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Comme l’indiquent Hadjiiski et al. (2016) il est encore tôt pour proposer une théorie unifiée pour la circulation/transfert/diffusion de normes et de politiques, mais il y a une série de points transversaux qui peuvent être pris en compte24. Comme le propose Tulmets (2015, p. 10), il importe de ne pas rester cantonné dans une approche épistémologique précise. Une démarche analytique dite « éclectique » capable d’affiner les catégories d’analyse serait plus appropriée. En s’appuyant sur les cadres analytiques présentés ci-dessous, nous retenons quelques aspects et catégories qui seront repris dans notre grille de lecture :

1. La notion d’internationalisation met l’accent sur la projection d’orientations normatives produites dans un contexte sociopolitique particulier. Il s’agit d’un processus multi-site, donc les normes ne sont pas nécessairement « exportées » d’un seul contexte. Toutefois, comme l’affirment Peck (2011) et Siméant et al. (2015), les

23 Cette littérature apporte aussi des contributions au niveau de la notion de gouvernance, notamment à travers

les études sur l’élargissement et la nouvelle « méthode ouverte de coordination » entre les pays membres, celle-ci étant considérée comme plus flexible, décentralisée, et non formellement contraignante. D’après Tulmets (2005, p. 43), cette méthode implique une adaptation des structures nationales non pas sur un mode vertical ou horizontal, mais circulaire, qui est fondé sur la discussion, la négociation et surtout l’apprentissage et l’échange de bonnes pratiques.

24 D’après Delpeuch (2009a), ces études sont en voie de consolidation autour d’une théorisation relativement

unifiée, au point de dépasser le débat entre rationalistes et constructivistes. Cette division demeure néanmoins vive dans les études des relations internationales.

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normes internationalisées renvoient aux « modèles » originels partiellement désencastrés et la manipulation de solutions de développement demeure enracinée dans les milieux sociopolitiques dans lesquels ils s’inscrivent. Cette notion encourt le risque de cibler uniquement l’origine d’un transfert (de même pour la notion d’européanisation) ; cependant, elle s’avère suffisamment large pour permettre ’l'inclusion des catégories particulière d’analyse.

2. Les instruments d’action publique sont l’objet central de l’analyse du contenu des normes internationalisées. Conçus comme un dispositif à la fois technique et social, ces instruments organisent les rapports sociaux entre les acteurs publics et ses destinataires en fonction des représentations dont ils sont porteurs. Leur choix et leur usage renvoient aux modes opératoires qui permettent de matérialiser l’action gouvernementale (Lascoumes & Le Galès 2012, p. 106). Les instruments tels que les achats publics des agriculteurs familiaux, l’alimentation scolaire ou la modernisation agricole de base privée ne doivent pas être considérés comme la matérialisation d’une idée initiale prête à l’emploi. Ils doivent plutôt être considérés comme des outils résultant d’une dynamique d’ajustements réciproques. Leur internationalisation est d’autant moins linéaire ; elle repose sur des jeux de pouvoir et de légitimité, ainsi que sur des traductions successives. Cela étant, les instruments sont définis par l’interaction entre les coalitions de cause que nous avons définies dans la section précédente. Il convient de noter que nous utilisons de manière interchangeable les notions d’instruments, de solutions d’action publique et de normes « molles »/ « bonnes pratiques ».

3. Nous soutenons une approche centrée sur les interactions des acteurs, qui n’isole pas les niveaux d’action publique. Cette approche repose notamment sur une sociologie des acteurs structurés en réseaux (coalitions de cause) qui ne prévoit pas une prégnance ontologique de l’agent ou de la structure. Cette approche paraît plus appropriée pour prendre en compte les s des acteurs producteurs et émetteurs des normes – et non seulement entre des acteurs émetteurs (Kesa 2015). Afin de sortir des approches mécanicistes des transferts, l’accent est mis sur les acteurs en réseau, sur les multiples arènes et sur les ressources politiques, ce qui apporte en complexité et permet aux acteurs de sélectionner ce qui est circulé et d’en faire des usages pluriels (Dumoulin & Saurugger 2010).

4. La circulation de solutions brésiliennes d’action publique suit quatre mécanismes principaux : certification ; décontextualisation ; socialisation ; et traduction. Ces

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mécanismes ont été identifiés de façon inductive à partir des enquêtes de terrain et reposent sur une littérature florissante concernant le cas brésilien (Porto de Oliveira 2010; Ancelovici & Jenson 2012)25. Nous retiendrons la définition de Gerring (2007, p. 166), qui considère un mécanisme comme une « voie ou processus causal ». Ces mécanismes sont dans notre cas descriptifs : les deux premiers renvoient aux étapes initiales de la projection internationale d’une norme et les deux derniers, aux étapes intermédiaires/finales. Malgré leur contenu descriptif, ils sont transposables à plusieurs milieux et situations.

- Certification : s’appuyant sur le travail d’Ancelovici et Jenson (2012, p. 41), ce mécanisme

suppose qu’une instance extérieure dispose de pouvoir de légitimer d’autres acteurs et renvoie à l’existence de rapports de force au sein des arènes. Il peut en outre envoyer à la légitimité nouvellement acquise d’un ensemble de pratiques ou d’instruments politiques. Nous montrerons dans cette thèse comment les organisations multilatérales onusiennes contribuent à légitimer les solutions brésiliennes de lutte contre la pauvreté, notamment au sillage de la crise de 2008. La légitimation collective par le biais des positions officielles représente un enjeu sensible entre les acteurs d’une organisation internationale et constitue une source d’influence (Devin & Smouts 2011, p. 115)26.

- Décontextualisation : ce mécanisme suppose, aussi selon Ancelovici et Jenson (2012, p.

41), un effort délibéré visant à désencastrer une pratique ou un ensemble d’idées de son contexte social, culturel, économique, politique et historique, en le transformant en un modèle abstrait relativement allégé. La circulation suppose une « mise en universalité » favorable à leur « transférabilité ». Mais ce désencastrement ne peut être que partiel, comme nous l’avons exposé plus haut, vu que les pratiques en question préservent les liens avec le milieu où elles ont fait leurs preuves. Ce mécanisme est lié à celui de certification, du fait qu’il repose sur l’usage d’un discours de légitimation fondé dans notre cas sur l’objectif « consensuel » de lutte contre la pauvreté.

- Socialisation : cette notion a fait l’objet de nombreuses études des relations

internationales, notamment ceux s’intéressant à la diffusion de normes (Finnemore & Sikkink 1998), aux réseaux transnationaux (Haas 1992; Keck & Sikkink 1998; Betsill & Bulkeley 2004) ou à la socialisation entre les acteurs collectifs (Alderson 2001). Nous rejoignons la notion de « socialisation mutuelle » proposée par Tulmets (2005, p. 50–56). Celle-ci met l’accent sur les phénomènes de réciprocité et se distingue de la conception unilatérale développée par certains travaux sur l’européanisation. Elle est mobilisée dans cette thèse pour caractériser le processus d’assimilations et de partage de cadres cognitifs

25 La littérature récente sur les mécanismes des transferts de politiques souligne principalement l’apprentissage, la

concurrence, la coercition et la socialisation (Simmons et al. 2008). Selon Dumoulin et Saurugger (2010), les mécanismes du transfert sont coercitifs ou volontaires.

26 D’après Hurd (2013, p. 73), la légitimité renvoie à la croyance normative qu’une règle ou une institution doit

être respectée. Il s’agit d’une qualité subjective et relationnelle entre acteur et institution, étant définie par la perception de l’acteur vis-à-vis de l’institution.

102 et d’action entre les acteurs (professionnels et militants) mis en réseaux dans la circulation des instruments brésiliens. Nous pensons tout particulièrement au réseau de militants qui participent à l’action publique lors de l’adoption des instruments brésiliens au Mozambique.

- Traduction : Cette notion s’inspire de la sociologie des sciences, développée par des

chercheurs tels que Callon (1986) et Latour (1991)27. Cette notion est plus sensible à l’historicité et à la contextualisation des processus que d’autres, comme celle d’apprentissage. Selon ces auteurs, la traduction est entendue comme une problématisation, négociation et mobilisation d’acteurs. La traduction permet de ne pas survaloriser la dimension endogène ou exogène de la circulation (Dumoulin & Saurugger 2010, p. 22) ou d’articuler l’espace de sens, la configuration d’acteurs en interaction, et l’institutionnalisation d’une politique publique (Hassenteufel & de Maillard 2013, p. 388). Nous employons ce mécanisme pour examiner la configuration d’instruments brésiliens de politiques rurales en « bonnes pratiques » internationales et en initiatives de coopération bilatérale avec le Mozambique. Le mécanisme de traduction s’avère également important pour appliquer le cadre des coalitions de cause à un phénomène international : l’extension des coalitions de cause à de multiples niveaux nécessite des traductions successives. D’autres auteurs utilisent la notion de cadrage28, mais nous préférons celle de traduction car elle permet plus facilement de dialoguer avec la littérature des politiques publiques et permet une analyse plus nuancé.

5. Les « acteurs intermédiaires » acquièrent des ressources (matérielles, relationnelles, formelles, ou de légitimité) pour traduire des cadres d’action entre les univers politiques. Cette notion permet de dépasser la distinction souvent artificielle entre les acteurs transnationaux exportateurs et les acteurs nationaux importateurs, étant donné l’existence de nombreux allers-retours, passerelles, interactions et interdépendances29. Les influences extérieures suscitent souvent la mise en place d’alliances entre les exportateurs et les importateurs (Delpeuch 2009b, p. 156), ou, comme le soulignent Dezalay et Garth (2002, p. 27), elles suscitent la mise en place

27 Le processus de traduction, tel que proposé par Callon, permet de prendre en compte les étapes de

reformulations, adaptations, et conflits d’interprétation, qui font que le résultat ne peut pas être détaché du processus. Cette approche repose sur des contingences où les acteurs ne sont pas définis à priori.

28 Acharya (2014) avait utilisé la notion de cadrage (framing) pour expliquer le travail de construction de nouvelles

normes, renvoyant à l’interprétation. Ancelovici et Jenson (2012, p. 42) ont également utilisé la notion de cadrage, qui suppose le travail discursif stratégique effectué par les acteurs pour définir les problèmes, simplifier les expériences, relier plusieurs enjeux distincts et proposer des solutions.

29 Ces acteurs intermédiaires sont les « agents de transfert » : ils effectuent un travail d’information, de

persuasion, d’incitation ou de contrainte des décideurs politico-administratifs (Delpeuch 2009b, p. 158). Cette catégorie renvoie au rôle d’interface entre les acteurs privés et publics ou au sein de chacune de ces deux sphères, entre des univers institutionnels sectorisés, entre des niveaux d’action publique ou entre les forums et les arènes de politiques publiques (Hassenteufel 2011, p. 213).

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d’un véritable marché politique30. Ces acteurs « promoteurs » ou « entrepreneurs de

normes » interviennent de façon transversale dans plusieurs espaces institutionnels

(chez l’émetteur comme chez le récepteur) (Finnemore & Sikkink 1998; Tulmets 2015), incarnant selon Nay et Smith (2002, p. 6), un double rôle de généraliste et de

courtier31. Cette démarche permet de comprendre les stratégies déployées pour internationaliser des modèles, déterminant la capacité des acteurs à occuper des positions multiples, à opérer des montées en généralité et à se situer à l’interface des interactions (Hassenteufel 2011, p. 216). Dans notre thèse, ce sont des exemples d’acteurs intermédiaires les acteurs publics et associatifs, qui s’engagent dans la dissémination d’instruments brésiliens de protection sociale productive ; mais aussi les bureaucrates des organisations internationales qui contribuent à mettre en place de « bonnes pratiques » à partir de ces instruments. L’analyse des réseaux sociaux nous permettra d’identifier ces acteurs.

6. Cette sociologie doit en outre s’intéresser aux espaces d’interaction – les arènes – au sein desquels les acteurs vont débattre de leurs conceptions politiques. De nouvelles arènes de politiques publiques tels que les commissions, comités, observatoires et conseils s’inscrivent dans un modèle « d’expertise par consensus » (Hassenteufel 2005, p. 125–126). Certaines institutions internationales sont considérées comme des lieux de structuration collective de l’expertise et de légitimation, capables de proposer des instruments de politiques publiques. Les organisations internationales sont des producteurs et des diffuseurs de modèles correspondant à des recommandations de réforme (Barnett & Finnemore 2004). Selon le cadre des coalitions de cause, les attributs des arènes (ouverture, bureaucratisation, convergence cognitive) peuvent aussi influer sur le résultat de l’apprentissage politique (traduction dans notre cas) (Jenkins-Smith et al. 2014, p. 198) Nous y reviendrons dans le Chapitre 4.

30 Dezalay (2004) avait utilisé l’expression de « courtiers de l’international », afin de caractériser les acteurs

présents sur les scènes nationales et internationales.

31 Le premier consiste à construire du « sens commun » entre des milieux institutionnels qui ne partagent pas les

mêmes représentations. Le second consiste à proposer des solutions entre des groupes éloignés. Ils participent ainsi à différentes arènes dont les règles, les procédures et les savoir peuvent être éloignés, et ils se posent en relais entre les groupes divergents (Nay & Smith 2002, p. 11–13).

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Conceptualisation des effets du « partage d’expériences » :

3.

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