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La mise en scène religieuse de soi

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 195-198)

Des usages pluriels

2. La religion par rapport aux autres : se protéger et / ou s’imposer

2.1.1. La mise en scène religieuse de soi

Faire valoir cette identité, ici religieuse, peut constituer un moyen de s’affirmer par rapport aux autres, détenus comme personnels et de gagner en respectabilité. La mise en scène religieuse10 peut ainsi être jouée plus ou moins intentionnellement. « Paraître religieux » peut être jugé estimable par les codétenus qui respectent les observants et qui comprennent cette volonté de trouver « le bon chemin » ou de chercher « un soutien » par la religion.

Le fait de se construire un personnage croyant et / ou pratiquant ne suffit cependant pas à la mise en scène religieuse de soi. Encore faut-il donner des gages de piété. Cela passe par des signes, des objets (port de la croix ou d’une main de fatma, barbe), des pratiques (prier, se déplacer avec la Bible ou le Coran, faire le Ramadan ou le jeûne, ne pas manger de porc, faire ses ablutions, aller au culte), des discours à connotation religieuse (évocation de Dieu, conseils liturgiques, référence à des invocations, sourates ou versets), une posture générale (rester calme, paraître en paix, parler convenablement, ne jamais insulter, se montrer respectueux et tolérant) voire une hexis corporelle. La rigueur associée à certaines de ces pratiques, le jeûne par exemple, force le respect des autres détenus. Cela peut passer également par la décoration de la cellule avec des objets ou photographies religieuses, par la possession d’objets ou de livres religieux. C’est aussi par l’extension de son réseau social que le détenu peut faire la preuve de son engagement, par la connaissance des autres membres de l’aumônerie, par des salutations (« mon frère », « ma sœur ») et par le fait de recevoir la visite des aumôniers.

Cette mise en scène doit ensuite faire l’objet d’une validation mutuelle (Hervieu-Léger, 1999). Dans le monde clos qu’est la prison chacun s’observe. Rumeurs et jugements (qu’ils aient trait à la cause de l’incarcération, à la cohérence religieuse du comportement ou à l’assiduité de la pratique) vont bon train au dépend ou à la faveur de la réputation religieuse du détenu. Un détenu critique son codétenu qui prend son petit déjeuner sans faire ses

10 La notion de « mise en scène » fait référence aux travaux d’Erving Goffman et à sa métaphore du monde social comme un théâtre et à l’interaction comme une représentation. Dans la « présentation de soi » (premier tome de la mise en scène de la vie quotidienne, 1974), il explique que « l'acteur doit agir de façon à donner, intentionnellement ou non, une expression de lui-même, et les autres à leur tour doivent en retirer une certaine impression ».

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ablutions. C’est pour lui la preuve qu’il n’est pas un « bon pratiquant ». Une femme se moque de la manière dont sa codétenue effectue sa prière, une prière jugée trop courte et qui n’est pas prononcée avec « une vraie foi ».

La mise en scène de soi concerne particulièrement les détenus condamnés pour mœurs qui sont souvent stigmatisés comme on l’a dit. Qualifier un détenu de « pointeur », c’est coller une étiquette négative qui conduit à l’isoler des autres détenus, c’est le rendre vulnérable. Du fait de son attitude défensive, il paraît faible et s’il cherche une protection en se rapprochant des personnels, il peut passer pour une « balance ». Développer une identité religieuse peut constituer une forme de protection. L’identité criminelle s’efface alors au profit d’une identité religieuse afin d’être admis dans la « communauté acceptable » (Payne, 1973). Contrairement aux activités sportives inaccessibles à « celui dont l’infraction commise est inacceptable » (Gras, 2003, p. 195), les activités cultuelles sont plus ouvertes : « L'aumônerie est (…) un des rares lieux où ils peuvent se rendre sans trop de problèmes » (Sarg et Lamine, 2011, p. 97). Si les détenus « pour mœurs » trouvent à l’aumônerie un espace protecteur, seuls les musulmans bénéficient de la protection du groupe, protection leur permettant d’accéder sans risque à tous les espaces et activités de la détention. Stan, athée, condamné à plusieurs reprises pour de longues périodes et condamné de nouveau à plus de vingt ans constate en observateur :

Il y a beaucoup d’individus depuis maintenant dix ans, c’est ce que j’ai vu à travers la prison, d’individus avec des affaires de mœurs qui recherchent une protection et qui finissent par s’embrigader dans la religion parce que c’est la seule opportunité d’être tranquille en prison.

- Ça les protège ?

- Bien sûr ! Et même plus. J’ai eu des discussions avec eux. Une fois, j’ai coupé court à la discussion parce que c’était une discussion stérile. Je partais du principe que je n’avais pas à juger quelqu’un qui avait déjà été jugé. Mais un pédophile, quelqu’un qui avait violé des enfants, je ne pouvais pas m’imaginer faire du sport avec lui, ou le côtoyer. Je suis tombé sur quelqu’un qui était à fond dans la religion. Il m’a dit : « S’il se convertit à l’islam, il sera pardonné devant Allah. » J’ai coupé court. « Je ne peux pas discuter avec toi.

Quelqu’un qui a fait du mal à des enfants, ce n’est pas possible. Il ne peut pas être mon ami. Il ne peut pas être à côté de moi. » C’est peut-être un peu méchant de dire ça, mais j’ai évolué. Étant jeune, je lui aurais peut-être fait la chasse. C’était une discussion stérile. Ils sont protégés.

- En quoi consiste la protection ? C’est d’être plusieurs ?

- Oui. On appartient à un groupe et ce groupe… a une force de frappe dissuasive. À partir du moment où on se met dans ce groupuscule, on pense qu’on ne sera jamais agressé… Et c’est vrai. Il y a une population d’origine maghrébine, qui ne pratique pas, mais qui respecte, de par leurs parents, cette religion.

À partir de là, ils n’iront pas leur chercher des noises.

- La barbe est une façon de se protéger, de se rendre intouchable.

- Moi, je dis qu’il y en a qui font ça par effet de mode. J’ai plein de copains de ma génération, qui sont d’origine maghrébine comme moi. Cette question ne se posait pas. On parlait plutôt le niçois plus que l’arabe. J’ai l’impression que c’est un phénomène de mode, un retour en arrière des traditions. J’ai connu des mecs, des play-boys qui changeaient de gonzesse comme de chemise. Et ils se sont retrouvés à fond dans la religion. Il ne fallait plus parler de cul, de quoi que ce soit. (MC3 D13)

Certains détenus entrent donc dans cette logique de don / contre-don, vendant en quelque sorte leur âme contre protection. Didier, se déclarant protestant lorsque nous le rencontrons en maison centrale a opté à un moment donné de son parcours pour ces « conversions de façade » (Loïc Le Pape, in Bessin, Bidart, Grossetti, 2010, p. 112)11 ou « de confort » comme on a coutume de les appeler à l’AP. Il raconte très précisément comment il en est venu, dans une des maisons centrales où il a séjourné à devenir musulman :

11 Ce changement de croyances n’entraîne pas de véritable changement identitaire : tout change mais rien ne change (Loïc Le Pape, 2010, p. 214).

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- Vous avez été tenté par l’islam ?

- Vous savez à C… on baigne dedans… C’est difficile d’y échapper ! - Vous êtes entré dans l’islam ?

- Un peu mais c’était trop compliqué. On acceptait de le faire en français. Mais après il a fallu le faire en arabe. Ils nous apportaient des sourates en arabe… la Fatiha tout ça… Et puis il y avait le régime alimentaire. Il fallait manger halal. C’était trop contraignant les 5 prières. Et moi je mange de tout. J’ai été attiré oui mais c’était trop compliqué.

-C’est difficile de prendre ses distances une fois qu’on est rentré dans l’islam ?

- C’est vrai que la relation change quand on devient musulman. On fait partie des frères, ils disent

« akhi »…Mais quand on prend des distances, là on devient un « kafir »…un renégat. On vous dit juste un petit bonjour / bonsoir. Mais ils ont toujours l’espoir qu’on va revenir dans la voie droite.

- Vous avez été attiré pour des raisons spirituelles ou parce que l’islam vous apportait une protection dans un univers hostile ?

- C’est vrai que j’avais des arrière-pensées. On me l’a proposé. Je suis passé à l’émission « faites entrer l’accusé ». Donc tout le monde était au courant (de ce qu’il avait fait). Mon affaire a été assez médiatique.

Au début à B.… Quand j’ai commencé à être connu, je n’sortais pas trop en promenade. Je bénéficiais d’horaires aménagés avec d’autres personnes (pour éviter d’être agressé par les autres détenus). D’autres détenus aux affaires médiatiques. Ils (les frères) sont venus me voir et ils m’ont dit « si tu tiens à l’islam si tu tiens le Habl (le lien entre Dieu et sa créature), tu pourras sortir en promenade Wallah ! Tu serais protégé…

On sera tous là pour te protéger. On fait beaucoup de sport, de la musculation. » C’était des gros bras. Ils avaient des couteaux…il y avait des lames qui circulaient…On m’a même proposé d’appeler sur un portable si j’en avais besoin. De passer des coups de fils aux gens de l’extérieur si je voulais.

- Vous aviez déjà commencé à entrer en islam ?

J’avais une petite amie juive algérienne dont le père était Harki. (…) Je suis resté 6 ans avec elle. Une fois quand on était seul à la maison de ses parents, on est allé dans la chambre de ses parents. Elle a ouvert une armoire, il y avait un Coran, je l’ai feuilleté. Et après j’en ai acheté. Et j’ai commencé à le lire …Mais j’ai commencé quand ils m’ont proposé leur protection. Il y avait un détenu (ancien membre du GIA incarcéré après les attentats de 1995) avec lequel j’avais été transféré. Il venait voir un de ses amis dans mon aile et en passant devant eux j’entendais qu’ils parlaient d’islam. Et un jour je lui ai dit : « tu vas au culte ? Est-ce que tu pourrais me rapporter des livres ? ». Il m’a rapporté un Coran, La Citadelle du musulman, et des petits livres de hadith…

- Quand vous faites ça vous êtes dans une quête spirituelle ou vous cherchez une protection ?

- Quand vous entrez à ...…Vous êtes dans une ambiance musulmane. …mais c’est vrai que je me le suis dit…j’avais un peu une arrière-pensée.

- Vous alliez à la salle de culte ?

- On avait le droit, comme ici, à faire la prière à deux en cellule. Alors j’allais chez F.…un Turc… vous savez là-bas à B… y avait le muezzin du matin au soir.

- L’AP laisse faire ?

- Ils sont majoritaires. Ils seraient ingérables après…

- Alors vous entrez dans l’islam ?

- Oui. Je m’entendais bien avec F… Je me suis plus senti proche de lui. On se voyait pour boire le thé et lire le Coran…Lui il croyait ce qu’il y avait dans le Coran au sujet du paradis : qu’il y aurait les 40 vierges…le lait et le miel….Et il cherchait à le gagner en faisant des prières surérogatoires. Il m’avait prêté un livre qui s’appelait Les délices du paradis…un immense jardin avec des huttes…où ils parlent tous arabe.

Et je me suis dit s’ils parlent tous arabe j’y ai pas ma place.

- C’est dur de sortir … De dire qu’on est plus musulman…

- On prend ses distances l’air de rien. J’ai été sauvé par un psychiatre. Petit à petit j’ai espacé les visites.

Je sortais plus en promenade. Ça a inquiété le psychiatre que je ne sorte plus. Il m’a fait un certificat médical pour qu’on me place à l’isolement. Et là j’ai bénéficié d’une cours protégée. J’ai pu mener une vie à peu près correcte. J’ai pu bénéficier d’un peu de tranquillité. Me retrouver avec moi-même. (MC1 D13)

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La rencontre de Kevin, qui se définit comme catholique « pas encore baptisé », se fait au quartier d’isolement où il est placé suite à une dette non remboursée. Il raconte l’avantage que représenterait pour lui le fait de devenir musulman : « Si je me convertis, je suis un frère. Et ça protège. ». Il pourrait de nouveau « redescendre » en détention normale :

- L’islam ne vous a jamais attiré ?

- Non. Je n’ai pas envie d’être musulman. Ça ne m’attire pas. Pas du tout.

- Vous n’avez jamais senti des pressions pour que vous deveniez musulman ?

- Si ! « Les musulmans, c’est mieux. C’est le vrai Dieu. » Dans cette prison, ça va. A F., c’était plus compliqué parce qu’il y avait beaucoup de musulmans. Ils parlaient beaucoup de l’islam, que c’est bien, du Coran. Ils essayaient de m’enrôler. A F., il y en a deux ou trois qui se sont convertis.

- Cela donne des avantages ?

Dès qu’ils sont convertis, ils n’ont plus d’embrouilles. Avec tous les musulmans qu’il y a, ça se passe nickel. Ils n’ont plus une seule embrouille, c’est la fraternité.

- Vous êtes à l’isolement parce que vous risquez de vous faire tabasser. Si vous étiez musulman, est-ce que ça changerait quelque chose ?

- Si je me convertis, je peux redescendre, c’est bon.

- Vous seriez protégé ?

- Ah oui ! Pour eux, je serais un frère. Si je me convertis, je suis un frère, un musulman. Et ça protège.

- Si vous étiez converti, ça changerait quelque chose ?

- Il m’aurait moins cassé les… et il aurait réglé son histoire avec les auxis, ceux qui font le chariot. Il aurait cherché à savoir ce qui s’est passé. Il m’aurait moins insulté. (CD1 D32)

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 195-198)

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