• Aucun résultat trouvé

Avant de proposer une définition des modalités du changement dans notre cas d’étude, nous considérons utile de revenir sur les limites de la mobilisation d’un concept largement utilisé dans ce contexte : celui de l’apprentissage. Plusieurs auteurs proposent de croiser l’approche par les transferts politiques avec celle par l’apprentissage34 (Rose 1993; Dolowitz & Marsh 1996; Stone 2004). Cependant, les études de l’apprentissage par l’européanisation ont premièrement été critiquées pour leur perspective top-down qui a tendance à surestimer le rôle de l’Union européenne et de la conformité légale, laissant ainsi peu de place aux sources nationales du changement politique. Ces études reposent largement sur « l’ombre de la hiérarchie » de l’Union européenne, de par ses ressources matérielles et politiques, et « l’ombre de la conditionnalité politique », en affirmant l’importance des asymétries de pouvoir dans les transferts (Börzel & Risse 2012, p. 1–13). L’une des principales limites au cadre de l’européanisation par la (non)conformité repose sur la logique selon laquelle la faible appropriation des normes européennes est une conséquence de l’incompatibilité entre les normes transférées et les dispositions, idées et intérêts de l’ensemble des acteurs nationaux (Delpeuch & Vassileva 2015).

Malgré sa pertinence, ce cadre d’analyse fait face à un deuxième problème : le fait de considérer l’apprentissage comme équivalent à l’accumulation de connaissances pour l’intériorisation des modèles étrangers et pour le respect à la norme par ceux qui

34 La notion d’apprentissage a été conceptualisée par Hall (1993, p. 278), qui la conçoit comme étant une tentative

délibérée d’ajuster les objectifs et les techniques politiques en réponse à l’expérience passée et à l’apport d’informations nouvelles. May (1992, p. 332) la sépare en trois catégories distinctes : i) l’apprentissage d’instruments d’action publique (instrumental policy learning), qui porte sur la viabilité des modèles de mise en œuvre ; ii) l’apprentissage en termes de référentiels d’action publiques (social learning), qui porte sur la construction sociale des problèmes politiques, sa portée et ses objectifs et renvoie à la révision ou réaffirmation d’une politique par les élites ; et iii) l’apprentissage de stratégies d’action dans les arènes des politiques publiques (political learning). D’après cet auteur, l’apprentissage implique la capacité à tirer des leçons sur les problèmes, les objectifs ou les interventions politiques mises en œuvre. Cette notion incarne l’idée de Heclo (1974, p. 306) selon laquelle l’interaction sociale peut agir comme un processus d’apprentissage social exprimé par les politiques publiques. Autrement dit, il s’agit d’un changement relativement stable dans le comportement social, et qui découle de l’expérience. Dans le cadre des coalitions de cause, l’apprentissage signifie la modification du système de croyances (Sabatier & Jenkins-Smith 1993, p. 27–29). Le concept est également mobilisé par les études sur l’européanisation, comme présenté plus haut (T. Börzel & Risse 2002; Tulmets 2005; Maurel et al. 2014). Risse et alii (Risse et al. 2001, p. 19; Börzel & Risse 2003) suggèrent que l’européanisation peut produire le changement à partir des processus de socialisation et d’apprentissage collectif, ce changement menant à l’internalisation de nouvelles normes et au développement de nouvelles identités.

106

sont censés l’appliquer. Delpeuch et Vassileva (2010, p. 49) avaient souligné que les modes programmatiques et bureaucratiques des transferts, tels que les politiques nationales et les formes top-down de coopération technique, ont de faibles chances de promouvoir le changement politique. La transmission de nouveaux savoirs et pratiques reposerait, au contraire, sur des mécanismes spontanés de socialisation et sur les canaux horizontaux de propagation.

Ce point est lié à une troisième limite : l’idée de l’apprentissage en tant que processus rationnel d’accumulation technique (Rose 1993; Sabatier & Jenkins-Smith 1993; Keck & Sikkink 1998), selon lequel les décideurs politiques tirent des leçons objectives de l’expérience et cherchent activement et volontairement des informations pour savoir comment résoudre un problème politique. Selon Acharya (2014), ces études reposent souvent sur le postulat d’un cosmopolitisme moral selon lequel les normes considérées universelles devraient être adoptées (par exemple, la protection environnementale, les droits de l’homme, l’intervention contre le génocide, etc.). Cet auteur, ainsi que d’autres (Favre 2014, p. 88–111), proposent de dépasser la vision mécaniste et égalitaire de l’apprentissage comme le simple transfert de connaissances d’un individu à un autre. L’apprentissage serait pour Favre (2014, p. 105) plutôt un

vecteur de discipline sociale ou une forme de socialisation secondaire permettant de s’insérer

dans un collectif en apprenant ses normes et ses valeurs. L’apprentissage repose, ainsi, sur un mécanisme social de concentration de l’autorité : il a donc à la fois une dimension hiérarchique et cohésive.

En quatrième lieu, l’apprentissage est souvent confondu avec le changement politique ce qui, en plus de manquer de rigueur conceptuelle, ne considère pas la probabilité que l’apprentissage puisse avoir lieu même en absence de changement (Dolowitz 2015). Selon ce raisonnement, le transfert limité représenterait une faiblesse du processus d’apprentissage, comme cela est le cas dans l’étude de Maurel (2014, p. 275). Le « succès » de cette entreprise équivaudrait au degré de similitude avec le modèle « original » selon Rose (1993, p. 120).

Les questions autour de la coopération sud-sud, et plus particulièrement des relations entre le Brésil et le Mozambique, demandent une attention particulière aux mécanismes de construction de la demande du côté récepteur ainsi qu’aux résultats de ce processus, dans un contexte d’asymétries de pouvoir moins importantes. Les asymétries de ressources dans un pays toujours dépendant de l’aide tel que le Mozambique sont présentes, cependant elles ne constituent pas l’aspect le plus déterminant des relations entre les pays africains et les pays émergents. Ainsi, deux efforts principaux s’avèrent importants pour affiner le cadre d’analyse. Il est tout d’abord

107

nécessaire de différencier l’apprentissage du changement politique et de l’intériorisation de modèles étrangers, ce qui appelle à définir ces deux dernières notions. Ensuite, il est important de donner la priorité au concept de traduction au détriment de celui d’apprentissage, comme nous l’avons indiqué dans la section 2.2.

Modalités du changement par les normes du Sud

Outline

Documents relatifs