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Une nouvelle impulsion donnée par des entrepreneurs de réformes

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 58-62)

Reproblématisation en administration centrale

1. Une nouvelle impulsion donnée par des entrepreneurs de réformes

Les entretiens exploratoires que nous avons menés au niveau de l’administration centrale ont fortement imputé le regain d’intérêt de la DAP pour la question religieuse à l’intervention de quelques acteurs clefs. L’examen des rapports d’activité et de la production des circulaires et notes administratives à destination des établissements sur le sujet (1.1) confirment largement cette corrélation : la multiplication de la référence au religieux dans ces documents coïncide chronologiquement avec l’activité déployée par ces acteurs à la DAP et plus particulièrement celle du Directeur de l’administration pénitentiaire, Claude d’Harcourt (2006-2010) et de Jane Sautière qui inaugure, signe des temps, le poste de référent culte créé en 2006 au sein de la sous-direction PMJ (personnes sous main de justice) (1.2).

1.1. Du changement dans les rapports d’activités et notes administratives

Les rapports d’activités annuels de l’administration pénitentiaire que nous avons consultés fournissent un premier indice d’une montée en charge de la question religieuse au niveau de l’administration centrale. Trois périodes peuvent être distinguées (1950-1997, 1998-2006, depuis 2007).

De 1950 à 1998, aucune mention n’est faite de la question du culte dans ces rapports qui pourtant passent en revue d’autres dimensions de la vie en détention relevant de la réinsertion telles que les activités éducatives, socio-culturelles et sportives.

Pour la première fois en 1998 une demi-page expose les « activités cultuelles » : dix lignes sous l’intitulé « contexte » rappellent les grands principes du Code de procédure pénal (articles D. 432 à D. 439 du CPP). Un autre paragraphe de longueur équivalente et intitulé

« Actions et résultats » se contente d’énumérer le nombre d’aumôniers. Rien qui ne témoigne jusque-là d’une quelconque politique ou vision sur la prise en compte du fait religieux en prison. D’année en année, le petit texte est reproduit à l’identique, si ce n’est une réactualisation des statistiques relatives aux aumôniers indiquant d’ailleurs une progression des effectifs.

L’extrait du rapport d’activité annuel s’enrichit néanmoins substantiellement à partir de 2007. Une page entière est désormais consacrée à la question. Et ce, non plus sous la rubrique

« Activités cultuelles » mais « Accès aux cultes ». La reformulation est significative. Le rédacteur ne se contente plus d’un descriptif du cadre juridique (référé ici pour la première fois à la loi 1905 en sus du CPP) ni de l’énumération du nombre des aumôniers (rémunérés ou non) par culte. Le développement prend en effet l’allure de l’exposé des lignes d’action qui en découlent. On y insiste notamment sur la « triple obligation » qu’impliquent ces principes juridiques pour l’administration pénitentiaire. Une obligation d’une part de neutralité : « une neutralité d’autant plus nécessaire du fait de la visibilité très forte des pratiques et des signes religieux en détention » est-il précisé ; une obligation d’autre part en termes de « mise en

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place de l’accès au culte pour les populations pénales qui, en raison de leur situation, ne sont pas en capacité d’exercer leur liberté religieuse » ; une obligation enfin de résister à « toute forme de prosélytisme et de sectarisme (qui constituent des atteintes tant à la liberté religieuse qu’à la liberté de conscience) »1. Et le rédacteur de récapituler : « Il s’agit donc, tout à la fois, de se tenir à distance d’une quelconque implication dans la vie cultuelle, de l’organiser, d’en fixer les bornes. » L’extrait du rapport qui suit expose les prérogatives et le nombre des aumôniers, dont il est précisé au passage qu’ils « occupent une place essentielle en détention ». Est signalée ensuite la mise en place d’une formation visant à former ces derniers aux spécificités du monde carcéral. Ce à quoi s’ajoutent deux objectifs que la direction de l’administration pénitentiaire se serait fixée : d’une part l’aménagement de « lieux polycultuels » dans les établissements dépourvus d’équipements en la matière ; d’autre part le rééquilibrage entre l’offre d’aumônerie (insuffisamment diversifiée eu égard à la pluralité religieuse en milieu carcéral) et la demande religieuse des détenus. Autant d’initiatives et d’objectifs qui signalent à la fois l’amorce d’une réflexion sur la question religieuse en détention et une démarche volontariste s’agissant de sa prise en compte par l’administration.

La production des notes administratives touchant aux questions religieuses ou au culte2, source d’informations complémentaires, confirme ce changement de tendance. Considérer leur progression fournit en effet des indications précieuses sur l’état de la réflexion administrative et certaines de ses inflexions. Pour se limiter au corpus de notes produites et disponibles au centre de documentation (58) depuis 1945, une courbe de progression est repérable à partir des années 1990. Alors que de 1945 à 1990, on ne recense que 15 notes et circulaires, elles sont au nombre de 33 de 1990 à 2010 : 17 durant la décennie 90 ; 25 dans la décennie 2000-2010 avec une forte concentration entre 2006 et 2010 (20).

Ce regain d’intérêt de l’administration pour la question religieuse est corroboré enfin par l’innovation institutionnelle que représente en 2006 la création d’un référent culte au sein de la DAP. Outre qu’existe désormais un « guichet » clairement identifiable sur cette question au niveau central et vers lequel les questions qui émergent sur le terrain sont susceptibles de converger, des référents cultes ont été créés au niveau des délégations interrégionales, leur fonction étant de faire office de courroie de transmission entre les établissements et l’administration centrale et de servir d’interlocuteur en matière d’organisation des aumôneries au niveau régional.

1.2. Un DAP réformateur sensible à la problématique religieuse

Cette évolution est, en premier lieu, très largement associée à la personne de Claude d’Harcourt, directeur de l’administration pénitentiaire de 2006 à 2010. Ce directeur issu du corps préfectoral est réputé « homme de conviction ». Cette qualification renvoie certes souvent dans le discours des enquêtés à l’ancrage religieux d’un homme auquel la rumeur

1 Rapport 2007.

2 Nous nous appuyons ici sur les notes référencées par la banque de donnée de la DAP, ce qui invite à quelques précautions quant à l’interprétation compte tenu du fait que la documentaliste ne peut garantir que la totalité des notes produites par l’administration y soient présentes. Et ce particulièrement pour les périodes historiquement plus anciennes. Reste qu’elles peuvent être considérées comme un indicateur de tendance à valider à l’appui d’autres sources. On trouvera en annexe de ce texte un tableau recensant les notes recensées.

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indigène prête volontiers des affinités avec le monde catholique. Elle se rapporte surtout à la manière dont il a investi son mandat de directeur. Celui-ci, d’une longévité exceptionnelle pour cette administration s’est en effet, de l’avis de tous, caractérisé par un fort engagement en faveur de « son » administration. Cet engagement s’est en particulier exprimé par une politique de réforme de l’AP via la mise en œuvre des règles pénitentiaires européennes3. L’usage qui a été alors fait de ces recommandations comme d’un « cadre éthique et d’une charte d’action » procédait d’une politique managériale destinée à stimuler la motivation et l’engagement des personnels en leur fixant un cap. En faisant de ce référentiel consensuel un outil de communication ad extra, il s’est agi de surcroît de favoriser l’émergence d’une

« vision partagée » sur la prison pour tenter de relativiser la portée de la critique de ceux qui ne demandent ni plus ni moins l’abolition du système carcéral. Cette politique consistait en somme à mobiliser les personnels sur un objectif collectif tout en donnant des gages d’un engagement de l’AP en faveur du respect de la dignité humaine4.

Cette politique de réforme ne relèverait pas de notre propos si elle ne concernait la question religieuse au moins à deux niveaux. Premier niveau, le directeur de la DAP attribue alors un rôle notable aux acteurs religieux dans cette entreprise : celui de « témoins de bonne foi » susceptibles de cautionner et de d’attester de la réalité de l’engagement réformateur de l’AP. Pour l’ancien DAP, qui rencontre régulièrement les aumôniers, ceux-ci sont « les meilleurs connaisseurs de la prison, dans son intimité », ceux qui « savent tout, au plus profond des choses », les « seuls auxquels les détenus disent tout »5. À cet égard, il les crédite d’une « capacité (…) à porter à notre connaissance des faits très concrets qui ne sont pas acceptables par qui veut avoir une approche un peu digne de la détention » ou encore « de pointer des choses anormales ».

Quelque part, le regard du religieux sur le fonctionnement d’un établissement pénitentiaire participe de cet apaisement. Non pas qu’il ait un écho médiatique très fort, parce que les religieux ne s’expriment pas dans la presse. D’une certaine manière, quelle que soit sa propre approche du sujet, personne ne peut contester que le regard religieux sur la prison soit un regard juste. Je me disais qu’une des pièces du puzzle dans cette logique d’apaisement, c’était de savoir que le religieux partage la problématique d’ensemble, la soutient et n’est pas dans une attitude de critique ou de contestation. Même si ce regard apaisé et juste n’a pas de fruit médiatique parce que le religieux ne s’exprime pas.

Conséquence de cette vision : l’aumônier national catholique a participé au comité de suivi de la réforme liée à l’instauration des RPE :

3 Adoptées pour la première fois en 1973, révisées en 1987 puis en 2006, les règles pénitentiaires européennes (RPE) visent à harmoniser les politiques pénitentiaires des 46 États membres du Conseil de l’Europe signataires et faire adopter des pratiques et normes communes. Il s’agit de recommandations (108 au total) sans valeur contraignante (soft law) relatives aux conditions de détention des personnes détenues. Elles concernent les droits fondamentaux des personnes détenues, les régimes de détention, la santé, l’ordre et la sécurité des établissements pénitentiaires, ses personnels, les modalités d’inspection et de contrôle.

4 Ainsi qu’il nous l’a expliqué en entretien. Cette action a été impulsée en 2006. Il s’est agi de sélectionner certaines des règles considérées comme prioritaires pour l’évolution des établissements pénitentiaires et d’organiser une série d’expérimentations et concertations internes impliquant les différentes catégories de personnels afin d’élaborer les solutions « les plus opérationnelles possibles ». Voir à ce sujet la plaquette d’information produite par l’AP, Les règles pénitentiaire européennes une charte d’action pour l’AP, avril 2007.

À noter que ladite plaquette, dans la perspective sans doute des enjeux de communication externe, a choisi de mettre en exergue la règle n°72.1 « Les prisons doivent être gérées dans un cadre éthique soulignant l’obligation de traiter tous les détenus avec humanité et de respecter la dignité inhérente à tout être humain ».

5 Entretien.

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Quand on a lancé la démarche RPE, j’ai créé un comité RPE dont la vocation était au fond de dire :

« Par rapport à ces différentes règles, les huit que nous avons décidé d’appliquer, est-ce qu’on les applique correctement ou pas ? » Dans ce comité, j’ai fait en sorte de mettre le moins possible des gens suspects de partialité, notamment en notre faveur. Il y avait un journaliste, Dominique Rizet, du Figaro ; Nicole Maestrachi qui n’est pas suspecte de tendresse à l’égard du gouvernement ; et le diacre Jean-Louis Reymondier. Je l’avais pris parce que c’était le plus engagé. Ce n’était pas de la récupération de ma part, mais ça contribuait… Je mettais des personnalités qui n’étaient pas politiquement suspectes, en leur demandant de me dire, hors courants politiques, hors organisations, ils étaient là intuitu personae, si la démarche des RPE que nous voulions mettre en œuvre était correcte, respectait les référentiels, etc.

Cette attention au regard des acteurs religieux explique une vigilance particulière à l’égard de leurs déclarations publiques, auxquelles apparemment l’ancien DAP attache du prix. Ainsi lorsque l’évêque d’Evry critique, de manière injustifiée aux yeux de celui qui préside aux destinées de l’administration pénitentiaire, la mise en place du cahier électronique de liaison (CEL), s’attache-t-il immédiatement à désamorcer la critique :

C’étaient les vieux fantasmes « tout le monde sera fiché ». Cela fait partie des vieilles lunes. (…) Il était l’évêque de Fleury-Mérogis. Je pense qu’il avait été remonté par quelqu’un. J’ai appelé Reymondier. Je lui ai dit : « Je vais vous emmener dans un établissement qui utilise le cahier électronique de liaison. » Je les ai mis avec un de mes collaborateurs. Ils sont allés à Melun et ils ont passé une heure ensemble dans un espace contraint. Il y avait les quatre : le rabbin, le pasteur, le prêtre et l’imam. Je me suis dit que ça leur faisait du bien d’être les quatre ensemble. En plus, ils sont tombés dans un embouteillage formidable. Ils ont mis trois heures au lieu d’une pour aller à Melun. Je me suis dit que c’était bon que, vis-à-vis de la pénitentiaire, ils ne reproduisent pas les clivages de l’extérieur et qu’il y ait une sorte d’approche unifiée des religieux dans la relation avec la pénitentiaire.

Cette politique générale de réforme, par effets d’entraînement, a en outre eu des retombées sur la gestion du fait religieux. Conçue comme un outil de politique managériale et d’élaboration d’une vision partagée de la prison, la mise en œuvre des RPE a également eu pour mission, dans l’esprit de celui qui en fut à l’origine, de combler le vide normatif entre les prescriptions du CPP et le niveau de l’action pratique des personnels pour cadrer un tant soit peu les personnels sans pour autant recourir à l’outil juridique. Le domaine religieux n’a pas échappé à cette logique de définition et de codification des règles d’action ainsi que le suggèrent le changement de tonalité du rapport d’activité et la multiplication des directives remarquées ci-dessus, sur le contenu desquelles nous allons revenir.

La pénitentiaire est historiquement de tradition orale. Les consignes s’échangent par oral. Les règles sont vécues par oral. C’est là qu’il faut que je sois plus précis. Cette culture de l’oralité est quelque chose que j’ai récusé, contre lequel j’ai lutté en permanence. C’est le règne de la combine, du rapport de force, de tout ce que l’on veut, et ce n’est pas acceptable. Mais disant ça, je ne privilégiais pas la solution que je considère comme extrême, de la règle de droit. Je prends l’espace entre la règle de droit et l’oral. Pour moi, c’est le référentiel. C’est autre chose qu’une règle de droit. Le référentiel, c’est le cahier de procédures qu’une organisation se donne librement et qu’elle s’engage à respecter. Et elle s’engage à le respecter, non pas au regard d’un risque de contentieux, mais parce qu’elle considère que c’est bon pour la performance dans son organisation. Ce n’est pas parce que j’ai un regard très critique sur la règle de droit que je bascule du côté de l’oralité. Je pense qu’au milieu, il y a ce qu’en France on a toujours négligé, à savoir le référentiel. Les RPE se sont traduit par quoi ? Par la mise en œuvre d’un référentiel, un bouquin épais, et qui va dans le détail du détail pour codifier la manière dont on va traiter quelqu’un. La règle de droit ne rentrera pas dans ce détail.

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1.3. Une directrice adjointe PMJ militant en faveur d’une égalité des cultes

La ligne impulsée par le sommet de la DAP a d’autant plus d’effet en matière religieuse qu’elle trouve un relais particulièrement efficace au niveau de la sous-direction des personnes placées sous main de justice (PMJ), sous-direction à laquelle revient la tâche de définir, de mettre en œuvre et d’évaluer les politiques pénitentiaires6. De manière intéressante, Claude d’Harcourt précise qu’aucune directive particulière n’émane de lui : « les choses se sont emboîtées assez logiquement » grâce à l’action de personnes placées à des échelons intermédiaires – en l’espèce de la chargée des affaires cultuelles au bureau des politiques sociales et d'insertion (PMJ2) de la sous-direction PMJ.

Il était important de savoir que, dans les pivots de cette approche, il y avait deux ou trois sponsors, des personnes qui restaient discrètes, mais dont je savais qu’elles étaient en vrai accord sans que nous en ayons vraiment discuté. Je savais que, dans l’approche pratico-pratique, dans la relation avec le religieux, ces personnes étaient parfaitement en phase et résonance. Elles étaient comme les taupes pendant la guerre froide. Elles attendaient un signal venant d’un niveau managérial et elles avaient besoin d’un signal constant, de quelqu’un qui ne les trahirait pas si elles s’engageaient.

De l’aveu de ladite chargée aux affaires cultuelles, la question des « cultes » serait tombée dans son escarcelle un peu par hasard. Affectation aléatoire du dossier qu’elle considère typique d’une question qui est « toujours en bouillonnement sans être jamais prioritaire ». Juriste de formation, connaissant la vie des établissements pour y avoir travaillé longtemps comme conseillère d’insertion et de probation, elle va cependant déployer une activité considérable en faveur de ce dossier, profitant de la fenêtre d’opportunité ouverte par l’entreprise de réforme impulsée par le haut et le préjugé favorable du directeur de l’AP à l’égard de la religion. Sa sensibilité au dossier s’explique avant tout par la conception qu’elle a la laïcité : une neutralité bienveillante à l’égard du religieux et non pas une négation de celui-ci. Elle résulte plus spécifiquement d’un souci aigu de justice à l’égard des différentes religions qui, faute de présence historique ancienne en prison et d’élites pour les représenter en haut lieu, peinent à se faire reconnaître et à disposer des mêmes droits et prérogatives que les cultes « historiques ». Son expérience en établissement l’a rendue particulièrement attentive au sort de la religion musulmane qu’elle estime insuffisamment prise en considération et souvent discriminée.

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 58-62)

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