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Création d’une politique de détection des « prosélytes »

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 70-74)

Reproblématisation en administration centrale

3. Une politique religieuse impactée par la lutte contre l’islam radical

3.2. Création d’une politique de détection des « prosélytes »

Cette politique se décline selon plusieurs axes. Tout d’abord, elle prend forme par la mise en place d’un service de renseignement pénitentiaire, puis par l’élaboration d’un outil de détection des prosélytes.

cet ouvrage : « Si l’institution carcérale ne s’adapte pas à cette nouvelle donne, on risque des dérapages, des émeutes. L’intégrisme se nourrit de ce refus de reconnaissance. »

13 « Comment les islamistes recrutent dans les prisons ? » (France Soir, 22 octobre 2010) ; « De plus en plus de détenus tentés par l’islamisme radical » (Le Figaro, 2 mai 2005), « Des portraits de Ben Laden dans les cellules » ( Aujourd’hui, 12 mai 2005), « La propagande islamiste progresse en prison » (La voix du Nord, 14 janvier 2006), « 400 islamistes font du prosélytisme dans les prisons » (Le Figaro, 23 septembre 2008), « Le prosélytisme dans les établissements pénitentiaires préoccupe les européens » (Le Monde, 2 octobre 2010),

« Islamisme radical : un ex-détenu témoigne » (Le Parisien du 17 octobre 2012).

14 Ainsi le président de la République, Nicolas Sarkozy déclare-t-il : « nous ne pouvons accepter que nos prisons deviennent des terreaux d’endoctrinement à des idéologies de haine et de terrorisme », faisant publiquement la demande au Garde des Sceaux d’« une réflexion approfondie sur la propagation de ces idéologies dans le milieu carcéral » (Le Monde, 24 mars 2012).

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3.2.1. Mise en place d’un État-Major de Sécurité (EMS)

En 2002 est créé un bureau du renseignement pénitentiaire qui devient en 2004 l’état-major de sécurité (EMS), auquel reviennent, comme le stipule l’organigramme de l’AP, « les fonctions opérationnelles relatives à la gestion de la détention et aux questions de sécurité pénitentiaire »15. Il s’agit donc non seulement d’un service intégré mais encore disposant d’une visibilité institutionnelle au sein de l’organigramme pénitentiaire. Comptant 12 personnes, ce service, outre quelques fonctions de directions transversales, se subdivise en deux branches : la première concerne la lutte contre le grand banditisme et se répartit en quatre ramifications qui recouvrent les différentes régions de France ; la seconde concerne le terrorisme et la criminalité organisée internationale et recouvre différentes thématiques. Cette innovation au niveau de l’administration centrale s’accompagne de la création dans toutes les DI d’un délégué local chargé de cette mission dans les établissements qui eux-mêmes disposent d’officiers de renseignements. À cette structuration interne s’ajoute l’établissement de relations partenariales avec le « réseau du renseignement » français. Donc, comme cela nous a été expliqué, s’il y a rupture en 2003, c’est bien à travers la création de ce « guichet » identifiable qui met en visibilité l’action de l’administration pénitentiaire dans le renseignement. Si, ainsi que l’a dit un de nos interlocuteurs sur ce sujet, « ce n’est pas que l’organe crée la fonction, car la fonction était là avant l’organe, mais l’organe a amplifié la fonction ». La création d’EMS permet de plus de centraliser l’information en devenant le point d’entrée exclusif pour suivre les individus écroués en milieu carcéral, faisant office d’interlocuteur exclusif sur ces questions. En retour, l’AP dispose d’un partage de l’information sur les individus en question touchant à leur dangerosité éventuelle, leur profil psychologique et leurs points faibles.

3.2.2. De la détection des « prosélytes » à celle des détenus en voie de « radicalisation » Dans le sillage de cette première étape, l’AP s’est attelée à sensibiliser les personnels à l’observation des dérives éventuelles des personnes détenues. Dès 2004, Dominique Perben a annoncé à grand renfort de médiatisation qu’une formation des surveillants de prison « au suivi du prosélytisme » est mise en place16. On trouve également trace de cette innovation dans les notes adressées par la DAP aux établissements, faisant elles aussi référence au prosélytisme17. Comme le note Hernandez de la Mano, élève directeur, « les surveillants sont sensibilisés aux changements de comportement et ils suivent les formations afin de déceler les premiers signes d’une activité prosélyte en détention » (2006, p. 63).

C’est en effet cette catégorie qui a été retenue alors pour désigner les détenus très engagés dans la pratique religieuse et développant une emprise religieuse sur leurs codétenus, amenant ces derniers soit à intensifier leur pratique, soit – pour les non-musulmans – à

15 Pour plus de détails sur la création de ce service et son action voir Laurent Ridel, 2012, « Les outils développés par l’administration pénitentiaire en matière de sécurité », Cahiers de la Sécurité, n°20 (juin), p. 112-115 ; Nicolas Jauniaux et Dimitri Zoubas, 2012, « L’administration pénitentiaire au cœur du réseau partenarial du renseignement », Cahiers de la Sécurité n°20 (juin), p. 116-119 ; ou encore Nicolas Jauniaux et Stéphane Scotto, 2012,« Le défi du renseignement », Cahiers de la Sécurité n°13 (juillet-septembre), p. 51-55.

16 On trouve à ce sujet de nombreux articles dans les médias.

17 Notes auxquelles nous n’avons pas eu accès.

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embrasser l’islam18. Une échelle d’évaluation avec des codes couleurs (jaune, orange, rouge) a été élaborée en fonction du degré de dangerosité attribué aux conduites identifiées comme prosélytes. Ce degré est mesuré à l’aune de critères tels que des signes distinctifs (port de la barbe, de la djellaba ou d’autres vêtements à connotation islamique), la pratique religieuse (consommation de repas sans porc, participation au culte), le type d’ouvrages lus ainsi que le comportement (isolement en cellule, refus de la télévision, appropriation de l’espace commun, inscriptions ou affichage, appel à la prière, problème relationnel avec les personnels). Des référents au sein des établissements sont censés, à l’appui de ces indicateurs, compléter régulièrement cette grille. Leurs observations alimentent une base de données informatique permettant à la DAP de prendre la mesure du risque prosélyte et de produire des chiffres éventuellement opposables aux fantasmes et rumeurs qui ont cours dans le débat public ou encore aux chiffres produits par d’autres administrations, et en particulier par le ministère de l’Intérieur19. Plusieurs de nos interlocuteurs au sein de la DAP ont souligné l’utilité de cet outil quand « ressortait dans les médias la thématique des prisons nids à prosélytisme ».

Comme nous l’a dit de manière très imagée l’un d’entre eux :

Cela permet de tempérer les fantasmes (…), il s’agit d’un « thermomètre. Si on prétend qu’il fait très chaud et qu’on a des relevés qui nous disent qu’il y a des pics qui sont à 18°, ça permet de relativiser le phénomène. C’est l’objectif d’un tableau de bord. Si on voit au contraire que trimestre après trimestre le phénomène progresse, on doit s’interroger sur les facteurs qui en sont à l’origine : manque d’aumôniers ? Faut-il transférer des gens dans des lieux où les gens sont moins malléables ? Mais au moins on ne peut plus raconter n’importe quoi. (..) Je ne vous dis pas que c’est un enjeu majeur. Mais il s’agit de se doter d’un outil.

Comment être crédible face au ministère de l’Intérieur si on n’a pas d’instrument de mesure ? On peut leur répondre : voilà nous avons un outil qui a été validé et voilà ce que cela nous montre.

De fait, à partir de 2005 les médias se font l’écho très régulièrement non seulement des stratégies mises en œuvre par l’AP pour lutter contre les dérives de l’islam radical20, mais encore (et très régulièrement) de chiffres produits par l’AP21.

18 Comme le remarque dans son mémoire ENAP Hernandez de la Mano, ce faisant, l’AP n’a pas jugé utile d’opérer la distinction faite par exemple par la CEDH dans son arrêt Kokkinakis (1993) entre le prosélytisme

« légal » et « abusif ». En effet la Cour de Strasbourg à l’occasion de cette jurisprudence a consacré l’idée qu’il puisse y avoir un « prosélytisme légitime » dès lors qu’il respectait certaines limites. (2006, p. 51)

19 En 2006, plusieurs quotidiens font référence aux chiffres présents dans un rapport des RG sur le prosélytisme islamique, estimant à 175 leur nombre (Le Figaro, 13 janvier 2006 ; La Voix du Nord, 14 janvier 2006).

20 Le Figaro fait mention le 30 novembre 2005 des travaux du groupe de travail mis en place en vue de la production du livre blanc sur le terrorisme qui propose un rapport détaillé des outils de dépistage des dérives élaborés par l’AP. Le Monde du 4 février présente la « politique complète contre le prosélytisme » mise en œuvre par l’AP évoquant la création d’EMS et les dispositions prises. Il est de nouveau question du dispositif dans la presse en 2010 lors d’une rencontre européenne durant laquelle le guide de détection des comportements radicaux en prison est présenté par le ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie (Aujourd’hui, 1er octobre 2010). Peu après l’affaire Merah, Henri Masse, alors directeur de l’AP, donne une interview à Aujourd’hui dans laquelle il expose la politique de repérage des détenus les plus radicalisés (17 octobre 2012).

21 Si en 2006 les chiffres cités sont attribués aux RG, tel n’est plus le cas à partir de 2007. En octobre 2007, suite à la publicisation du manuel des bonnes pratiques de lutte contre le terrorisme à l’initiative de Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l’Intérieur, Claude D’Harcourt est interrogé au sujet des mesures prises par l’AP. Il ne se contente pas d’évoquer le dispositif de surveillance élaboré par l’AP mais met en avant le chiffre d’un

« noyau de 80 personnes problématiques », estimant au passage : « C’est peu mais étant donné le prosélytisme de l’islamisme radical, il est important de repérer ces personnes. » (Dernières Nouvelles d’Alsace, 1er octobre 2008). En 2010, Le Monde, à l’occasion du séminaire européen consacré à l’identification de la radicalisation islamique en prison à l’institut national des Hautes Études de Sécurité du ministère de l’Intérieur, relaie le chiffre de « 140 détenus prosélytes, 200 en voie de radicalisation en France » (Le Monde, 2 octobre 2010). Récemment

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L’enjeu et le critère d’observation ont cependant évolué à partir de 2008-2009, la catégorie de référence, du moins au niveau de la DAP, n’est plus le prosélyte mais le détenu en voie de radicalisation, même si le terme prosélyte reste très largement utilisé dans les établissements par les personnels, y compris par les gradés. Cette évolution n’est pas étrangère à l’européanisation de la lutte contre le terrorisme et à la production, dans ce cadre et sous l’égide de la Commission européenne, d’un manuel des bonnes pratiques de détections de la radicalisation islamique en prison à l’initiative de l’Allemagne, de l’Autriche22. De plus, de l’aveu même de certains responsables du renseignement pénitentiaire, le repérage des

« prosélytes » conduisait à une « confusion généralisée » et à des excès induisant des effets pervers23 (assimilant en somme tout musulman pratiquant à cette figure du prosélyte). La référente cultes de PMJ pointe ainsi les apories de l’approche initiale :

Jusqu’à présent les fonctionnaires pénitentiaires avaient une formation très sommaire visant à lutter contre les dérives sectaires des musulmans. Et du coup tout servait à aboutir à ça. Logique défensive et très sécuritaire. Et puis le bureau qui traite du renseignement pénitentiaire a changé de position : c’est dangereux de rendre la religion surdéterminante dans une question de radicalisation parce peuvent être aussi surdéterminant la politique, le banditisme... Ce que nous combattons, c’est la radicalisation mais pas le prosélytisme dont nous n’avons rien à faire… C’est une question de liberté de religion. Ça je n’étais pas parvenue à le faire reconnaître, moi. Je veux dire : le fait que la question du prosélytisme concerne la question de la liberté de la religion mais pas celle de la sécurité de l’établissement. Notre problème, c’est la radicalisation qui peut entrainer au passage à l’acte, le recrutement d’autres détenus pour commettre des choses gravissimes du point de vue de la sécurité des établissements. (…) Ils (EMS 3) se sont aperçus que leur système d’observation finissait par avoir des effets de feedback : à force d’observer les détenus dans leurs pratiques religieuses, on finissait par provoquer des effets en retour. À force d’être observés et considérés comme des gens dangereux, ils finissaient par le devenir… (…). Et puis le champ de l’observation ne pouvait pas être correctement déterminé, trop vaste, trop large, et les agents finissaient par être noyés. On n’observait pas les bonnes personnes, pas au bon moment, pas pour les bonnes raisons. EMS 3 s’est alors rendu compte qu’il fallait faire un distinguo : les personnes qui jouent un rôle dans l’activité de réseautage le font discrètement. Ceux qui s’affichent ostensiblement comme prosélytes jouent un rôle dans ce qu’on pourrait appeler l’endoctrinement. Il y a un lien mais le passage de l’endoctrinement à l’activité opérationnelle se passe à un autre niveau, avec d’autres personnes. Et justement, la difficulté pour EMS, elle se situait là. Comment identifier les personnes, et là, ça dépasse le religieux. On est dans l’instrumentation politique du religieux.

Dès lors, c’est un processus que s’attache à saisir EMS. Par ailleurs, le comportement n’est plus jugé exclusivement à l’aune de la pratique religieuse mais d’un ensemble plus général (refus de répondre au personnel, abonnement à certains ouvrages et revues, refus de prendre part aux enseignements ou contestation de leur contenu, refus de rencontrer les personnels médicaux etc.). Ce repositionnement et le travail de discernement qu’il exige de la part des personnels a servi de levier à la référente cultes de PMJ pour faire aboutir un projet resté jusque-là lettre morte : celui de mettre sur pied une formation à la religion pour les futurs personnels de la pénitentiaire.

Michel Mercier, ministre de la Justice lors de l’affaire Merah, a cité le chiffre de 200 personnes à risques sur une population de 66 000 détenus. C’est de nouveau le chiffre de « 200 » détenus qui auraient « basculé » dans l’islamisme qui est cité (avec la précision suivante : 75 incarcérés pour affaires liées au terrorisme, dont 30 condamnés définitifs et 125 détenus étiquetés comme prosélytes radicaux) (Le Figaro, 6 avril 2012)

22 Qui fut présenté en octobre 2010 dans le cadre d’un séminaire organisé à l’institut national des Hautes Études de Sécurité au ministère de l’Intérieur (Le Monde, 2 octobre 2010). Cette initiative découle du programme de Stockholm (2010) dans lequel le Conseil de l’Europe a enjoint les États membres d’élaborer des mécanismes de prévention contre la radicalisation, entre autres l’élaboration d’un guide permettant de reconnaître les signes d’un tel phénomène.

23 Dénoncés d’ailleurs par l’OIP.

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