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Les orientations économiques et les initiatives de modernisation du secteur agricole discutées ci-dessus ont conduit à une configuration duale des structures agraires brésiliennes. Ce secteur oppose l’image d’un secteur entrepreneurial, principal bénéficiaire des politiques publiques de modernisation productive, et celle d’un secteur familial, de caractère minifundiste et pluriactif, qui s’est renforcé ces dernières décennies. D’après Leonard (2009, p. 72), la dualité de l’agriculture brésilienne est le résultat d’un processus continu de discrimination et de marginalisation de l’agriculture familiale et paysanne, tenue dans une situation de dépendance vis-à-vis des oligarchies agraires. Le secteur paysan a très longtemps été considéré au sein de l’administration politique et économique du pays comme concurrent de l’agriculture patronale dans la mobilisation de la terre et du travail ainsi que dans la production alimentaire.

Tentative de définition de l’agriculture familiale

Pour des fins conceptuelles nous retiendrons sur le Tableau 8.1 les caractéristiques générales (non exclusives) des principales formes d’agriculture comme défini par Bélier et al. (2014). Ces caractéristiques ont pris des contours institutionnels et politiques dans le cas brésilien. Pour Béliers et al. (2014, p. 17), la taille (superficie) des exploitations n’est pas retenue comme l’un des critères distinctifs alors que la « petite taille » est souvent assimilée à tort à l’agriculture familiale (voire la généralisation du terme smallholders

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dans la langue anglaise)21. Ce critère a pourtant été politiquement mobilisé au Brésil (comme au Mozambique) en raison des trajectoires historiques des systèmes agraires et de l’existence de la grande propriété latifundiaire dans ces pays. Comme nous l’avons soutenu, la dénomination « agriculture familiale » est mobilisée dans le débat public ainsi qu’au sein des institutions nationales, dont le but est de se faire connaître comme forces sociale, économique et politique et de définir des politiques dédiées.

La définition officielle adoptée au Brésil conçoit l’exploitation familiale comme celle gérée par son propriétaire, fondée essentiellement sur le travail familial et dotée d’une taille inférieure à 4 modules fiscaux. Ces modules correspondent à une mesure établie sur la base du revenu potentiel des terres, d’une superficie de 5 à 110 hectares selon la région agro-géographique (loi 11.326/2006, ordonnance administrative du ministre du Développement agraire n°111 de 2003 et résolution n°3.467/2007).

Institutionnalisation de l’agriculture familiale

Cela étant, après la transition démocratique, la formulation et la mise en œuvre des politiques publiques agricoles rurales se fondaient sur une diversité croissante de

21 Ces auteurs définissent l’agriculture familiale comme « l’une des formes d’organisation de la production agricole

regroupant des exploitations caractérisées par des liens organiques entre la famille et l’unité de production et par la mobilisation du travail familial excluant le salariat permanent. Ces liens se matérialisent par l’inclusion du capital productif dans le patrimoine familial et par la combinaison de logiques domestiques et d’exploitation, marchandes et non marchandes, dans les processus d’allocation du travail familial et de sa rémunération, ainsi que dans les choix de répartition des produi ts entre consommations finales, consommations intermédiaires, investissements et accumulation » (Beliers et al. 2014, p. 21).

Tableau 3.1: Caractéristiques générales des principales formes d’agriculture

Formes entrepreneuriales Formes patronales Formes familiales et paysannes

Main d’œuvre Exclusivement salariée Mixte, présence de salarié permanent

Dominance familiale, pas de salarié permanent

Capital Actionnaires Familial ou association

familiale

Familial (y compris les exploitations qui ne disposent que de capitaux très réduits,

comme les exploitations sans terre)

Management Technique Familiale/technique Familial

Consommation Sans objet Résiduelle Autoconsommation partielle à dominante

Statut juridique Société anonyme ou autres

formes sociétaires

Statut d’exploitant, formes

associatives Informel ou statut d’exploitant

Statut foncier Propriété ou faire-valoir indirect

formel

Propriété ou faire-valoir indirect, formel ou informel

Propriété ou faire-valoir indirect, formel ou informel

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structures institutionnelles où coexistaient différents réseaux d’action publique. Depuis 1995, le gouvernement a institutionnalisé une approche dualiste du secteur rural en séparant le soutien à l’agriculture familiale, d’une part, par la mise en place du Programme national de renforcement de l’agriculture familiale (Pronaf) et la création en 1996 du Ministère extraordinaire de politique foncière (MEPF) ; et d’autre part, par le soutien à l’agriculture patronale maintenu par le Ministère de l’agriculture, de l’élevage et de l’alimentation (MAPA). Le MAPA a réaffirmé son rôle dans l’orientation des exportations brésiliennes tandis que le MEPF a donné lieu au Ministère du développement agraire (MDA). Celui-ci a gagné en visibilité grâce à la pression des réseaux de politiques, formés par les mouvements sociaux présentés plus haut, d’ONG et d’universitaires et a contribué à matérialiser un changement de rapport de pouvoir dans le monde rural brésilien (Leonard et al. 2009, p. 77).

La création du MDA est venu ainsi légitimer un secteur socio-productif qui s’est structuré dans la durée et de façon autonome (Leonard et al. 2009, p. 74). Il ne s’agissait pas, selon Delgado (2011, p. 334), d’assumer l’existence d’un dualisme étanche, mais de problématiser les convergences et les conflits autour de leurs modèles de développement rural, de leurs sources de croissance, et de leurs instruments de politiques publiques. Toutefois, cette mesure n’a fait, pour Sabourin (2007, p. 27), que cristalliser la représentation déjà forte d’une agriculture à deux vitesses : une agriculture capitaliste entrepreneuriale, exportatrice et une petite production paysanne et arriérée. Cette opposition entre un agrobusiness compétitif et pourvoyeur de devises et une agriculture familiale associée à la réforme agraire et à des compensations sociales coûteuses a été entretenue au sein de l’État et par les médias (Sabourin 2007, p. 26; Leonard et al. 2009, p. 74).

Absence de pluralité dans la conception des systèmes de production familiale

Par ailleurs, même les politiques spécifiques pour l’agriculture familiale sont restées centrées sur un type d’agriculteur entrepreneur intégré au marché, qui est minoritaire en dehors du sud du pays (Sabourin 2007, p. 108). Alors que certaines régions ont atteint un modèle d’intégration compétitive, d’autres ont accru leur situation de marginalisation (Favareto 2010, p. 303). Le Pronaf avait pour objectif de rectifier les défaillances du marché ayant condamné les petits exploitants à un faible accès au crédit et à une réduction de leur production. Le programme devrait suivre trois grandes lignes

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d’action : i) le financement de la production de l’agriculture familiale (crédits d’investissement et de campagne) ; ii) la formation et la professionnalisation des producteurs ; et iii) le financement d’infrastructures sociales et économiques. En termes pratiques, le Pronaf a concentré ses efforts sur les crédits individuels et la subvention d’équipements collectifs au bénéfice des agriculteurs familiaux plus organisés et intégrés au réseau bancaire ainsi qu’aux complexes agro-industriels. Ce programme a ainsi institué une vision implicite de l’agriculture familiale selon laquelle l’accès aux formes « modernes » de production permettrait d’atteindre le potentiel économique d’une agriculture « en transition », alors que les exploitations « périphériques » devraient se contenter des politiques sociales (Tonneau et al. 2005, p. 32). Il manquait pourtant d’adaptation à la réalité diverse de l’agriculture familiale au Brésil (Abramovay & Piketty 2005)22.

En conclusion, la dualité institutionnelle qui a représenté, d’une part, le couronnement d’une modalité de production et d’incitation alternative à celle de la modernisation conservatrice a, d’autre part, effacé la diversité de stratégies de production et de consommation au sein du concept-synthèse d’agriculture familiale. Cette polarisation politique s’est accentuée dans les années d’ouverture politique, puisqu’elle n’avait pas surmonté l’écart de pouvoir entre les deux principales

coalitions de cause. Les instruments consolidés au cours de cette trajectoire seront retrouvés dans les initiatives internationales du Brésil : d’un côté, le modèle de modernisation technique de l’Embrapa, les partenariats publics-privés dans la consolidation des complexes agro-industriels, les incitations fiscales, la modernisation des petits agriculteurs et leur intégration aux marchés capitalistes; d’un autre côté, les politiques publiques spécifiques pour l’agriculture familiale, notamment la mise en place de marchés publics spécifiques pour cette catégorie. Ces disputes seront renouvelées et fragmentées suite à l’investiture présidentielle de Lula da Silva en 2003 et à son agenda de lutte contre la faim, dans lequel l’agriculture familiale acquiert une place inédite.

22 Par exemple, les stratégies d’autoconsommation, de vente directe, de mise en œuvre des marchés locaux de

proximité ou des filières courtes entre producteurs et consommateurs n’étaient pas valorisées par le programme (Sabourin 2007, p. 109–110).

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De Lula à nos jours : stratégie de conciliation ou de

2.

segmentation ?

Dans les années 2000, les politiques rurales et agricoles ont adopté des caractéristiques de plus en plus fragmentées en matière de publics ciblés, d’aspects thématiques et opératoires qui ont tranché avec la nature intégrée des instruments antérieurs. La profusion de programmes thématiques a établi des chaînes de décision et de mise en œuvre de l’action publique parfois dissociées, mais elle a représenté également une accommodation des forces politiques opposées ainsi que la prise en compte d’un secteur social auparavant négligé. Tel que souligné dans le chapitre précédent, les membres d’une coalition de cause partagent des croyances fondamentales dans la coordination de leur action afin d’influencer les systèmes politiques, mais leur adhésion aux croyances secondaires est moins importante (Jenkins-Smith et al. 2014, p. 195). Ainsi, nous montrerons dans cette section comment la segmentation d’agendas a contribué à complexifier les dynamiques politiques, notamment au sein d’une coalition de

cause identifiée avec la notion d’agriculture familiale. Malgré la diversité de visions

d’appui à cette catégorie, nous soutiendrons que les objectifs qui opposent les acteurs promoteurs de ce secteur sont secondaires, ainsi les divergences n’ont pas été suffisamment fortes pour créer un antagonisme concernant leur action internationale à la fin des années 2000.

Ajustement des forces politiques et segmentation des agendas

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