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Apprentissage des savoir-faire sur le tas et formations

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 138-142)

La religion, un outil de travail des surveillants

1.2. Des surveillants entre routines et pratiques discrétionnaires

1.2.3. Apprentissage des savoir-faire sur le tas et formations

La religion n’est pas seulement une dimension incontournable, elle peut devenir une source de tensions et de conflits, non seulement entre détenus mais aussi entre détenus et surveillants.

Comme le déclare Bernard, gradé en maison centrale : « La religion n’est pas une science exacte, donc il faut toujours savoir intervenir mais y mettre les formes. Cela peut vite dériver à partir du moment où on touche à quelque chose qui n’est pas palpable, cela peut être très vite mal compris, très vite amplifié, donc il faut y aller avec douceur et diplomatie.» (MC3 G1). De manière plus prosaïque, tel autre surveillant estime qu’« avec la religion ça a tôt fait de partir en cacahuète », tandis que cet autre gradé dit que « la religion en prison, c’est comme la télévision et les cantines : ça peut faire très mal ! » (CD1 G7). Ou pour reprendre les termes d’un surveillant évoquant la période délicate selon lui du Ramadan, « un petit rien peut tout d’suite déclencher l’éclair ». On retrouve cette charge conflictuelle dans la narration de cet impair que Claudiane estime avoir commis bien malgré elle et dont elle a, sur le moment, redouté les conséquences :

Je me rappelle qu’une fois, j’avais marché sur un tapis, et sur le coup, je m’étais dit : « Ouah ! qu’est-ce que j’ai fait ! » Il ne l’avait pas ramassé. Bon, j’étais en centrale et en centrale chez les hommes, et c’est plus dur. Mais je n’avais pas eu le choix. Pour entrer dans la cellule, j’avais dû marcher dessus. Mais il ne m’en a pas voulu car il m’a dit « c’est moi qui ne l’ai pas rangé ». Mais c’est vrai qu’après coup, j’ai fait attention à ne pas mettre les pieds n’importe où…

- À ne pas se prendre les pieds dans le tapis ?

- (rire) Oui, à ne pas se prendre les pieds dans le tapis ! ! ! Il a reconnu que c’était sa faute. Il m’a dit :

« Ce n’est pas de votre faute, surveillante, j’aurais dû le ranger. » Donc il a bien vu qu’il n’y avait pas de problème. Sur le coup, j’étais gênée, je lui ai dit mille fois « je suis désolée, je suis désolée ». Je n’ai pas percuté. Il y en a plein qui mettent des serviettes par terre et moi, je n’ai pas fait la différence, je n’ai pas fait la différence. Lui-même a bien compris que je n’avais pas fait exprès. (MA3 Se5)

D’autres surveillants nous ont confié leur « peur de mal faire » compte tenu de leur méconnaissance de l’islam. Interagir avec des détenus musulmans, ce peut-être tout un art.

C’est du moins ce qu’avance Karim, musulman, heureux de valoriser à l’occasion sa propre compétence religieuse :

[Il faut savoir] quand il faut y aller, quand il ne faut pas y aller, les sujets qu’il faut traiter et ceux qu’il ne faut pas traiter, il y a un savoir-faire, un savoir dire, il faut trouver les bons mots au bon moment parce que cela peut vite monter en pression, cela peut vite être mal interprété et après la gestion du conflit, elle est complètement différente. Il y a des situations où il faut un peu de tact, comprendre le pourquoi du comment, comprendre pourquoi le détenu à ce moment-là il va faire sa prière et puis 15 jours après il va faire encore sa prière mais à un autre horaire, il y a des détails comme ça… il faut connaître, il faut avoir les arguments, les armes pour pallier à ça. (…) Les personnels qui n’ont pas cette approche et qui vont interrompre tel ou tel détenu alors qu’il n’y avait peut-être pas besoin et qu’on aurait pu reporter un mouvement, par exemple un sondage de barreau, on peut repasser, passer une cellule et puis revenir trois minutes après. Il y a tout ce

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savoir-faire qu’il faut mettre en action à un moment donné pour éviter les conflits et faire en sorte que la personne détenue comprenne que nous aussi on fait des efforts et qu’à un moment donné c’est du donnant-donnant. Il y a des efforts à faire… (MC1 S6)

Pour Charlotte cependant, il en va moins d’un savoir-faire spécifique lié à la connaissance de la religion que d’une compétence plus générale du surveillant en fonction des contextes, personnes et situations.

Cela peut être un sujet sensible, cela dépend du contexte, cela dépend des personnes et de la maturité de la personne. Il y en a qui sont matures avec qui on peut en discuter sans problème, mais il y en a d’autres, vous ne cherchez même pas. En fait c’est comme pour tout, la religion peut être un sujet sensible effectivement, mais tout dépend de la personne, de la maturité, du contexte… Et je pense que cela peut s’appliquer à tout plein de choses que la religion. (MA1 Se9)

Les inquiétudes se cristallisent, on le voit, surtout sur l’islam. Ceci s’explique bien sûr par le caractère plus prégnant sur la détention et ce aussi bien quantitativement – les détenus étant souvent plus nombreux à se réclamer de l’islam que du christianisme – que qualitativement – l’observance de l’islam ayant des retombées plus visibles sur la détention, ne serait-ce qu’à travers la pratique des cinq prières quotidiennes, du Ramadan et de la problématique alimentaire. Mais ceci tient souvent aussi à l’absence de familiarité avec les rites, codes et normes religieuses de cette religion et de règles précises sur la marche à suivre.

Cette méconnaissance peut être en effet à l’origine de malaises ou de difficultés ponctuelles de positionnement chez certains jeunes surveillants, déconcertés parfois par les situations qu’ils rencontrent. Christian, de « conviction catholique » selon ses propres termes, revenant sur sa propre évolution le dit sans fard :

J’ai eu beaucoup de problèmes en fait au début, quand je n’connaissais pas la culture musulmane parce que y a à peu près 80 % de musulmans. C’est vrai qu’après y a des trucs, on ne sait pas trop quoi, qu’avant la prière, ils doivent aller se laver les mains un petit peu, c’est des trucs comme ça… (MA2 S10)

Si certains surveillants font état des malentendus et problèmes que leur a posés parfois leur ignorance de l’islam, les entretiens témoignent qu’une dynamique de routinisation des pratiques est toutefois à l’œuvre qui y pallie et facilite l’apprentissage de pratiques adaptées.

Cette dynamique procède de plusieurs logiques complémentaires. Elle procède d’une part de la politique de professionnalisation de l’AP à la faveur de laquelle des enseignements sur la religion sont désormais intégrés tant dans la formation de départ (quelques heures seulement) que dans la formation continue (avec des propositions de sessions de formations sur le sujet).

Elle résulte d’autre part de la politique déployée récemment par l’institution pénitentiaire en faveur de la normalisation de la gestion du fait islamique en prison (voir chapitre 2). Celle-ci a donné lieu à la diffusion de règles pratiques visant à combler l’absence ou les non-dits des règles écrites. Tel est le cas notamment de la conduite à tenir lorsque le surveillant trouve le ou la détenu(e) en train d’effectuer sa prière, sachant qu’en principe le règlement voudrait que le détenu se rende disponible immédiatement (surtout s’il s’agit d’un mouvement).

Claudiane en fait ainsi état :

[Lorsqu’elle] prie, elle est à genoux et on ne les dérange pas. Moi, je la vois comme cela, je referme et je reviens plus tard. Nous, normalement, toutes les collègues, on fait pareil. Je suis gênée de la déranger. On referme, c’est le mot d’ordre que l’on a. On a appris à faire comme cela.

- Dans le cadre des formations que vous avez reçues ?

- Oui, à l’école, on nous en a parlé. C’est un peu vieux pour moi. Cela fait 6 ans pour moi, cela a duré 8 mois, presque 7 ans. Oui, ils en ont parlé, on a eu un cours rapide, en nous expliquant qu’il ne fallait surtout

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pas les déranger, que s’ils voulaient prier, il fallait les laisser faire, qu’il y avait des imams, des religieux en détention. (MA3 Se5)

L’acquisition de ce savoir pratique que l’on constate dans tous les établissements passe donc aussi bien par l’apprentissage in situ que par les formations dispensées par l’ENAP. Les surveillants y font régulièrement référence, même si les avis sont partagés sur leur utilité et leur opportunité. L’échange entre trois surveillantes est assez illustratif de la variété des positionnements sur ce sujet.

Sylvie. (…) Dans le cadre de ma formation à Agen, on a eu un cours sur le culte en amphithéâtre. Ça a failli tourner en bagarre. Je pense qu’à chaque fois… on était 200 dans un amphi… moi j’ai cru que… y avait des gens qui allaient prendre leurs affaires et partir parce que trop d’avis différents…

Fatima (approuvant) : Sujet TRÈS sensible…

Sylvie. (poursuivant) : On avait les représentants musulmans, juifs, protestants, catholiques qui nous ont… mais je veux dire, ça a contrarié la plupart des surveillants qui étaient là de devoir parler de religion alors qu’ils sont pas là pour ça. Ils sont là pour apprendre le boulot du surveillant et ça, ça en fait pas partie.

Sabine : Oui mais sensibiliser, c’est pas une mauvaise chose. À la base je pense qu’il y a une volonté de sensibiliser aux différents cultes qu’on risque de rencontrer et peut-être d’expliquer les différents rites, parce que pour le culte islamique par exemple je savais pas forcément que les musulmans avaient 5 prières par jour, qui avaient des dates… mais quand on fait de la théorie, le souci c’est, comme dans une réunion de famille, à un moment donné ça dérive. (…)

Sylvie : Vous vous rendez compte : vous réunissez 200 personnes pour parler de ce sujet-là… entre les personnes qui sont pratiquantes, qui sont très pratiquantes, qui trouvent que c’est sacré comme sujet, qu’il faut pas dire n’importe quoi, donc qui vont s’énerver selon ce qu’untel va dire. Entre les gens qui en ont rien à faire parce que c’est pas leur souci, ça ne l’a jamais été, parce qu’ils n’ont pas reçu d’éducation religieuse…

Entre les personnes qui estiment que la religion en prison c’est le comble du comble parce que des gens qui ont fait des choses horribles et qui font des cultes en prison. Faut dire ce qui est : y en a qui disent… Enfin y a beaucoup de collègues qui disent c’est une grosse connerie… voilà je vous dis honnêtement…qui pensent que les détenus pratiquent une religion… ils trouvent ça absurde quoi. Qu’on soit obligé d’en parler même pendant deux heures pour eux c’est trop. Pour eux c’est trop. (…) Ils trouvent ça hallucinant qu’on ait un cours là-dessus. Ils ne comprennent pas. Après ils font ce qu’ils veulent, ils pratiquent leur culte en prison.

Ça ne nous concerne pas. (MA3 Se7, Fatima et Sylvie étant deux surveillantes âgées de 25 ans, et Sabine, une gradée de 35 ans)

Mélanie, 37 ans, rencontrée en centre de détention, fait partie des surveillantes qui ont mal compris l’enjeu de ces formations :

La seule fois où j’ai eu un truc là-dessus, j’étais encore à l’ENAP. Et encore je me suis emportée. Parce qu’on m’a dit on va faire un cours sur l’islam. Et moi j’ai dit mais je vois pas pourquoi j’aurais un cours sur l’islam ! Moi je me suis emportée dans l’amphi… Parce qu’en fait, y a aucune information qui passe. On nous a annoncé ça comme ça du jour au lendemain. Vous allez avoir un cours sur l’islam. Et moi je dis qu’est-ce que je vais faire d’un cours sur l’islam ! Parce que j’ai pas vu le truc dans le bon sens. Le mec il venait simplement nous expliquer la manière dont se passait la prière. Des choses comme ça. Mais c’était ¾ d’heure… et ça fait huit ans que je suis ici ! En fait j’en parle plus avec les gars ici. Avec qui j’arrive… parce que… ben c’est tout con… Le gars il me demande de passer une cassette pour la prière du vendredi. Alors je dis « ah ouais y a une prière chaque jour de la semaine. C’est comme tes shorts : lundi, mardi, mercredi !…

Alors ils me répondent : « ben non, surveillante, y a 5 prières par jour » « Ah bon 5… dis donc c’est long…

Et c’est comme ça qu’on arrive à engager la conversation. Donc quelque part chacun a droit d’exercer son culte. Là-dessus j’ai pas de problème. Mais ça dépend des circonstances dans lesquelles c’est fait. Il n’y a pas d’imam qui vient… Alors autant avec les aumôniers chrétiens j’ai pas envie de parler (…). Mais franchement y aurait un imam qui se déplacerait, j’aurais plaisir à discuter avec parce qu’on rentrerait sur un terrain que je connais pas.

- Pour décrypter les comportements ?

- Pour décrypter les comportements, on a les collègues. J’ai des collègues musulmans. Et ils ont beaucoup plus de facilités que nous. Moi j’ai une de mes meilleures amies qui est musulmane. Du coup ils nous disent : ils le voient tout de suite. (CD1 De8, 8 ans d’ancienneté, éducation laïque)

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Brigitte a un point de vue opposé. Elle souligne l’importance qu’a eue la formation continue sur l’islam qu’elle a suivie pour prévenir des incompréhensions fondées sur la méconnaissance des pratiques et prescriptions religieuses de cette religion :

Et la chance qu’on a c’est d’avoir des formations sur la religion. La semaine dernière j’étais à une formation sur l’islam. Parce qu’on a des a priori, des choses qu’on ne sait pas. Et j’ai eu la chance de pouvoir participer à cette formation. Et là il y a une autre formation à laquelle je vais participer aussi sur la diversité des religions en détention. C’est important parce qu’il y a plein de choses qu’on passe à côté au niveau de la détention. Et il y a des choses importantes. Je pense que cela devrait peut-être pas être obligatoire mais un passage obligé de connaître certains critères religieux. Pourquoi ils font ça… En islam pourquoi ils veulent vraiment se laver, parce qu’on a ici d’énormes problèmes vis-à-vis des douche. Et c’est vrai que dans un moment où le culte pour eux est très important, ils sont obligés de se laver, on nous a expliqué, pour eux c’est vraiment primordial…

- Les ablutions ?

- Oui voilà. Donc le fait de savoir certaines choses, on est quand même plus à même d’avoir une détention plus calme. De comprendre leur religion. Moi je trouve que c’est très important. On la met en second plan la religion en détention, mais moi je trouve que c’est très important. Ne serait-ce que de comprendre les pratiques. Ne serait-ce que la prière. Certaines fois on passe en cellule, ils font la prière. De refermer la porte et de repasser après. Bon ben… De ne pas voir ça comme… je trouve que c’est important…

(MA3 Se8)

Dans le même ordre d’idée, Kader salue les effets indiscutablement bénéfiques à ses yeux de ces formations sur la gestion de la détention :

Cela va beaucoup mieux parce qu’il y a ces formations, parce qu’en fait beaucoup de personnels sont athées ou ne savent pas trop ce que c’est que la religion, ne portent pas spécialement ça dans leur cœur alors qu’on peut avoir aussi du personnel croyant qui vont y être plus sensibles, ils vont comprendre qu’à un moment on peut laisser faire le détenu et repasser plus tard, et cela ne change pas grand-chose au travail qui sera fait de toute façon. (MA2 S19, 53 ans, 20 ans d’ancienneté, musulman)

Socialisation religieuse et sympathie pour la religion prédisposent bien sûr à des évaluations positives de ces formations. Brigitte et Kader sont respectivement catholique et musulman pratiquants alors que Mélanie a un rapport plus distancié à la religion. Mais les retombées pratiques de ces formations peuvent les rendre appréciables mêmes chez des surveillants plus indifférents ou hostiles à la religion, tout simplement parce qu’elles fonctionnent comme des réducteurs d’incertitudes et évitent au surveillant l’inconfort d’un impair et les désagréments qui peuvent s’ensuivre. Ces formations ont, par exemple, permis à Yann, jeune surveillant de caler une marche à suivre en cas de prière lorsqu’il est en charge d’un mouvement : « Je repasse cinq minutes après, 5-7 minutes après. Ils nous avaient dit à l’ENAP, c’était 7 minutes une prière normale, pour les musulmans hein. » (MA2 S18)

Cet apprentissage permet en outre d’équiper les surveillants de connaissances minimales sur les prescriptions de l’islam afin de contrer les possibles instrumentalisations qui peuvent être faites de la religion pour résister à la discipline carcérale. Savoir qu’une prière ne dure pas plus de quelques minutes, qu’elle peut être reportée sont, selon les surveillants, des informations utiles si l’on ne veut pas se laisser berner par des détenus « manipulateurs ».

Cette formation ne suffit pas toujours à donner tous les repères aux surveillants pour percer au jour les stratagèmes des détenus. Auquel cas, ce sont alors les surveillants de culture musulmane qui peuvent constituer la ressource informative, surtout en l’absence d’aumôniers musulmans dans l’établissement. Jérôme en offre une belle illustration :

C’est aussi au niveau des douches parce qu’ils nous disent… oui pour le culte musulman ils doivent être propres pour aller au culte, sauf que du coup ils en profitent ils nous disent « mais allez surveillant, c’est pour le culte » mais nous, quand c’est pas leur jour on refuse parce que c’est écrit dans le Coran que les

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musulmans quand ils sont en prison, ils doivent se laver par leur propres moyens. Donc quand ce n’est pas leur jour de douche, ils doivent se laver au lavabo dans leur cellule. Ils instrumentalisent en fait leur religion.

(…) j’ai un collègue qui est musulman pratiquant et je lui ai demandé et il m’a expliqué certains passages du Coran parce qu’en détention on le fait tout le temps que ce soit au niveau douche, culte etc… Donc lui il m’a expliqué certaines choses sur le Coran pour ne pas me faire avoir entre guillemets. (…) la conversation est arrivée comme ça parce qu’il a eu la même problématique que la mienne, c’était un détenu qui voulait aller se doucher parce qu’il avait le culte mais ce n’était pas son jour de douche. Je ne savais pas sur le moment comment m’en sortir et au final, grâce au collègue, en fin de matinée [je luis avais autorisé une douche]… je ne savais pas… C’était pendant ma période de stage, maintenant je ne le ferai plus. (MA2 S16)

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 138-142)

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