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Application d’un « paquet technologique »

L’entreprise brésilienne de recherche agricole (Embrapa), acteur majeur de la politique brésilienne de coopération internationale, a été instituée en 1972 avec des attributions politiques et scientifiques : la planification globale, la coordination et la mise en œuvre de la recherche agricole. L’institution met en avant une approche par filière et par écorégion selon une perspective systémique combinant un ensemble de pratiques et de techniques interdépendantes avec l’utilisation d’intrants agricoles « modernes ». Ce projet techno-méthodologique de production et de diffusion de technologies a consolidé la notion de « paquet technologique » par produit, inspiré des orientations de la « révolution verte » (Aguiar 1986, p. 17). Par ailleurs, comme l’affirment certains de ses chercheurs, l’un des principaux objectifs de l’Embrapa était l’appui au secteur privé brésilien (Reifschneider et al. 2010, p. 68).

Depuis sa création, les efforts ont été particulièrement concentrés sur l’augmentation de la productivité et de la résilience des cultures en environnement tropical (Alves, Souza, & Gomes 2013; FAO & OCDE 2015, p. 69). Cependant, l’effort de

8 Pour Bruno (2009b, p. 16–22), ce groupe a construit à travers les « réseaux de sociabilité » une identité commune

fondée sur le pouvoir patronal ainsi que des liens sociaux avec d’autres secteurs. Une représentation coalisée au sein des commissions directement liées aux sujets agricoles et fonciers est accompagnée par la négociation de vote dans les espaces politiques reconnus comme stratégiques (budget public, système financier et judiciaire). Malgré son caractère non-partisan, le Parti démocratique brésilien (PMDB) a été très souvent le parti le plus représenté au sein de ce groupe.

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diffusion de ses outils n’a pas été atteint dans la même mesure que l’effort de production de technologies. Le système de vulgarisation rurale, inspiré du modèle américain (Alves, Souza, Rocha, et al. 2013, p. 21), a été critiqué pour ses caractéristiques paternalistes : le modèle du « paquet technologique » pour les produits priorisés au niveau national assurait le contrôle par l’État de la structure productive rurale (Bursztyn 2008, p. 58–59).

Tentative de « modernisation de la petite agriculture »

D’après le recensement agricole le plus récent, référant aux données de 2006, les exploitations de moins de 20 hectares représentaient les deux tiers du total au Brésil mais occupaient moins de 5 % des terres disponibles, tandis que les propriétés de plus de 1 000 hectares représentaient seulement 1 % des exploitations mais occupaient 44 % des terres agricoles (IBGE 2006). Certains chercheurs de l’Embrapa reconnaissent le haut niveau de concentration des revenus et d’inégalités régionales favorisés par le système de production et de diffusion de technologies agricoles, mais ils soutiennent la modernisation technique comme moyen de réduction de la pauvreté et considèrent que certains producteurs ne sont pas capables d’absorber les technologies (Gasques et al. 2008, p. 143; Alves, Souza, Rocha, et al. 2013, p. 31).

Parallèlement, on constate un effort étatique plus timide engagé dans la modernisation capitaliste de la « petite agriculture ». Cette position d’orientation libérale envisageait de transformer les agriculteurs familiaux en entrepreneurs ruraux au nom de la modernisation. Elle supposait que l’agriculture familiale pouvait être en « compétition » avec l’agriculture patronale, sans pourtant rendre compte de l’asymétrie des rapports de force existants. Des méthodes inspirées du modèle « via farmer » américain ont été déployées par exemple dans la région nordeste du Brésil à travers des projets d’irrigation. Comme l’a démontré Bursztyn (1990, p. 112–114), dans les années 1980, le pouvoir central envisageait de promouvoir la production commerciale et la création d’une « mentalité entrepreneuriale ». Ces projets visaient à renforcer la colonisation et la production capitaliste d’échelle familiale, tout en attirant de grandes entreprises pour la région de la Vallée du fleuve Saint Francisco. Le rôle volontariste de l’État s’est donc montré crucial pour encourager les forces productives capitalistes dans une région considérée « en retard », mais sans changer la structure traditionnelle de pouvoir et de réseaux clientélistes.

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Ce processus de modernisation capitaliste de la « petite agriculture » a trouvé plus d’ancrage dans la région Sud du pays, qui a bénéficié de l’arrivée de migrants notamment européens. Si d’un côté ce processus a stimulé l’intégration des petits agriculteurs aux complexes agroindustriels dans les régions Sud et Sud-est ainsi que des travailleurs salariés temporaires ; d’un autre côté il a créé des contingents de paysans traditionnels identifiés avec l’idée de « retard » (Romano 2011, p. 161). Ce processus ne s’est pas déroulé sans critiques ou contestations, ce que nous discuterons dans la section suivante. La crise économique et le processus de démocratisation des années 1980 ont exacerbé les tensions sociales et ont entrainé la réapparition des demandes sociales.

Expansion du front agricole vers la région du cerrado

En plus de la transformation de la qualité des intrants et des machines, l’expansion du front pionnier vers la région Centre-Ouest s’est configurée comme facteur déterminant de l’augmentation de la productivité agricole au Brésil (Gasques et al. 2008, p. 135–136). Dans la région Sud, le binôme blé (hiver) et soja (été) avait engendré une série de gains économiques, ce qui a contribué à l’expansion de la culture du soja à d’autres régions, notamment la région Centre-Ouest où prédominait un type de savane connu sous le nom de cerrados (voir Figure 3.2) (Reifschneider et al. 2010, p. 75). Cette région, dotée de sols pauvres et acides, a été transformée grâce aux technologies de l’Embrapa de fixation de l’azote dans les variétés de soja, de système de culture sans travail du sol et de création de nouvelles variétés de céréales (Magalhães & Diao 2013, p. 181). Les politiques de promotion d’infrastructures et de technologies combinées avec le faible prix de la terre, ainsi qu’avec le climat et la topographie favorables à la production mécanisée ont motivé la migration de ces producteurs (Wehrmann & Duarte 2002; Bertrand et al. 2005, p. 47).

Le producteur de soja est devenu l’agent principal de transformation agricole des

cerrados et l’agriculture patronale a monopolisé les terres les plus fertiles et les plus

facilement mécanisables de la région. En 1970, le Programme de coopération nippo- brésilienne de développement des cerrados (Prodecer) a contribué à structurer l’Embrapa et à augmenter les niveaux de productivité de soja. Cette initiative est à l’origine du programme de coopération triangulaire Japon-Brésil-Mozambique de développement de la savane africaine, le ProSavana, auquel participent l’Embrapa et la Fondation privé Getúlio Vargas (FGV) dont nous discuterons tout au long de cette thèse. Le rôle de

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l’Embrapa dans la transformation de l’agriculture brésilienne et dans la production de technologies pour l’agriculture tropicale lui a assuré une reconnaissance mondiale.

Il convient de noter que les acteurs de la coopération japonaise mettent souvent en valeur leur contribution pour le développement agricole de cette région au Brésil, et notamment de l’Embrapa. Comme l’atteste l’un des directeurs de l’agence japonaise de coopération internationale (Jica), « l’Embrapa est l’un des résultats les plus durables du

Figure 3.2 : Régions administratives du Brésil et extension du cerrado

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Prodecer »9. Certains acteurs brésiliens engagés dans la mise en œuvre du programme relativisent pourtant le rôle japonais : « le Prodecer appartient au Brésil. Le Japon n’a fait que

payer l’addition. Le gouvernement de Minas, par exemple, avait déjà de l’expérience » 10. Ces mêmes acteurs affirment qu’une grande partie de la population brésilienne en a bénéficié : « le programme a atteint des zones éloignées qui ont également reçu des initiatives

dans le domaine de la santé et de l’éducation, sans compter les postes de travail qui ont été créés ».

Ils ajoutent : « nous avons réussi un projet intégré avec les aspects logistiques et de formation de

main-d’œuvre »11. Le discours diplomatique reproduit en quelque sorte la même idée, comme l’affirme un ambassadeur brésilien, « le Prodecer a marché au Brésil. Il a lancé le

processus qui a été poursuivi par le gouvernement »12. Objectif de partage de l’expérience du Prodecer

L’Embrapa s’est engagée dans l’échange de pratiques au travers de multiples modèles (formation, échanges scientifiques, projets de recherche conjoints, services de conseil), ainsi que de mécanismes de coopération scientifique bilatéraux et multilatéraux (le Groupe consultatif de la recherche agricole international - CGIAR, Programmes Régionaux), de laboratoires virtuels (labex États-Unis, Chine, France, etc.) et de plateformes thématiques. D’autres acteurs sous-nationaux ont également essayé de participer à ce processus de coopération internationale, en mettant en avant leur contribution à la mise en œuvre du Prodecer. Comme ils l’expliquent : « l’initiative est

vendue en paquet. L’Embrapa peut résoudre le problème technologique, mais il faut quelqu’un pour organiser le processus. Nous avons l’expérience de développement intégré de la filière agricole, ce qui inclut la commercialisation, l’irrigation, l’optimisation de l’investissement et le renforcement des capacités »13.

Le Prodecer représente pourtant un projet controversé aux vues des effets socio- environnementaux, tels que l’intensification de la concentration de la structure agraire et l’augmentation des inégalités sociales ainsi que son impact environnemental. Ce modèle a engendré la réduction d’emplois en milieu rural, la diffusion sélective de paquets technologiques et le défrichement de 60% de la végétation native. Par ailleurs, les

9 Entretien avec un représentant de la Jica, Maputo, mars 2013.

10 Entretien avec un représentant de la société de consulting CAMPO, Brasília, juillet 2013. 11 Entretien avec un directeur de la société de consulting CAMPO, Brasília, juillet 2013. 12 Entretien avec un ambassadeur brésilien, Brasília, juillet 2013.

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transformations dans la structure socio-économique et technologique et la rapide croissance démographique urbaine ont abouti à de profonds changements dans le mode de vie des populations locales (Duarte 2002, p. 15–17). Les mouvements agraires brésiliens sont très critiques de ce modèle, comme le confirme le leader d’un mouvement paysan : « si nous regardons l’agriculture brésilienne, nous pouvons voir les conflits du modèle

du Prodecer, que l’on essaie de copier au Mozambique : l’agriculture paysanne a disparu et les conflits de terre ont augmenté. Ce modèle crée de bonnes conditions pour un nombre très limité de personnes »14.

Les acteurs de la coopération brésilienne ont essayé d’intégrer ces critiques à la discussion du ProSavana, en affirmant que les erreurs du Prodecer sont actuellement connues et qu’il y a des moyens suffisants pour éviter les erreurs du passé dans le partage de cette expérience. Comme l’affirme l’un des représentants de l’initiative à l’Embrapa, « le ProSavana a été conçu sur la base du Prodecer. Ce programme a constitué un

travail de 40 ans, donc les erreurs sont aujourd’hui connues et peuvent être évitées. Si nous travaillons bien, la savane pourra atteindre en 15 ans le niveau de production du cerrado »15. Ce discours a été reproduit par certains acteurs mozambicains, notamment au sein de l’Institut mozambicain de recherche agronomique (IIAM) : « ce que nous souhaitons faire au

Mozambique c’est de ne pas reproduire les erreurs du Brésil. L’idée c’est de corriger ce qui n’a pas été bien fait au Brésil »16. Cependant, il n’a pas été facilement accepté par des acteurs de la société civile brésilienne et mozambicaine, comme nous le verrons dans le Chapitre 6.L’Embrapa est devenue un acteur central de l’insertion internationale du Brésil en matière agricole. En dépit d’un effort récent de diversification de sa mission, en intégrant notamment des préoccupations sociales et environnementales, les paquets technologiques, le but de modernisation de la petite agriculture et de son intégration aux complexes agro-industriels y sont encore présents. Ces instruments sont les fondements de sa participation dans la politique étrangère des années 2000.

14 Entretien avec un représentant d’un mouvement paysan brésilien, Brasília, juillet 2013. 15 Entretien avec un représentant du ProSavana à l’Embrapa, Brasília, juin 2013.

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Transition démocratique et pluralité d’agendas pour l’agriculture

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