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L’enchevêtrement d’acteurs et d’intérêts internes et externes d’action publique a été souvent pris en compte par les études empiriques qui mettent l’accent sur une distribution plus fragmentée du pouvoir des nouveaux acteurs (Le Galès 1995, p. 15 ;

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Devin 2013, p. 20–21). Il s’agit d’un environnement complexe où les acteurs de multiples origines coexistent et sont éventuellement en compétition. Plusieurs courants théoriques ont proposé de prendre ces dynamiques en compte, notamment celles en termes de

coordination de niveaux d’analyse (Putnam 1988; Milner 1997)5, de gouvernance multi-niveaux (Rosenau 1969; Rosenau 2006; Risse 2011)6 ou encore de systèmes post-nationaux (Neyer 2002). Ces courants ont été fructueux au niveau de l’identification des lieux d’autorité et des modes non-hiérarchiques ou hétérarchiques de coordination à l’international. Toutefois, d’après Alden et Aran (2012, p. 8–10), ces approches réservent à l’État un rôle simplement de médiateur entre les différents groupes de pression.

Afin de combler ces limites, des études récentes mettent l’accent sur la différenciation au sein de l’État – en illustrant des acteurs infra-étatiques concrets – et non sur l’État considéré comme un acteur unitaire (Hassenteufel 1995, p. 96). D’autres réhabilitent le rôle de l’État dans l’approche pluraliste en décrivant la politique étrangère comme une politique publique plurielle mais « autorisée par l’État » (Pinheiro & Milani 2012; Milani & Pinheiro 2013). Le processus d’internationalisation serait donc orienté par l’État : la pluralité d’acteurs ne présuppose pas l’absence d’asymétries ou de compétences distinctes7. Ces efforts contribuent à reconnecter la notion de politiques (policies) avec celle de la politique (politics) (Hassenteufel 2011, p. 24).

Nous soutenons dans ce contexte que la fragmentation des lieux d’autorité renvoie à la transformation (et non à la disparition) de l’État. C’est pourquoi nous préférons l’approche par les réseaux d’action publique, qui permet d’examiner la participation des acteurs étatiques dans les interrelations entre les différents réseaux et

5 Selon Putnam (1988, p. 460), l’articulation entre les niveaux national et international est gouvernée par un

groupe spécifique de normes et de décideurs politiques qui s’efforcent de réconcilier simultanément les impératifs internes et internationaux. L’auteur reconnaît l’existence de conflits concernant la définition de l’intérêt national des États, qui serait socialement orientée. Le « jeu à deux niveaux » a été repris par Milner (1997) afin de montrer comment les politiques nationales affectent exactement la politique étrangère. Centré sur le choix rationnel, l’auteur décrit tous les États comme étant des polyarchies et examine les facteurs déterminants dans les négociations politiques, notamment les préférences des acteurs et le niveau d’information.

6 S’appuyant sur une conception empirique de la politique étrangère, Rosenau (1997) suggère que c’est le long

(along) de la frontière interne/externe que l’on voit émerger un espace politique de contestation et de configuration des évènements. De même, c’est là que les défis de gouvernance s’imposent. Cet espace réaffirme la structure étatique du système international, mais celle-ci est insérée dans un contexte de transnationalisation et est gouvernée par un ensemble de « sphères d’autorité » (spheres of authority) non limitées aux espaces territoriaux des nations. Ces sphères sont créées comme le résultat d’un processus de dissolution des lieux d’autorité et contribuent à une densification de la scène internationale avec les acteurs collectifs. Risse (1995, p. 286; 2011, p. 3) part également du postulat d’un enchevêtrement des processus nationaux et internationaux et d’une gouvernance multi-niveaux sur la base d’une souveraineté partagée. Ce postulat est appliqué à ce qu’il appelle les « États à souveraineté limitée » (limited statehood) et va plus loin en soutenant que les sphères de souveraineté limitée sont présentes dans la plupart des États contemporains et passés.

7 L’idée de la politique étrangère comme politique publique avait également été mise en avant par Kessler (1999),

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dans la structuration même des réseaux (Le Galès 1995, p. 15–20). Cette approche nous permettra de cerner la construction contemporaine de l’action collective à travers les frontières nationales. Cependant, l’application de cette approche à l’analyse de phénomènes internationaux nécessite une attention particulière aux dispositifs de transaction entre les différents systèmes politiques. Nous proposons de les intégrer à travers les concepts de traduction et d’arènes politiques, qui seront développés au cours de ce chapitre.

Il convient de souligner que Rosenau (2006, p. 29–38) avait également mis en évidence les réseaux articulant les gouvernements et les acteurs non-gouvernementaux ainsi que les arènes où les différents acteurs interagissent et s’engagent collectivement afin de poursuivre leurs objectifs et de mettre en œuvre des politiques. Cet auteur s’intéresse à la combinaison de dynamiques internes et externes débouchant sur des tendances simultanées vers le global et le local et dont les sources se trouvent dans trois paramètres fondamentaux : i) les compétences des individus (niveau micro) ; ii) les structures d’autorité qui connectent les citoyens aux collectivités (niveau micro-macro) ; et iii) la structure de la politique mondiale (niveau macro). Dans notre approche, nous nous intéressons davantage aux coalitions politiques qui interagissent au niveau de nombreuses arènes en fonction de leurs ressources et des processus de traductions successifs, le tout dans un contexte de transformation de l’État8.

En effet, les notions de gouvernance multi-niveaux et de réseaux d’action publique se sont développées de manière parallèle et parfois interchangeable : par exemple, Rhodes (1996, p. 660) considère que la gouvernance se réfère aux réseaux inter-organisationnels auto-organisés. Les réseaux d’action publique sont définis par Le Galès (1995, p. 14) comme « le résultat de la coopération plus ou moins stable, non hiérarchique, entre des

organisations qui se connaissent et se reconnaissent, négocient, échangent des ressources et peuvent partager des normes et des intérêts ». Cette notion met en valeur les dimensions des acteurs individuels et collectifs, de leurs interactions et de leur contexte politique et

institutionnel. Les stratégies d’acteurs sont ainsi déterminées par les ressources disponibles, les systèmes de représentation auxquels ils adhèrent et qui orientent leurs actions, et les

intérêts poursuivis qui définissent leurs préférences et les finalités de leurs actions

(Hassenteufel 2011, p. 115–117). Suivant cette même logique, le réseau d’action publique est traité par Rhodes et Marsh (1995) comme un méso-concept – un modèle d’intermédiation des groupes d’intérêts (meso-level concepts) – qui faciliterait l’intégration

8 Comme le rappellent Bursztyn et Bursztyn (2012, p. 161), le rôle de l’État dans le contexte de gouvernance

acquiert un double sens : d’un côté le pouvoir relatif du gouvernement se réduit en fonction du partage des processus de décision ; d’un autre côté, la responsabilité de l’État augmente dans la mesure où il importe de protéger les décisions vis-à-vis des asymétries de pouvoir existantes.

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conceptuelle entre les dimensions sectorielles et territoriales. Les auteurs font des relations structurelles entre les institutions politiques un élément fondamental des réseaux d’action publique, qui peuvent retrouver des approches macro-théoriques différentes.

Cependant, cette approche fait face à une critique courante qui porte sur l’opacité des relations de pouvoir dans et entre les réseaux. À ce sujet, Marsh et Smith (2000) proposent de concevoir le pouvoir de manière plus interactive9. Nous rejoignons cette

proposition, en mobilisant l’approche par les réseaux d’action publique, dont le but est d’appréhender la distribution des ressources politiques entre les acteurs impliqués dans l’internationalisation d’instruments brésiliens de politiques rurales. Cependant, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, il n’existe pas un « modèle brésilien » de développement rural. Plus que la reproduction d’un « package » de discours accompagnés d’un ensemble de technologies plus au moins stabilisé (Darbon 2009a, p. 256), la définition des instruments de politiques publiques socialisés dans les arènes internationales repose sur le résultat des conflits au sein du secteur rural brésilien. Nous optons de la sorte afin de mieux intégrer les conflits et les relations de pouvoir entre et au sein des réseaux. De même, nous privilégions le cadre d’analyse des coalitions de cause (Advocacy Coalition Framework) (Sabatier & Jenkins-Smith 1993; Jenkins-Smith et al. 2014).

Développé notamment par Sabatier, dans les années 1980, ce cadre considère les politiques publiques comme le produit d’interactions entre plusieurs coalitions d’acteurs structurées par des systèmes de croyances (belief systems) normatives et causales. Ces croyances sont perçues sous la forme d’une structure tripartite, fondée sur les croyances du noyau central (deep core beliefs), les croyances propres à une politique particulière (policy core beliefs) et les croyances secondaires (secondary beliefs). Les premières comprennent des hypothèses normatives et ontologiques très générales concernant, par exemple, le rôle propre de l’État par rapport au marché ou les clivages gauche/droite. Les deuxièmes sont appliquées à tout un sous-système de politique publique. Les deux premiers niveaux sont très difficiles à faire évoluer et restent relativement stables. Enfin, le troisième niveau est composé de croyances relativement restreintes et concernent, par exemple, les règles détaillées et les applications budgétaires à l’intérieur d’un programme spécifique. Celles-ci comprennent les décisions instrumentales et peu consensuelles de mise en œuvre (Sabatier & Jenkins-Smith 1993; Sabatier 2014).

9 Par exemple, les acteurs centraux d’un réseau utilisent des ressources qui sont structurellement déterminées et,

étant donné que certains intérêts sont privilégiés, les structures de pouvoir sont reproduites par de nouvelles configurations de ressources au sein du réseau.

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Une coalition de cause est constituée d’acteurs issus de diverses institutions10 publiques et privées, à différents niveaux, qui partagent des croyances et qui cherchent à manipuler les règles, les budgets et le personnel des institutions gouvernementales. Dotées de ressources particulières, elles adoptent des stratégies collectives afin de faire avancer leurs objectifs au sein d’un sous-système politique (policy subsystem)11 (Sabatier & Jenkins-Smith 1993, p. 5–37). Il convient de noter que tous les membres d’une coalition ne partagent pas entièrement le même système de croyance et que des conflits peuvent être déclenchés au sein d’une même coalition. De plus, les institutions administratives ne sont pas monolithiques, et peuvent s’allier à des coalitions différentes (Sabatier & Jenkins-Smith 1993, p. 214).

Ce cadre d’analyse s’intéresse également au changement de politique publique à travers le temps, en mettant l’accent sur deux voies principales de changement majeur :

l’apprentissage entre les coalitions de cause ou la résolution de conflits. Le changement de

croyances d’une coalition à l’autre est considérablement difficile, ainsi les auteurs de ce cadre constatent une tendance pour que les coalitions soient plutôt stables sur des périodes de dix ans ou plus. Cela étant, jusqu’à récemment ces auteurs soutenaient qu’un changement profond de politique publique ne serait possible que si des perturbations importantes venues d’autres secteurs ou si les conditions socio-économiques du système dans son ensemble changeaient les ressources ou les croyances fondamentales des acteurs principaux. Ensuite on a mis en avant la possibilité de changement majeur suite à un accord entre les coalitions sur les problèmes principaux d’une politique publique, dont les principales conditions comprennent : i) une situation d’impasse intenable, ii) la participation par des représentants de tous les acteurs concernés ; iii) des règles de décision fondées sur le consensus ; iv) du temps ; v) un médiateur politique compétent ; vi) l’instauration d’une confiance mutuelle ; et vii) l’apprentissage entre coalitions (Jenkins-Smith et al. 2014; Sabatier 2014).

Certains de ces outils nous permettrons de saisir analytiquement les interactions plus ou moins fortement structurées entre les acteurs étatiques et non-étatiques

10 Outre les institutions gouvernementales, les parlementaires et les groupes dominants d’intérêt, les relations

d’interdépendance comprennent ici les journalistes, les analystes, les chercheurs et d’autres groupes qui participent à la formulation, la dissémination et l’évaluation des idées politiques.

11 Ceux-ci peuvent être définis par leur sujet politique, par leur ancrage territorial ou par des acteurs directement

ou indirectement engagés. Cette unité n’implique pas tous les acteurs intéressés ou impactés par les décisions politiques. Ils sont, en fait, simplifiés par l’agrégation d’un groupe d’acteurs au sein d’une ou de plusieurs coalitions. Cette unité nous permet de mettre l’accent sur les relations entre acteurs qui forment des réseaux et qui circulent entre les niveaux national et international, sans privilégier un niveau sur l’autre. Elle permet également d’appréhender la diversification d’acteurs impliqués dans la production de l’action publique ainsi que le changement d’échelle de cette action, qui outrepasse les limites des États et se fonde sur des processus de gouvernance multi-niveaux.

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impliqués dans la circulation de solutions d’action publique brésiliennes, qui sont inscrites dans les conflits du secteur rural brésilien. Ainsi, comprendre le contenu de ces échanges signifie connaître les différents systèmes de croyances et leurs modes de structuration.. La section suivante cherchera à identifier les mécanismes et les acteurs intermédiaires du processus de circulation.

Analyse du processus circulaire d’internationalisation de

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