hui à la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 (art. 26), à la Convention européenne des Droits de l’Homme (notamment son article 9), et aux règles pénitentiaires de 2006

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Le Code de procédure pénale, en conformité avec ces principes juridiques, définit précisément les conditions dans lesquelles s’exerce l’accès au culte et dans lesquelles elle peut satisfaire aux exigences de la vie religieuse, morale ou spirituelle des personnes dont elle a la charge (CPP, article R. 57-9-3).

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Culte et religion dans le CPP

La section intitulée « De l’assistance spirituelle » du CPP comprend plusieurs articles relatifs à l’organisation de la pratique religieuse. La plupart concernent l’agrément des aumôniers titulaires et de leurs auxiliaires, leurs actions (rôle cultuel, spirituel et moral) et les rapports entre les détenus et les aumôniers (droit d’information, droit de visite, droit à une correspondance sous pli fermé). D’autres visent de manière plus générale les aspects touchant à la vie religieuse du détenu. L’article R.57-9-3 dispose que « chaque détenu doit pouvoir satisfaire aux exigences de sa vie religieuse morale et spirituelle ». Il peut, à ce titre, être autorisé à participer aux offices ou réunions organisées par les personnes agréées à cet effet. L’article R.57-9-7 autorise le détenu à recevoir et garder en sa possession des objets liés au culte ainsi que des livres nécessaires à sa vie spirituelle. Ces articles sont complétés par d’autres relatifs notamment au droit du détenu à être informé des modalités d’organisation de la vie religieuse dans l’établissement à son arrivée ou encore à ses droits en matière de pratique religieuse en cas de mesure disciplinaire. Le CPP prévoit (Art. D- 354 du CPP) également que l’alimentation doit « dans la mesure du possible tenir compte de leurs convictions philosophiques ou religieuses ». L’article R 57-6-18 propose enfin un règlement intérieur type qui fait quelques références à la religion. Le règlement intérieur type, tel qu’il figure dans le dernier CPP, est nettement plus complet. Il contient des articles relatifs à l’alimentation et son article 18 sur l'assistance spirituelle réfère aux articles du CPP en matière d’organisation de l’assistance spirituelle. Il précise en outre que « chaque personne détenue peut exercer le culte de son choix, à titre individuel dans sa cellule ou collectivement dans les salles prévues à cet effet, en présence des intervenants d'aumônerie ». Y est ajouté un développement sur la réglementation concernant les vêtements « religieux » dont le port « est interdit dans les lieux à usage collectif, à l'exception de la salle de culte. Les vêtements et objets de culte doivent être transportés dans un sac de la cellule à la salle de culte ».

L’une des expressions sans doute les plus surprenantes de cette singularité carcérale réside dans la forme de collaboration existant entre les pouvoirs publics et les autorités religieuses compétentes en matière d’agrément des aumôniers2. Danièle Lochak y voit :

« (…) la conséquence inéluctable du statut hybride des aumôniers, à la fois agents publics et représentants de leur Eglise – on pourrait même dire : agents publics en tant que représentants de leur église. Cette double qualité se reflète dans leur mode de recrutement, qui fait intervenir simultanément les deux autorités religieuse et administrative : l’administration ne peut nommer un aumônier qu’après avoir consulté les autorités religieuses compétentes et elle doit mettre fin à ses fonctions lorsque les autorités religieuses dont il relève lui retirent son habilitation. Le renvoi de l’ordre étatique à l’ordre institutionnel va, comme on voit, très loin, puisque les autorités étatiques en sont réduites à aligner leur position sur celles des autorités religieuses. Paradoxale, voire choquante à première vue au regard du principe de séparation comme au regard du principe de primauté étatique, la solution est pourtant dictée par le bon sens : comment un aumônier pourrait-il le rester, et donc prétendre représenter un culte, si ce culte a cessé de le tenir pour son représentant ? » (1992, p. 12)

1.3. La singularité de la laïcité carcérale au regard de la laïcité scolaire et hospitalière La laïcité pénitentiaire présente un net contraste avec la laïcité scolaire, qui s’est, elle, largement construite comme une laïcité d’abstention. Dès les années 1880 avec les lois Ferry (1881-1882) et Goblet (1886) (c’est-à-dire une vingtaine d’années avant la loi de 1905), les programmes, les espaces et les personnels sont sécularisés. Même si les faits religieux ont

2 La procédure de nomination (et selon un parallélisme des formes, celle de sa possible révocation) montre que l’aumônier doit jouir d’une « double confiance » (Dole, in Messner et al., 2003, p. 1011), celle de son autorité religieuse et celle de l’autorité administrative. Cela vaut également pour les aumôniers des hôpitaux et de l’armée.

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toujours été présents dans les contenus d’enseignement tant en histoire qu’en lettres, la laïcité scolaire s’est construite en France en excluant largement les religions, ou du moins en les abordant avec méfiance voire suspicion. À ceci s’ajoute l’importance de ce qu’Alessandro Ferrari (2009) a appelé la laïcité narrative3, désignant la manière dont cette référence imprègne très largement non seulement le discours des enseignants mais aussi celui des adolescents (Béraud et Willaime, 2009). Autant de raisons qui ne sont pas étrangères au fait que l’administration scolaire constitue la première arène administrative au sein de laquelle la question de l’islam a émergé à la fin des années 1980 comme « problème », avec la première affaire du voile aboutissant à la loi du 15 mars 2004 prohibant le port du foulard.

La laïcité pénitentiaire se rapproche en revanche de la laïcité militaire, quoique celle-ci constitue une administration ne connaissant pas d’usagers, et dans une certaine mesure de la laïcité hospitalière. L’hôpital serait alors en position intermédiaire. La laïcisation y a été moins brutale et moins uniforme qu’à l’école, mais s’y exprime depuis le XIXe siècle un fort courant anticlérical porté par certains personnels médicaux, même si l’historiographie la plus récente a tendance à nuancer cet anticléricalisme. Jacqueline Lalouette (2006, p. 9) souligne le lien « ténu » entre la loi de 1905 et l’hôpital. Le terme même n’y figure pas directement (les termes « hospices » et « asiles » sont utilisés). L’école (ainsi que le collège et le lycée) ainsi que la prison sont par contre mentionnées. L’historienne note la même disproportion dans les débats parlementaires : « (…) l’hôpital ou l’hospice y occupent (…) une place beaucoup plus réduite que la prison ou le lycée. » (Ibid., p. 10) Les lois anticongrégationnistes (du 1er juillet 1901, du 4 décembre 1902 et du 7 juillet 1904) n’évoquent pas l’hôpital. Il y est précisé que les religieuses conservent leur autorisation « pour les services étrangers à l’enseignement ».

Elles peuvent donc poursuivre leur engagement auprès des malades. D’ailleurs, par manque d’infirmières laïques, elles vont représenter pendant longtemps encore une main d’œuvre peu coûteuse et disponible, indispensable au fonctionnement des établissements publics (tout particulièrement des plus petits, où exercent des sœurs jusqu’après la seconde guerre mondiale voire le début des années 1980). Au final, la laïcisation de l’hôpital (de son espace et de ses personnels) se fit de manière ponctuelle, à l’échelon local, en fonction des choix politiques et idéologiques des municipalités. À l’exception de ce qui se passa dans quelques grandes villes, elle n’apparaît pas « sous un jour systématiquement rapide voire expéditif et brutal » (Ibid., p. 277). L’enquête réalisée en 2009-2010 par Christophe Bertossi et Dorothée Prud’homme montre que, faisant assez largement abstraction des formes de laïcité narrative, les soignants adaptent de manière pragmatique leurs pratiques professionnelles aux pratiques culturelles et religieuses de leurs patients. Ils y voient là un aspect important de leur métier :

Les membres de l’institution ne sont pas insensibles aux grands débats qui ont lieu dans l’espace public (sur l’intégration, la diversité, la laïcité ou l’islam) mais les professionnels hospitaliers tracent généralement une frontière entre leurs convictions idéologiques et les cadres qui organisent leur pratique en tant que soignants. L’hôpital demeure pour eux un espace séparé où l’ordre de grandeur pour évaluer les questions liées à la diversité culturelle et religieuse n’est pas donné par une définition abstraite ou normative de la philosophie

3 Cette notion utilisée par David Koussens (2011) renvoie « à une forme de laïcité idéalisée qui émerge du discours du pouvoir politique, des organismes institutionnels, mais aussi des acteurs sociaux ».

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publique républicaine mais par une appréciation concrète des enjeux du soin à réaliser dans le contexte du fonctionnement des services. (Bertossi et Prud’homme, 2011, synthèse p. 4)

Si l’on voulait penser les choses en termes de continuum, il y aurait d’un côté l’école (laïcité d’abstention), de l’autre la prison (laïcité pragmatique qui conduit à des formes de reconnaissance).

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 33-36)

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