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Le mode de gestion défensive

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 121-125)

Reproblématisation en administration centrale

TYPES IDÉAUX DES MODES DE GESTION DU FAIT RELIGIEUX EN PRISON

3.3. Le mode de gestion défensive

Le mode de gestion défensive est un modèle dans lequel l’administration pénitentiaire s’efforce de garder le contrôle sur les questions religieuses. La religion est globalement perçue par la direction et la hiérarchie comme un outil de subversion. Il est répété que la religion peut constituer une menace pour le fonctionnement de l’établissement. La religion est associée aux mots « prosélytisme » et « radicalisation religieuse ». La crainte de se laisser déborder est permanente et conduit à une vigilance toute particulière et à des anticipations. La gestion défensive vise parfois à consolider les acquis d’une reconquête de territoire. Le directeur d’une maison centrale explique son option d’aménager une salle polycultuelle plutôt que des salles cultuelles consacrés aux différents cultes, tel que cela prévalait jusque-là, comme participant d’une stratégie de cantonnement de l’islam. Cette solution lui semble de nature à se prémunir comme une logique d’appropriation et d’occupation de l’espace. La directrice d’une maison centrale explique pourquoi elle a refusé d’accéder à la demande des

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catholiques qui voulaient faire une procession dans les coursives. Elle a eu peur que les musulmans demandent la même chose. Et de continuer :

Si je l’avais accordé pour eux, l’aumônier protestant m’aurait peut-être demandé à son tour de le faire et ça aurait été très mal vécu par les personnes musulmanes. Donc il faut faire vraiment très très attention parce qu’on peut froisser chacun dans sa pratique de la religion. C’est exacerbé ici, c’est exacerbé ici parce que c’est un établissement pour peines et pas une maison d'arrêt, et certains se retranchent un peu derrière la religion pour passer le temps et pour passer une détention plus apaisée, je ne sais pas, ou pour trouver des principes qui leur permettent de se raccrocher à quelque chose. Donc il faut être prudent.

Dans ce modèle, la religion des personnes incarcérées est perçue plutôt comme négative, à travers le risque potentiel d’instrumentalisation qu’elle représente. La religion est encore plus confinée à la cellule et considérée comme une question privée qui ne doit pas entraver le fonctionnement normal de l’établissement. Les règles sur les normes vestimentaires sont appliquées de manière stricte. Le droit à la liberté de pratique religieuse, que les détenus seraient susceptibles de revendiquer, est plus qu’ailleurs subordonné à la sécurité.

Le rôle de l’administration pénitentiaire est central dans ce modèle de gestion défensive qui entend garder la main sur les questions religieuses analysées en tant que question essentiellement sécuritaire. Le suivi de la radicalisation et du prosélytisme est une préoccupation constante des personnels. Deux exemples, se rapportant l’un et l’autre à des prières collectives effectuées hors des lieux prévus à cet effet, suffiront à souligner cette vigilance :

Le directeur de la maison centrale explique la manière dont les personnels veillent à ne pas se faire déborder. Après une prière collective dans la salle de musculation récemment, il n’y a pas eu de CRI ni de commission de discipline. « Par contre il a fallu très clairement reposer le cadre, être très souvent présent dans cette zone. Les surveillants devaient être présents pour réinvestir le territoire, c’est un jeu de territoire.

Ici on considère qu’il n’y a pas de zones inaccessibles aux personnels, on doit pouvoir aller partout. On fait le tour du propriétaire (…). Donc il a fallu réinvestir le territoire, il a fallu de nombreuses audiences pour revoir chacun des détenus avec des officiers, la direction et les gradés avec lesquels le contact passe bien pour reposer le cadre et désamorcer d’éventuelles points de discordes en reprécisant bien : « Non, on ne vous empêche pas parce que vous êtes musulman mais parce que c’est interdit pour tout le monde. » Et forcément dans ces cas-là, on informe les services partenaires extérieurs pour les prévenir que quand même il y a eu une tentative de prière collective. »

Face aux tentatives d’actions collectives (organisation de prières collectives, de fêtes religieuses, de cultes sans la présence d’aumônier, etc.), l’administration pénitentiaire répond par l’intransigeance, une réponse à la fois légaliste (le strict minimum légal est accordé) et disciplinaire en cas de non respect du règlement. Un incident lié à une prière collective en atelier montre l’hypersensibilité à la question de la peur de la reconquête du territoire par les islamistes. Le gradé qui a réussi à prendre sur le fait un détenu, incarcéré pour des faits de terrorisme, en train de prier à l’atelier lors d’une pause, montre la difficulté pour la direction de gérer l’incident :

Si la direction sait qu’il y a une forte attente de sanction du côté des surveillants, elle redoute en même temps qu’une peine de quartier disciplinaire ne suscite un mouvement de victimisation collective du côté d’une partie de la population pénale musulmane, voire qu’elle aboutisse à mouvement collectif de protestation. La commission de discipline opte pour une peine de quartier disciplinaire avec sursis. Comme l’explique le directeur : « La procédure n’était pas suffisamment solide. C’est jamais facile de caractériser un incident en trouble à l’ordre public. Entre accusation de prosélytisme et discrimination, il n’y a qu’un pas.

Même si les faits sont constitués. Ses explications et la présence de l’avocate, commise d’office, brillante pour une fois, a fait qu’il n’y avait pas 100 % de certitude. »

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Dans ce modèle de gestion défensive, l’administration pénitentiaire est réticente à déléguer à des aumôniers, considérés comme insuffisamment expérimentés, une question religieuse jugée aussi sensible pour l’équilibre de la détention. Les interventions des aumôniers sont réduites, la clé n’est pas acquise, les aumôniers participent plus rarement aux CPU.

L’aumônier de la MC3 n’a pas la clé. Il explique : « On m’a dit « ici c’est sécuritaire, l’aumônier n’a pas la clef ». Il n’a pas cherché à l’obtenir parce que « ça lui va bien comme ça ». Il y voit l’avantage d’être dépendant des surveillants : « On est obligé de leur demander, comme ça on ne les « zappe » pas… C’est mieux. » Ensuite, celui lui évite de devoir fermer la cellule, ce qu’il n’aime pas faire.

Les aumôniers sont perçus comme des personnes intervenant en détention, tant que cela ne nuit pas à la question de sécurité : leur rôle est réduit. L’administration pénitentiaire compte sur eux pour être informés de ce qu’ils font précisément, ils sont même sollicités (alors qu’ils ne répondent pas toujours favorablement à ces demandes) pour transmettre des informations sur le rapport à la religion de certains détenus. Dans la gestion défensive, l’aumônier musulman peut constituer un allié dans la lutte contre le radicalisme. On attend de lui qu’il exerce un contrôle social sur les pratiques et croyances de ses coreligionnaires. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’est pensé en administration centrale le recrutement de ministres du culte musulman (voir chapitre 2). Les membres de la direction ou au moins l’un d’entre eux nouent des relations étroites et privilégiées avec lui, jusqu’à parfois l’assimiler à un agent de l’AP et à le mettre quasiment sous tutelle, ce qui peut alors rendre sa position auprès des détenus bien inconfortable. (voir chapitre 10)

On l’aura compris, les établissements se rapprochant de ce modèle idéaltypique de gestion défensive sont plus fréquemment des maisons centrales où la religion est davantage associée au risque de radicalisation et davantage considérée sous l’angle d’une problématique du renseignement, même si cet idéal-type de gestion peut se retrouver par touches dans tous les établissements.

Il est évident qu'aucun établissement ne suit totalement l'un ou l'autre de ces modes de gestion. L'idéal-type exagère les traits les plus significatifs des configurations étudiées qui sont bien évidemment plus complexes. Il ne fige pas la réalité, il intègre au contraire une forme dynamique. Le mode de gestion d’un établissement peut évoluer du fait de la neutralisation de certains paramètres, de l’arrivée de nouvelles personnes (membres de la direction, personnel, détenus à profil) ce qui peut interférer sur les négociations, rapports de force ou initiatives personnelles. De plus, quoiqu’il en soit du contraste en matière de gestion du fait religieux en maison d’arrêt et établissement pour peines, il n’exclut pas la coexistence dans chacun de ces types d’établissement, les réalités combinant souvent de façon originale un ou deux de ces modes de gestion. On a ainsi vu des modes de gestion variables pour les quartiers d’hommes des quartiers de femmes ou plus ou moins flexibles selon les aumôneries, voire les aumôniers concernés. Ces modes de gestion ne sont en outre jamais figés mais peuvent également varier dans le temps.

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Conclusion

Ce rapide survol donne un aperçu de la diversité des pratiques, particularismes et exceptions existant au sein des établissements en matière de gestion du fait religieux. Encore faut-il que cette créativité locale s’inscrive – un peu à la manière de variations musicales fidèles à un thème initial – dans un cadre minimal de références communes. La circulation des personnels, des détenus et des aumôniers d’une part, la circulation des normes horizontalement et entre le local et le central, le cas échéant, les coups de gouvernail de l’administration centrale assurent en même temps un minimum d’uniformité et posent des limites à la créativité locale.

Cependant, ces laïcités locales négociées, on l’a vu en fonction de toute une série de paramètres, nous semblent caractéristiques d’une institution carcérale prise dans une tension constante opposant d’un côté une logique bureaucratique et réglementaire hiérarchique et descendante, de l’autre, une logique discrétionnaire ouvrant à des négociations et ajustements locaux nécessaires à l’équilibre et la bonne gestion des établissements. Loin donc de procéder d’un quelconque dysfonctionnement – ce que pourrait laisser supposer une vision rigide du fonctionnement bureaucratique déduite des textes et non de l’observation empirique de l’institution carcérale – cette diversité des situations locales, pour induire parfois de ruptures d’égalité ou surprendre les acteurs, participe du fonctionnement même d’établissement et de leur stabilité toujours relative.

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Chapitre 4

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 121-125)

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