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Le pouvoir de négociation variable des aumôneries locales

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 105-109)

Reproblématisation en administration centrale

Chapitre 3 Laïcités locales

2. Paramètres de la négociation des laïcités locales

2.3. Le pouvoir de négociation variable des aumôneries locales

La gestion du fait religieux par les établissements pénitentiaires dépend fortement d’un acteur central, l’aumônerie, et de son pouvoir dans les établissements. Le pouvoir de l’aumônerie est loin de constituer un « «état » inhérent à un statut. Il est fonction de la capacité des acteurs qui la composent à s’imposer dans le jeu local, défendre leur champ de prérogatives voire étendre leur périmètre légitime d’intervention. Dans certains établissements, les aumôniers se considèrent ou sont considérés comme des « partenaires » qui sont invités à définir avec la direction ou l’équipe hiérarchique les missions, à participer aux CPU ou à des réunions.

Ailleurs ils sont davantage perçus comme des intervenants extérieurs, tenus à distance des personnels de direction ou de la hiérarchie.

2.3.1. Une affaire de nombre ?

La composition des aumôneries, leur présence, leur diversité jouent sur l’offre institutionnelle religieuse proposée. Elles constituent bien entendu autant d’éléments favorisant la mise en évidence et le déploiement de la dimension religieuse, ne serait-ce que par les effets performatifs de la présence de ses membres, leur circulation dans l’établissement ainsi que les offices et autres activités qu’ils proposent (voir chapitre 9). Plus elles sont nombreuses, plus

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les aumôneries sont en mesure d’organiser et d’assurer la régularité du culte ou d’activités annexes et de répondre aux questions spécifiques qui pourraient se poser. À l’inverse, des aumôneries aux équipes moins nombreuses sont vite fragilisées en cas de présence irrégulière.

Une bonne cohésion intra et interconfessionnelle facilite le rapport avec la direction qui n’est pas sollicitée pour des arbitrages. Elle peut conduire à des logiques d’entraide interreligieuse et de suppléances réciproques, l’une palliant les insuffisances de l’autre en prenant par exemple en charge la présentation des aumôneries au quartier arrivants, assurant le suivi d’un détenu d’un autre culte, etc. A contrario, l’absence de coordination et des rapports de concurrence (dispute de « clientèles », rivalité et surenchère dans l’organisation des activités) peuvent devenir une source de problème (voir chapitre 8). Dans l’un des établissements de notre échantillon, la mauvaise entente entre les aumôniers chrétiens est source de tensions perceptibles par la direction mais aussi par les détenus. Ces tensions ont conduit à l’interruption de toute activité œcuménique, chaque aumônerie tendant à proposer ses propres activités, l’affectation de la salle polycultuelle suscite alors des conflits. De tels problèmes, parce qu’ils contraignent parfois la direction de l’établissement à faire des arbitrages, sont davantage une source de nuisance que d’apaisement.

Cette capacité à peser localement n’est cependant pas tant une affaire numérique – le nombre de personnes dépendant des aumôneries – qu’elle ne dépend de la manière dont les intervenants religieux investissent leur fonction et la manière dont ils conçoivent leur place en monde carcéral. À cet égard, les choses dépendent bien sûr des positionnements collectifs selon la manière dont les différents cultes conçoivent le rôle de l’aumônerie (voir partie III).

Mais elles sont également tributaires de la façon dont les intervenants à titre individuel habitent leur fonction.

2.3.2. Des légitimités à conquérir

Alors que des aumôniers viennent peu, et pour certains circulent peu ou pas en détention se limitant à faire le culte par exemple, d’autres sont présents chaque jour, circulent beaucoup en détention, se présentent à chaque surveillant ou détenu, font le tour des bureaux de la direction et des administratifs avant d’aller en détention, vont manger au mess avec les personnels. L’assiduité est une des dimensions centrales de cet investissement social. Comme le dit l’aumônier qui a mis en place la distribution de dattes et de chorba durant le Ramadan au sein de son établissement cité ci-dessus, « mon assiduité me rend la monnaie ». Il pointe ainsi les retombées positives de sa présence en termes tant d’accroissement du capital de confiance dont il bénéficie que de reconnaissance de son utilité à la vie de l’établissement. Il s’est en somme imposé comme un point de passage obligé.

Certains aumôniers se fondent dans le décor, ne se distinguant en rien d’autres intervenants au point qu’on peut avoir le sentiment qu’ils sont là presque « par effraction » comme le souligne très justement le CGLPL (entretien). Ils effectuent leurs tâches sobrement, s’efforçant de ne pas attirer l’attention des personnels, de les déranger le moins possible, rencontrant rarement la direction. Ce mode de présence qui confine parfois à des logiques d’évitement suscite parfois des malentendus voire agace les personnels. Et ce d’autant plus que la relation entre ces intervenants d’un genre particulier et les surveillants est loin d’aller

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de soi (voir chapitre 4). D’autres sont plus visibles, facilement identifiables par des signes religieux visibles (robe de bure, kippa, croix, etc.). Ils se montrent attentifs aux personnels, vont au contact, sollicitent l’échange avec eux, parviennent à désamorcer leur défiance.

Quelques-uns peuvent même être de véritables figures charismatiques, connues des détenus comme des personnels. Gérard, gradé de maison centrale, dont nous avons eu le loisir d’observer les interactions avec l’aumônière de visite dans l’établissement, montre bien combien la capacité des aumôniers à nouer de bons rapports avec les surveillants est essentiel à sa bonne circulation dans l’établissement.

- Et avec l’aumônière protestante vous avez un bon relationnel ?

- Elle, c’est particulier. Elle prend en compte nos contraintes. Tout le monde la respecte. Elle est humaine, simplement humaine. Elle essaie de comprendre tout le monde…

- Par rapport à d’autres, elle est là aussi bien pour les surveillants… Elle ne fait pas abstraction des surveillants ?

- C’est pour ça que certains intervenants, quelle que soit leur religion, vont être complètement zappés par le personnel. Ça va dépendre d’un détail. Un exemple : vous avez une personne extérieure qui va rentrer.

Elle va se présenter à un mouvement de détenus. Si cette personne va saluer deux ou trois détenus sans saluer le personnel : c’est mort. Avec l’aumônière, s’il y a un problème avec un détenu, elle n’incrimine pas nécessairement les surveillants. Elle essaie de temporiser. Elle peut faire passer des messages. Mais c’est jamais : « il faut que »…Alors qu’avec monsieur Pierre, le curé, c’était tout le contraire (je lui fait préciser si c’est le curé ou le pasteur et m’aperçois qu’il prend l’actuel aumônier catholique pour le pasteur… ), c’était quelque chose ! Lui quand il arrivait, si le directeur avait dit qu’il fallait être à 14 h 30 au QD, c’était pas à 29 ! ni 31 !!! Et il était prêt à faire un scandale. C’était très conflictuel. Alors que Rachelle, elle est toujours dans l’arrangement.

- Ses visites au QD ça agace les personnels ?

- Disons que ça monopolise du monde. Pratiquement, on est obligé de laisser quelque chose pour l’accompagner. Mais c’est aussi quelqu’un, quand on lui dit cet après-midi, c’est compliqué on va pas y arriver… Elle dit alors « 5 minutes »… Mais au bout de 5 minutes, ce n’est pas la peine de lui rappeler. Hop, elle part. Et la fois d’après on a envie de l’accompagner. Et la fois d’après, on va même avoir envie de lui laisser une demi-heure au lieu de 10 minutes s’il faut. Parce qu’on aura le temps…

2.3.3. Légitimité locale, légitimité nationale

Si certains aumôniers retirent une forme de légitimité de leur capacité à accroître leur capital relationnel au sein même de la prison, d’autres la puisent dans un réseau de relations élargies.

Certains aumôniers n’hésitent pas, tel « le curé Monsieur Pierre », à jouer la carte de la direction. L’efficacité de cette carte est moins fonction des dispositions du directeur à l’égard de la religion que de la capacité de l’aumônier à faire pression sur lui par des voies extérieures. On évoque ainsi les entrées de certains aumôniers à la DAP ou encore le poids du réseau local. Béatrice, surveillante des activités d’une grande maison d’arrêt, explique ainsi pourquoi son poste (notamment ce qui concerne le culte) « est vraiment un poste où il faut pas faire de vagues » :

- À l’égard de qui ?

- Déjà à l’égard du rabbin. Parce que c’est quand même quelqu’un de très important. Et quelqu’un de très important aussi pour les détenus… donc voilà. Et voilà. Pour que ça se passe bien, il faut bien communiquer, bien poser les choses pour que le culte il tourne. Bon, moi, j’ai jamais eu de problèmes. Mais le peu que je me fais remplacer. Un détenu qui veut venir et qui est pas inscrit : ça va être compliqué …

- Le rabbin est tatillon ?

- Ah oui, il est….D’ailleurs, il est content quand c’est moi. Il n’aime pas que ce soit quelqu’un d’autre.

On a l’habitude de travailler ensemble. Il sait que quand il me demande quelque chose, il sait que je vais faire en sorte que ce soit fait. S’il veut que je fasse descendre un détenu. Me dire un positionnement. Lui dire où est le détenu et s’il peut le faire descendre tout de suite. Bon il aime bien que les choses soient faites avant qu’il parte. Voilà…

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- Avec d’autres personnes que vous ça peut mal se passer ? Quand vos remplaçants n’obtempèrent pas il va immédiatement à la direction ?

- Oui. Lui, y a pas de compromis possible ! Le rabbin, c’est le rabbin. C’est comme le médiateur, c’est le médiateur. Je peux comprendre... ce sont des gens qui viennent….Mais les remplaçants avec lesquels ça se passe pas bien n’ont plus le droit de venir …

- Et l’aumônier catholique c’est la même chose ?

- Je ne pense pas qu’il ferait la même chose… mais je crois qu’il n’a pas le même pouvoir.

- Qu’est-ce qui fait son pouvoir ? La peur de l’antisémitisme ? Son influence à l’extérieur ?

- Je sais pas… Je sais pas. Mais je m’efforce de faire en sorte que ça se passe bien… Et comme j’aime bien la religion… y a pas de souci.

Les entretiens avec l’équipe de direction confirment cette « importance » du rabbin :

« On a peur d’être taxé d’antisémitisme. On est craintif parce qu’il a beaucoup de relations à Paris (au niveau de l’administration centrale). » Poursuivant cette analyse, ce directeur passe en revue une partie des responsables d’aumônerie contrastant la figure de l’aumônier catholique « moins exigeant », avec celle du pasteur « plus offensif », les uns jouant sur leurs appuis locaux, les autres sur leurs « entrées parisiennes ». Au-delà d’un positionnement collectif plus ou moins légitimiste ou contestataire (voir le chapitre 10), il est patent que le capital social et symbolique des uns et des autres n’est pas neutre dans la place qu’ils occupent dans les établissements. Le pouvoir de certains se voit accru par ce qu’ils peuvent apporter à l’établissement. Si certains se laissent imposer par l’AP un périmètre d’intervention, au prix parfois d’une réduction de leurs prérogatives, d’autres ne font aucune concession. L’accès à la clef est dans doute le symbole le plus parlant. Dans certains établissements, la clef est rarement proposée spontanément par la hiérarchie aux nouveaux venus. On attend le plus souvent qu’ils la demandent et il peut être parfois difficile de reconquérir cet attribut symbolique (voir encadré).

Rien n’est jamais gagné, tout est à conquérir

Alors à M… nous sommes obligés de négocier de nouveau parce que nous avions les horaires continus, on pouvait venir de 7h à 19h, et tout d’un coup, on nous a bloqués au niveau des horaires, on a un horaire plus restreint. Alors, c’est comme les clés, on avait perdu une des clés, les clés de passage qu’ils ne sont pas obligés de nous donner, on a mis neuf mois à les récupérer, là, on en est au cinquième mois, et on va réussir à faire de nouveau élargir les horaires, mais il y a aussi le fait que plus on est dans l’établissement longtemps, plus il y a quelque chose d’extérieur qui vient, on n’agit pas comme dans les gardes à vue… C’est une ouverture…

- Pour cette histoire de clé, vous avez du vous battre pour la récupérer ?

J : C’est une clef de passage, ils ne sont pas obligés de nous la donner, dans les nouvelles prisons, toutes les portes s’ouvrent avec le surveillant qui est au PCI par exemple, on n’a que la clé des cellules, tandis que là on a des grilles qui ne sont pas automatiques alors on attend et on perd un temps fou et ça on ne veut pas.

D : Une anecdote qui m’est arrivée en 1997 : on arrivait après une équipe qui était là depuis près de quinze ans et la première chose que le surveillant chef a dit c’est que nous n’aurons plus les clés et cela a été notre premier combat, de dire que non, on prend les clés, et on a réussi à faire flancher le directeur, il nous a dit oui.

L’aumônier protestant, qui était là avant Angela, il avait oublié les clés sur une cellule, ce qui est la chose à ne jamais faire, alors on lui a retiré les clés et on a travaillé trois ou quatre ans jusqu’à ce qu’Angela puisse récupérer les clés.

J : Ils voulaient nous retirer à tous les clés.

D : C’était une vraie négociation, on a quand même usé deux directeurs sur cette question de la clé des protestants, c’est-à-dire qu’on est allé le voir tous les mois, tous les deux mois, on refaisait un mail, une demande écrite, on a toujours continué à demander, un peu comme les détenus, on a observé. Ils ne cessent de demander pour avoir, donc on fait pareil et c’est le directeur qui a accepté. C’est J qui lui a dit « Écoutez, c’est facile, les clés sont dans ce coffre » « mais comment vous le savez ? » « On le sait… Donc c’est facile, il suffit que vous les sortiez et que vous les raccrochiez », et c’est ce qu’il a fait, mais il a presque fallu lui prendre la main pour que les clés soient de nouveau accrochées. Comme on n’était que deux au départ et que l’on est passé à quatre,

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un trousseau pour quatre cela nous faisait trop peu donc on a demandé un second trousseau et on a mis trois ans pour avoir ce nouveau trousseau.

J : C’est-à-dire qu’il faut toujours… dans l’institution il y a une inertie donc…

D : Rien n’est jamais gagné, tout est à conquérir et tout est toujours à renégocier, à redire. On a aussi prouvé qu’on pouvait nous faire confiance. Cela fait depuis 1997 qu’on est là, je veux dire au bout de deux ou trois ans ils peuvent avoir encore des doutes, au bout de dix ans, ils ne peuvent plus avoir de doutes. On rentre depuis 1989 même et il n’y a pas de souci de ce côté-là. (MC1 A2, entretiens avec Didier et Jean)

L’attitude des aumôniers face à ces situations est variable : certains parviendront par leur pugnacité à « se faire une place » dans la vie de l’établissement, à devenir indispensable lors de la gestion de problèmes religieux délicats, tandis que d’autres perdront leur crédibilité par des attitudes jugées inadéquates (non respectueuses de la sécurité, interprétation radicale, prosélytisme, difficulté à s’imposer auprès des détenus, etc.) ou ne parviendront pas à gagner de l’autorité par rapport au nombre potentiel de fidèles.

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