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Des exceptions locales

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 96-100)

Reproblématisation en administration centrale

Chapitre 3 Laïcités locales

1. Variations locales pour la religion

1.5. Des exceptions locales

La comparaison a en outre fait surgir quelques particularismes locaux. Ces derniers méritent d’être signalés tant ils sont illustratifs, soit du poids de l’histoire, soit de la marge de manœuvre dont disposent les établissements pour inventer des solutions par le bas.

3 B. Borghino note ainsi qu’étaient alors « regroupés uniquement les détenus musulmans demandant expressément par écrit leur participation au Ramadan, gage de leur volonté et de leur sincérité. Une même demande doit être adressée au responsable de la détention par ceux désirant renoncer à cette pratique religieuse. » (Borghino 1990, p. 58)

97 1.5.1. Des religieuses dans l’établissement

L’un des établissements de notre échantillon a par exemple pour particularité de compter dans ses murs des religieuses. Celles-ci, appartenant à la congrégation de Marie-Joseph et de la Miséricorde sont attachées à l’histoire de l’établissement même si elles ont dû le quitter après 1905. De retour dans les années 1950, elles se sont vu confier par l’administration pénitentiaire des postes d’infirmières, d’éducatrices, de psychologues et de lingères. En 2012, elles sont trois. Logées sur le domaine pénitentiaire (dans un appartement équipé d’un oratoire situé dans un bâtiment où habitent certains personnels) elles reçoivent une indemnité dont il n’a pas été facile de déterminer la nature (le statut n’est pas connu précisément des cadres de l’établissement). Leur congrégation et la DAP sont liées par une convention.

Aucune d’elles n’occupe de poste précis dans l’organigramme de l’établissement (avec la création des UCSA en 1994 et celle des SPIP en 1999, elles ont abandonné leurs fonctions d’infirmière et d’éducatrice). Elles disposent des clés des divisions (l’une d’elle en entretien nous montre un très lourd trousseau qu’elle transporte dans une trousse d’écolier) et circulent librement en détention.

Depuis le début des années 2000, elles animent des ateliers dits « de redynamisation ».

Ces ateliers aux activités pour la plupart très genrées (couture, tricot, broderie, peinture sur soie, patchwork, dessin, informatique, jeux) sont fréquentés par des détenues de différentes confessions et des femmes sans-religion. La sœur avec laquelle nous nous sommes entretenues s’en félicite. Si elle affirme ne jamais faire de catéchisme, elle n’hésite pas à inviter les détenues à la messe dominicale et ne manque pas une occasion d’expliquer ce que sont les temps fort du calendrier liturgique catholique : « Je demande juste : « C’est quoi pour toi la Pentecôte ? » ».

Les « petites sœurs », comme les appellent les personnels, gèrent également le vestiaire social ainsi que les ventes d’habits et de chaussures qui ont lieu deux fois par an. Elles accompagnent certaines détenues en permissions de sortie, vont leur chercher leur billet de train à la gare et rendent visite à celles qui sont hospitalisées. Décrites dans le rapport d’activité 2011 comme « des partenaires de l’institution », elles participent à la commission du parcours d’exécution des peines (COPEP), au bilan accueil, à la commission indigentes, à la commission de classement (CPU), au rapport hebdomadaire élargi.

Rares sont les acteurs, qui osent critiquer cette présence des sœurs. Au contraire même, on souligne de manière très pragmatique les services qu’elles rendent en détention, qui constituent « autant de travail que n’ont pas à faire les personnels » (Emma, CD2 Se1). « Le jour où elles vont partir, on va être dans la mouise. Ce qu’elles font, je ne sais pas qui va le faire », considère Robert (CD2 G4).

1.5.2. Des détenus référents culte

La MC2 a développé un usage, sans équivalent dans les autres établissements dans lesquels nous avons enquêté. Il s’agit de détenus « référents cultes » que les personnels présentent comme « une pratique locale qui n’est pas imposée par l’AP » :

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À la fin du culte protestant, lorsque je demande à Jules en quoi consistent ses fonctions de référent, il répond modestement qu’il s’agit surtout de « passer le balai » (Il s’occupe de préparer et de ranger la salle polycultuelle). Interrogé par un invité à la célébration, qui ne doit pas connaître l’appellation, il précise un peu et plaisante : « C’est référent, pas révérend ! ».

Du point de vue de la direction, la définition de leur rôle est quelque peu différente : « On essaye de rendre un petit peu acteurs les détenus dans le culte. Il y a aussi une logique de gestion de la détention derrière. S’il y a une difficulté pendant le culte, on a un interlocuteur et un seul. C’est mieux que de se trouver face à un groupe à gérer, quand il y a une petite tension comme l’année dernière où l’on a retrouvé des excréments dans un tapis de prière et un crucifix cassé. Pour éviter que l’on en arrive, non pas à une guerre des religions intramuros mais à une montée de la pression entre communautés religieuses dans la détention. Il faut prendre en compte le fait que la salle polycultuelle se trouve au sein même du bâtiment d’hébergement, ce qui n’est généralement pas le cas. Pour mieux réguler les mouvements, pour éviter que tous les détenus veuillent aller préparer la salle, on prend les devants et on désigne un responsable. (…) Ils se proposent. Après, on valide ou pas. C’est eux qui vont aller dans la salle de culte pour la préparer avant que l’imam arrive. Si on a des problématiques en lien avec ce culte, c’est le référent qu’on va rencontrer. »

1.5.3. Auxi Ramadan et fours musulmans

Pour finir ce tour d’horizon, deux spécificités propres à un établissement, une maison centrale, méritent d’être signalées tant elles sont exemplaires des logiques de négociations qui peuvent être à l’origine de certains dispositifs en vigueur localement. Il s’agit tout d’abord des postes « d’auxi Ramadan » qui ont été créés pour servir la collation prévue pour le Ramadan.

Le chef de détention nous en a fait la description suivante :

Généralement quand on arrive en période de Ramadan, on désigne des auxi Ramadan. Ils sont musulmans. Et c’est optionnel. On le prend musulman parce que si ce n’est pas un musulman qui distribue la collation, ceux qui la reçoivent refusent. Et ça peut engendrer un certain nombre de problèmes. En général on désigne une ou deux personnes sur la liste. Mais si on prend quelqu’un qui n’est pas sur la liste, on a essayé, ça pose un problème. C’est refusé par ceux qui reçoivent la collation. C’est pas verbalisé « mécréant » mais ils veulent quelqu’un qui fait partie du groupe. C’est ce qui apparaît, c’est que dans ce petit groupe là, il y a des gens qui ont une interprétation assez rigide et posent la question de la pureté. Quelques individus considèrent que c’est une affaire de pureté. Mais le plus souvent ce que je constate c’est que c’est deux ou trois individus qui posent le problème, qui ne le disent pas et ce sont les autres qui parlent pour le groupe.

- Cette distribution des repas Ramadan par des auxi-Ramadan, ça a fait l’objet d’une réflexion en interne…

- Oui, on en a parlé avec les collègues. Mais quand on désigne les auxi… Parce que pour le Ramadan, il y a une collation, et ici en plus on fait une soupe. C’est cet auxi qui distribue à ceux qui font le Ramadan.

Mais pour la distribution du soir c’est des auxi lambda. Donc là ils prennent le repas normalement. Mais à un moment ils ont voulu qu’eux-mêmes préparent la soupe. Et là, on a dit non ! C’est la cuisine de la détention qui prépare la soupe… À un moment, ils voulaient absolument tout préparer et même composer la collation.

« Ah non…vous avez une cantine Ramadan, vous avez les moyens. Si vous voulez faire les choses comme vous le voulez, vous cantinez ! » Mais quelqu’un qui est inscrit, qui voit le chef cuisinier, il peut lui expliquer comment faire… Et le chef le fait. Et là ça passe.

Autre particularisme local observable dans cet établissement : des « fours musulmans » ont été mis à disposition aux étages, afin de satisfaire la demande de détenus souhaitant pouvoir faire cuire des aliments dans des fours n’ayant pas eu de contact avec de la viande porcine.

Ici les détenus ne peuvent pas les cantiner (les fours) pour des raisons de sécurité. Donc l’administration a acheté des fours qui sont dans les bureaux des surveillants à l’étage et qui sont mis à la disposition des détenus. Avant, on avait un four par étage et les détenus musulmans sont venus dire : « Dans ce four-là, il y a des détenus qui cuisent du porc et, nous, on n’en mange pas ». On a acheté un deuxième four.

- Donc il y a un four ordinaire… et un four « musulman » …

- Non, moi je ne voulais pas que ça s’appelle four musulman ! Tous les fours qui sont passés par devers moi j’ai écrit « sans porc » et l’autre « ordinaire ». Mais j’ai été absent et il y a un four sur lequel on a écrit

« four musulman »… et ça, c’est pas passé inaperçu ! Quelqu’un m’a fait l’observation : « Vous voyez, on nous identifie, il y a un four pour les musulmans ». Alors moi j’ai dit : « Non, ça c’est une erreur !

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vous, c’est « four sans porc », c’est pour les gens qui ne mangent pas de porc. » Il n’y a pas que les musulmans qui ne mangent pas de porc ! Il faut être délicat dans le choix des mots… Mais M. (un détenu) me dit l’autre jour : « Le problème c’est qu’ils font cuire des viandes qui ne sont pas hallal… la question ce n’est pas porc ou pas porc… si quelqu’un fait un poulet non sacrifié rituellement, ça pollue notre alimentation… ». Mais M., ce qu’il a fait lui, c’est qu’il a thésaurisé le four… Et maintenant, si quelqu’un lui demande le four, il lui demande ce qu’il va faire : si c’est pour faire cuire une viande qui n’est pas hallal il refuse de donner le four. Je lui ai dit : « non » et je lui ai repris l’explication que je vous ai donnée, comment on est passé du four ordinaire au four sans porc… et maintenant vous posez la question de la viande ritualisée !… ça peut se concevoir… mais initialement ce n’est pas ce qu’on avait imaginé.

Cette pratique locale que nous n’avons constatée nulle part ailleurs est particulièrement intéressante car elle met au jour les conditions et tractations qui y ont présidées. Les fours ont été octroyés à la demande des détenus. Selon un autre gradé :

Dès qu’on a mis des fours au niveau des étages, il y a des années, tout de suite on a entendu : « Mais attendez, moi je ne cuis pas mon plat si le mec il a cuit du cochon juste avant, cela va couler dessus ! ».

La réponse de l’établissement à cette revendication résulte, comme l’explique très bien notre interlocuteur, des incertitudes normatives quant à ce qu’implique la liberté de culte en prison en termes d’obligations au niveau des détentions.

Donc le souci, c’est qu’on se dit « sur certaines choses on n’est pas sûr d’être dans notre bon droit », alors on demande à la DI et à la DI personne ne répond jamais… Donc c’est « normalement moi je dirais que non, mais attendez, je vais demander à la centrale ». Et à la centrale en général « c’est oui, effectivement il pourrait faire un recours, mais effectivement là il n’y a rien qui dit que… donc à vous de voir si vous voulez prendre le risque », donc retour case départ. Ensuite en local, c’est bien gentil tout ça, mais il faut qu’on fonctionne… Donc après on priorise… Donc moi je préfère lâcher sur un four sans porc, leur dire (aux détenus musulmans) : « Ok, pas de souci et quand ils commencent à sortir sur la coursive en djellaba, ou aller faire la prière sur la cour, » et leur dire « ça ce n’est pas possible… Ici on vous respecte, on vous laisse quand même vivre votre religion et votre pratique religieuse, maintenant il y a l’administration. Vous voyez bien que quand on peut et que cela rentre dans le cadre légal on vous laisse faire, voire même un peu plus » mais il vaut mieux lâcher ou prioriser sur un four musu (sic) et tenir sur d’autres choses. Dans d’autres prisons, vous n’avez peut-être pas de four musu (sic) mais je vous garantis que les mecs ils se baladent en djellaba partout.

La mise à disposition dudit four, « sans porc » pour les uns, « musulmans » pour les autres, ne satisfait cependant pas tout le monde du côté des détenus. Elle est à la source de malentendus – plus ou moins volontaires – sur les ayant droits à usage. Alors qu’une partie le conçoit comme réservé aux musulmans soucieux de l’observance des prescriptions religieuses, partant exclusivement réservé à la cuisson de nourritures hallal, d’autres le considèrent comme destiné à l’usage des individus se réclamant de cette religion, quelle que soit leur degré de conformité à ces prescriptions alimentaires. Débat entre détenus qui sollicite l’arbitrage des gradés, comme le raconte l’un d’entre eux :

Y a des détenus qui sont venus me voir et qui pratiquent la religion musulmane et qui m’ont dit :

« M. D., faites quelque chose, on est musulman mais bon… Rien ne m’interdit de faire un poulet non hallal dans ce four… pourtant je suis musulman ! ». Ils vont pas le dire directement aux autres. Une situation peut déraper très vite. Ils ne veulent pas s’attirer les foudres des autres. (…) Parmi les musulmans même y en a qui disent : « Bon, moi, si je veux faire un poulet non hallal j’ai droit de le faire ». Mais les autres ne l’acceptent pas et ils viennent me voir moi, car ils savent que j’arrondis souvent les angles et que j’ai de l’expérience avec le chef de détention, ça se passe super bien.

- Qu’est-ce que vous pouvez faire ?

- (… ) y a des audiences qui ont été faites et le chef de détention a fait des recadrages. Il leur a dit :

« c’est un four aux musulmans mais tout le monde peut l’utiliser : c’est pas réservé que pour la viande hallal ! »

- Un four destiné à la cuisson sans porc donc…

- Oui.

- Mais si un non musulman veut l’utiliser pour faire cuire une viande qui n’est pas du porc…

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- Non, seul le musulman a le droit de l’utiliser. L’enjeu, c’est aussi qu’une petite catégorie de personnes seulement utilise le four. En prison, le moindre petit détail prend de l’importance capitale… Parmi les musulmans, celui qui va pas cuisiner sans porc veut pouvoir en bénéficier… mais les autres disent non ! Vous avez le musulman qui dit je veux un four sans porc et dans ce four je veux qu’on ne cuise que des viandes hallal et vous avez l’autre musulman qui ne va pas aussi loin dans le raisonnement et qui dit je suis musulman j’ai le droit d’utiliser ce four comme j’en ai envie. Et même un musulman qui veut faire du porc s’il le dit, il se fera lyncher ! C’est ça la subtilité !

- Dans le recadrage vous leur dites quoi ?

- On leur dit que c’est pour les musulmans… et pas pour une catégorie de musulmans qui a envie de pratiquer de telle ou telle manière… y compris le musulman qui veut continuer à manger du porc !

- Mais le chef de détention me dit que l’appellation « four musulman » ne convient pas et préfère « four sans porc » …

- Mais même les détenus musulmans qui ne pratiquent pas comme ça et plusieurs sont venus me voir pour me dire nous on mange du porc et on a droit au four musulman. Alors que les autres le veulent parce que c’est le four dans lequel on ne peut pas cuisiner du porc… C’est compliqué !

- C’est d’autant plus compliqué que le four s’appelle « four sans porc » !

- Aujourd’hui… mais avant c’était four musulman et c’est peut-être par rapport à cette ambiguïté là qu’on a changé de dénomination. Cette affaire de four est récente parce que la petite équipe de untel et untel voulait s’approprier complètement les fours. Ce qui a entraîné une réaction des autres musulmans parce qu’ils devaient partager le « four valide », parce qu’il y a à l’étage 30 personnes qui l’utilisent et eux ils étaient à cinq ou six à utiliser le four…

- Mais ils revendiquent ce four parce qu’ils sont des observants purs et durs ou parce que cela leur permet d’avoir un four que pour quelques-uns ?

- C’est ce que je vous dis : très souvent, ceux qui pratiquent la religion musulmane, c’est parce qu’ils ont envie d’obtenir quelque chose que les autres n’ont pas. Ils mettent la religion en avant pour gagner quelque chose. Et ça a été de tout temps ! ça permet de « gratter un avantage », de dire tu as vu moi je me suis mis en avant… C’est exister davantage aux yeux de ceux qui vont suivre le mouvement… ça vous donne la tranquillité en détention.

Les différents exemples évoqués témoignent de tout ce qu’a d’illusoire l’image de la prison comme une bureaucratie hiérarchisée et uniforme, imposant unilatéralement un cadre à ses usagers contraints de s’y soumettre. Ni les agents, ni les établissements ne sont des rouages d’une bureaucratie froide qui imposerait inexorablement et mécaniquement des normes produites au sommet. Phénomène constitutif de toute activité administrative, les appropriations locales sont à la source à la fois d’infléchissements, d’innovations et de bricolages dont certains font d’ailleurs parfois école. Le constat de ces variations locales ne peut que conduire à une interrogation sur ce qui en est à l’origine. Plusieurs exemples démontrent qu’une multiplicité de paramètres intervient dans les équilibres instaurés localement. C’est à identifier ces régularités que s’attachera notre deuxième partie consacrée à l’analyse des paramètres de négociations de ces laïcités locales.

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 96-100)

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