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Les limites du jeu sur les origines

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 169-173)

La religion, un outil de travail des surveillants

3. La religion : une ressource pour le travail

3.4. Les limites du jeu sur les origines

Si certains y recourent, le jeu sur la proximité culturelle n’est pas sans limite et tous les surveillants susceptibles d’activer cette ressource sont loin d’y avoir recours. Cela pour plusieurs raisons. Plus ou moins toléré selon les établissements, le jeu sur la proximité ethno-culturelle n’en est pas moins considéré comme un jeu aux marges des normes professionnelles légitimes.

3.4.1. Une ressource délicate à manier

Son maniement suppose un certain art de faire, sous peine d’éveiller des soupçons et susciter des critiques. Pour Franck, qui se dit athée, « ce n’est pas la même chose de faire le lien avec le partage de la passion du foot qu’avec sa religion… avec la religion c’est plus sensible, c’est plus risqué, cela peut plus déraper » (MC1 S8). Tout en concédant que « parler de soi » est nécessaire à la création du lien entre le surveillant et le détenu. Yin, d’origine asiatique, désapprouve ceux qui donnent trop d’eux-mêmes en en soulignant les effets pervers, évoquant le cas d’une collègue affublée par ses pairs du surnom « Vent d’Esprit » tant elle ne cesse de mettre en avant sa croyance.

C’est sûr que Vent d’Esprit est dans l’empathie vue sa religion, elle pardonne, et dans ce cas, on peut être complice de choses illicites. On côtoie les détenus tous les jours, on peut avoir les mêmes affinités et les mêmes croyances, c’est un sujet plaisant et séduisant et ce n’est pas innocent. On est tous des êtres humains.

Les détenus nous connaissent bien, eux, ils sont plusieurs et ils nous cernent. Une simple défaillance, parler trop est risqué. Le danger c’est de se confesser. On parle ami-ami et cela arrive plus souvent qu’on ne le pense. Chacun a son talon d’Achille. On est obligé de créer une relation mais faut rester vigilant. (MA2 S17, 30 ans, 6 ans d’ancienneté)

De nombreux surveillants, et particulièrement les surveillants de culture musulmane comme Karim, ont intériorisé les risques de la mobilisation d’une telle ressource et développent une attitude d’hypercorrection.

Je ne me permets pas d’aller discuter avec des détenus de ça, demain je peux être taxé de prosélytisme ou je ne sais quoi donc je fais attention, je discute de ça si on m’interpelle et si j’estime que le gars est en train de raconter n’importe quoi et qu’il est grand temps que je le recadre et dans la mesure du possible, je le fais toujours en présence d’un collègue, toujours, toujours. Je n’entame pas une discussion comme ça avec un détenu parce que je sais très bien que les autres vont pouvoir ensuite dire n’importe quoi, j’ai toujours ça en tête et ce n’est pas plus mal, croyez-moi, croyez-moi, un brin de paranoïa ce n’est pas plus mal… (MC1 S6, 40 ans, 14 ans d’ancienneté, musulman pratiquant)

Par ailleurs, les détenus peuvent refuser se prêter au jeu, mettant la division des rôles institutionnels (surveillant / détenu) fonction au-dessus de la proximité d’appartenance. Dans cette perspective celle-ci peut constituer plus un handicap qu’un facilitateur dans la relation, le surveillant étant conçu alors comme un « traître » à son groupe d’appartenance primaire.

Les femmes maghrébines sont particulièrement exposées à un tel rejet, cumulant aux yeux de

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certains détenus de la même origine, trahison du groupe d’appartenance et transgression des normes patriarcales. Kenza, jeune surveillante, raconte ainsi comment elle a été insultée :

J’étais donc ici, je ramenais mes détenus en salle de cour et puis fatalement je passe par les salles de musculation, là où il y a les jeunes que les moniteurs de sport font descendre pour faire le sport. Puis on m’insulte en langue arabe que je connais parfaitement. Donc je traduis : « sale pute », « grosse suceuse »,

« chienne », « salope », tout ça. Que je comprends parfaitement même si c’était en arabe. À la suite de ça j’en discute avec le moniteur de sport et il n’a pas voulu laisser passer. Donc on est parti voir le chef de détention qui a bloqué le bâtiment. Le chef de détention a fait une morale parce qu’évidemment la personne n’a pas voulu se dénoncer. Il a fait une morale à tous ces jeunes qui étaient en salle de sport. Personne n’a voulu se dénoncer. Donc le chef de détention a privé tout le groupe qui était là de sport pour une semaine. Donc plus de sport pour eux. Le lendemain à la suite de ça j’étais en poste à l’infirmerie. Et puis un jeune qui m’avait insultée est venu me voir et il m’a dit « Écoutez surveillante, c’est pas bien ce que vous avez fait. Les jeunes ici, le sport, c’est tout ce qu’ils ont. Vous leur avez tout enlevé sous prétexte qu’ils vous ont insultée ». Donc moi je lui ai expliqué que moi j’étais ici pour faire mon travail et pas pour être insultée. Et il m’a répondu :

« c’est pas notre faute si tu viens maquillée comme une pute avec des mèches blondes. Normalement toi tu dois le savoir, tu es une fille arabe, tu es soit disant musulmane, donc tu dois le savoir que tu dois pas venir.

C’est de la provocation. Normalement une fille, c’est censé rester à la maison et pas travailler. » - Les insultes là, c’est un cas particulier ou c’est récurrent dans votre vie de surveillante ? - C’est répété.

- Et à chaque fois vous mettez un rapport ?

- En fait… quoi je mets un rapport quand je sais qui est le détenu. Parce qu’ils sont pas bêtes. Ils le font… par exemple, l’autre fois je devais aller les chercher en atelier et pour y aller, il faut passer par les cours de promenade. En promenade ils sont 200 ou 300 : qui vous a insulté ? vous ne le voyez pas. Et ils profitent de ces moments-là pour m’insulter. Ou quand ils sont sous la douche et que je passe et qu’ils sont une vingtaine.

- Vous avez l’impression que vos origines y sont pour quelque chose ?

- Moi je pense que oui. En fait je pensais que oui et puis mes consœurs elles ont été insultées par des détenus qui leur disent : tu es une arabe : ce que tu fais tu devrais pas le faire. L’autre jour, j’ai accompagné un détenu au vestiaire qui m’a dit qu’il avait vu des jeunes. Et il m’a dit « Tu sais surveillante, je leur ai dit que c’était pas bien qu’ils t’insultent et tout… et les autres détenus lui ont répondu « Mais regarde-la comment elle est maquillée avec ses mèches blondes et tout. C’est de la provocation. C’est une honte. » (MA3 Se3, 30 ans, 5 ans d’ancienneté, de confession musulmane)

3.4.2. Neutraliser la prise culturelle et religieuse

Le cas évoqué ci-dessous en témoigne : l’identité culturelle constitue parfois une prise pour les détenus dont ils peuvent faire usage pour modeler leur relation avec le surveillant.

S’ils peuvent en jouer pour tenter, eux aussi, de s’attirer ses faveurs, elle peut aussi servir à mettre à l’épreuve son autorité, chercher à le déstabiliser ou à exercer des pressions sur lui en tentant de positionner la relation sur un autre terrain que celui de la relation hiérarchique existant entre le surveillant et le détenu. De sorte que certains surveillants concernés affirment préférer neutraliser cette prise. Slim, de père antillais et de mère africaine, préfère dire qu’il est de la Martinique plutôt que musulman. Mohammed, dans le même ordre d’idée, affirme se faire passer pour «quelqu’un des îles ». Mais c’est surtout chez les femmes maghrébines que l’on retrouve cette mise à distance de la proximité culturelle. Les propos d’Amel, Myriam, Djamila et Dina l’illustrent :

- Vous discutez religion avec les détenus ?

- Non. Ils me parleront de leur religion mais je n’évoquerai pas la mienne. C’est rare et moi-même j’évite. C’est un terrain où je ne peux pas aller du fait de ma fonction. Ça pourrait dévier en un débat personnel. Même chose avec les collègues. Autant je ne me cache pas d’être pratiquante… Quand on fait le service de nuit pendant le Ramadan, ça se voit, on partage avec les autres. C’est une occasion de discuter.

Mais le débat philosophique sur la religion, non ! C’est très personnel, pas pendant le travail. (Amel, MC2 S20)

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- Ça vous arrive de parler de religion avec les détenus ?

- Ah non ! Il n’y a pas d’échanges sur la religion. Je mettrai un holà direct. Je veux rester neutre. Ici, pas de politique, pas de religion. No comment ! Ma manière d’être ici, c’est « je me réfère à mes fonctions, c’est tout. Je fais mon boulot. Quand elles arrivent, il y a un courrier qui est envoyé aux parents pour pratiquer le culte. C’est une information. Ils font ensuite ce qu’ils veulent. (…) Moi je suis d’origine algérienne, je parle arabe. Je fais semblant de ne pas connaître quand elles parlent entre elles. Je ne prends pas parti. C’est différent si une personne ne parle pas français et qu’il faut faire l’interprète. Même si je comprends, on ne parle pas la langue avec cette personne si elle parle français. Faut pas se mettre en porte-à-faux. Les détenues sont très regardantes et observatrices. Faut éviter les difficultés. (Myriam, MA3 S1)

Il y en a qui me demandent de quelle origine je suis. Je leur réponds « suédoise ! »… ou je leur dis encore « Oui, c’est vrai que j’abuse du fond de teint ! Et puis qu’est-ce que cela vous apporte de savoir qui je suis et d’où je viens ? Quand vous m’appelez, je suis là et quand je vous donne des ordres, vous devez m’obéir. Le reste n’a pas d’importance. » Je n’ai pas besoin de dire que je suis musulmane pour me faire respecter ! Je n’ai pas besoin de ça : ce n’est pas professionnel (…) Je fais le Ramadan et c’est possible qu’ils s’en rendent compte. Parce que je ne me maquille pas. Je suis plus marquée. Ils peuvent le supputer mais je leur dis rien. Je leur parle pas de religion. Je ne partage pas ça avec eux. (Djamila, MC3 S3)

- Et vous, sur le terrain de l’islam on essaie de créer une proximité ?

- Vis-à-vis de l’islam non, ils ont pas trop essayé. (…) Bon des fois quand il y en a qui me parlent arabe.

Tout le temps. Au début que je suis arrivée. Mais moi je bloque. Je leur ai fait croire que je ne comprends pas. J’ai coupé court. Je le comprends pas, ça sert à rien. Bon je le comprends parfaitement, je le parle. Ça m’aide parfois. Mais moi je dois mettre plus de distance qu’elle (surveillante d’origine non maghrébine présente) parce que j’ai mes origines, je suis prédisposée. (…) Moi mon but c’est qu’elles changent, qu’elles parlent mieux français, qu’elles sortent, qu’elles fassent quelque chose, qu’elles deviennent bien… Moi mon idéal, c’est que certaines elles ne reviennent plus. Que je les recroise et qu’elles me disent voilà j’ai trouvé du travail. (Dina, MA3 S7)

Conclusion

Cette plongée dans le vécu professionnel des surveillants permet de constater le caractère incontournable de la dimension religieuse dans leur travail – fût-elle marginale et jugée bien souvent secondaire par ceux-ci. Loin de relever de situations exceptionnelles, le fait religieux fait partie de l’ordinaire de la vie en détention. Si sa gestion relève des tâches routinières (interaction avec les aumôniers, organisation et suivi des mouvements du culte, fouille des colis de Noël, mise en place du dispositif Ramadan etc.), elle concerne également le surgissement de multiples situations plus ou moins inédites supposant l’apprentissage de savoir-faire et sollicitant des réponses plus ou moins standardisées.

Cette présence du fait religieux dans le travail des surveillants témoigne bien des spécificités d’une laïcité carcérale qui se décline sur le mode de la reconnaissance du fait religieux. Elle s’explique également par une forme de valorisation de l’utilité sociale de la religion que l’on retrouve dans la théorie indigène de la « religion qui apaise », véritable leitmotiv qui parcourt les discours des acteurs de haut en bas de l’institution. Encore faut-il ne pas surestimer les effets de cette prédisposition institutionnelle à reconnaître une place légitime au fait religieux. Elle n’empêche ni les pratiques discrétionnaires des agents ni les discours dépréciatifs sur l’insincérité religieuse des détenus et leur utilitarisme religieux. Elle ne prémunit pas davantage l’organisation contre les réactions hostiles et des pratiques discriminatoires chez certains personnels. Ces discours et pratiques coexistent toutefois avec des discours et pratiques, tout aussi prégnants, mettant en évidence les ressources de maintien de l’ordre recelées par la religion. Cette ressource ne se limite pas à la religiosité des

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personnes détenues ou à l’intervention des intervenants dédiés à cet office. Il n’est pas rare que les surveillants – de manière privilégiée ceux ayant une proximité avec telle ou telle religion – la mobilise dans leurs interactions avec les détenus. La religion, entre autres dimensions de la vie sociale, peut ainsi constituer un terrain d’échange et devenir l’objet et l’enjeu de ce « troc relationnel » inhérent à la relation carcérale (Lhuilier et Aymard, 1997, p. 152). Ces usages du religieux qui participent d’une dynamique d’ethnicisation des rapports sociaux, sont révélateurs des modes de fonctionnement d’une organisation dans laquelle les personnels sont comparables à des équilibristes oscillant sans arrêt entre le rappel à la règle et l’écart à la règle, le rôle professionnel et l’écart au rôle pour se situer sur un terrain plus relationnel et parfois plus personnel. De sorte que ce qui pourrait apparaître comme une défaillance de la socialisation professionnelle ou encore, au regard d’une conception rigide de la règle laïque comme une transgression de l’idéal républicain, se révèle sociologiquement comme participant du mode de fonctionnement d’une organisation qui fait une large place au pragmatisme et aux logiques de personnalisation des rapports, et ce au bénéfice du maintien de l’ordre.

Cette présence incontournable du fait religieux dans le quotidien de la détention n’est sans doute pas étrangère à ce qu’il est convenu d’appeler le « retour » du religieux qu’il est toutefois difficile de mesurer. Plusieurs anciens personnels de surveillance ont évoqué cette montée du religieux en l’imputant notamment à la place qu’occupe désormais l’islam au sein de la population pénale. Cette transformation de la donne religieuse peut conduire à des crispations identitaires au sein des personnels dont, par ailleurs, certains ne vivent pas toujours de manière positive l’ouverture grandissante de leur corps professionnel à la diversité culturelle. Si des logiques racistes se font jour à l’endroit aussi bien des détenus que des surveillants issus des minorités culturelles, et particulièrement de l’islam, trois facteurs contribuent cependant à relativiser les dynamiques discriminatoires : la fonction de médiateurs culturels que sont susceptibles de jouer les personnels issus de la diversité, l’homologie culturelle grandissante entre surveillants et surveillés, l’accès à des postes de la hiérarchie intermédiaires et supérieures de ces personnels au sein des établissements. Autant de paramètres qui participent, à l’instar de ce que d’autres ont observé dans le monde hospitalier (Bertossi et Prudh’homme, 2011) à l’intégration dans le fonctionnement de l’administration pénitentiaire de la diversité religieuse et culturelle.

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PARTIE II

Dans le document Des hommes et des dieux en prison (Page 169-173)

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