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Reconnaître et identifier l’extravagance : Statuts et définitions

En 1653, lorsqu’il publie Le Berger extravagant, Thomas Corneille présente le personnage de Lysis, dans la dramatis personae, sous le nom de « berger extravagant ». Auparavant, on rencontre déjà le « berger extravagant » dans un ballet composé vers 1643 :

Le Libraire du Pont-Neuf ou les Romans. Ces deux références témoignent du succès de

l’œuvre de Sorel et de la popularité de son protagoniste, plusieurs décennies après la première édition du récit de ses aventures ; elles révèlent également que le personnage du lecteur extravagant s’est progressivement constitué en type, occupant une place de choix dans l’imaginaire culturel d’une partie des lecteurs et des spectateurs du temps. Mais qui est exactement le personnage extravagant ? Quel(s) type(s) de figure qualifie-t-on ainsi ? S’agit-il seulement d’un fou ? Plus généralement, dans quels textes et chez quels locuteurs rencontre-t-on des occurrences de la famille lexicale de l’extravagance ?

A priori, la notion que nous avons choisie pour objet d’étude ne semble pas se

définir comme un concept socioculturel qui aurait retenu l’attention des historiens. Il ne s’agit pas davantage d’une pathologie qui aurait intéressé le champ médical et l’histoire des sciences. Néanmoins, c’est bien une approche transdisciplinaire, convoquant notamment les domaines de l’histoire, de la philosophie et de la médecine, que nous nous proposons de mettre en œuvre au cours de notre première partie, afin de parvenir à une définition globale du champ notionnel de l’extravagance. En adoptant une perspective plus large que celle des œuvres théâtrales et romanesques de notre corpus principal, nous explorerons différents discours sur l’extravagance et les notions qui lui sont liées – la folie, mais aussi la bizarrerie, l’étrangeté, l’écart, la mélancolie – afin de comprendre comment apparaît progressivement, à partir des premières décennies du XVIIe siècle, une forme d’écart spécifique à cette période et qui investit les domaines littéraires et esthétiques, mais aussi les champs socioculturel, idéologique, moral et théologique.

44 Cette exploration nous conduira dans un premier temps à interroger les travaux des historiens sur l’âge classique. Pour cela, dans la mesure où l’extravagance ne fait pas partie des concepts reconnus par leur discipline, nous serons amenée à assimiler, de manière temporaire, l’extravagant et le fou, afin d’envisager quelles places sont attribuées aux personnages extravagants dans les œuvres de notre corpus et quels enjeux soulève le statut qui leur est conféré, face aux représentations sociohistoriques contemporaines. La question des lieux réservés au fou à partir de la Renaissance et du XVIIe siècle implique de convoquer les travaux fondateurs de Michel Foucault, mais aussi d’établir la synthèse des critiques et des nuances qui ont pu leur être apportées depuis les années 1960. Quelle est la réalité historique du « Grand Renfermement » ? Le fou du XVIIe siècle est-il toujours un fou enfermé, assimilé aux exclus et aux marginaux ? L’expérience classique de la folie s’oppose-t-elle radicalement à celle du Moyen Âge et de la Renaissance ? Le temps de la prison succède-t-il à un âge d’or de liberté ? Notre objet d’étude exige que nous croisions les discours juridiques, politiques et idéologiques sur la folie avec ses représentations littéraires, afin de questionner la pertinence et la validité de cette confrontation.

C’est ainsi que nous pourrons observer comment les romanciers et les auteurs dramatiques des années 1620-1660, mais aussi les librettistes de ballets, préfèrent généralement l’errance libre à l’enfermement : la place littéraire et artistique du fou n’est pas en prison et elle est très rarement à l’asile. Les œuvres romanesques et théâtrales postérieures à 1660 auront tendance à confirmer ce constat, en faisant généralement de l’insensé, notamment dans le cadre du théâtre forain et de l’esthétique du vaudeville, un fou artiste, chantant et dansant. Il serait néanmoins erroné de penser que le fou de l’âge classique est superposable au fou sauvage et errant médiéval : les œuvres de notre corpus mettent en scène un fou socialisé, qui n’est ni marginalisé, ni exclu de l’espace social. Nous aurons ainsi l’occasion d’observer comment évoluent au XVIIe siècle les topiques de la folie médiévale, bien souvent réinterprétées par le filtre des traditions renaissantes de la déraison, mais aussi de leurs détournements parodiques.

Ce détour par les discours historiques tenus sur la folie à l’âge classique nous permettra de définir les spécificités du personnage extravagant. Dans les œuvres de notre corpus, celui-ci convoque également d’autres types de discours : héritiers de Don Quichotte, les lecteurs extravagants – Lysis, dans Le Berger extravagant, Don Clarazel, dans Le Chevalier hypocondriaque de Du Verdier, Juliette d’Arviane, dans La Fausse

45 frénésie, à la manie, à la démence ou à la folie, n’est pas considérée comme une catégorie médicale à part entière, nous serons toutefois amenée, dans le deuxième chapitre de notre première partie, à définir cette notion en fonction des savoirs médicaux élaborés autour de l’humeur noire, tout au long de la Renaissance et de l’âge classique, dans la lignée des traités antiques. La confrontation des principaux ouvrages médicaux en usage au XVIIe siècle et des œuvres que nous étudions nous permettra de voir que, même si l’extravagance se définit davantage comme une forme de folie-analogie que de folie-pathologie, l’imaginaire culturel qui l’entoure convoque de manière souvent très précise la nosologie de la mélancolie aduste.

Ainsi, les représentations romanesques et théâtrales des années 1620 à 1660 inventent un type de personnage spécifique, distinct du fou : l’extravagant, dont l’imagination fonctionne à plein régime, sous l’effet de la mélancolie livresque, et trouble leur perception du monde réel. Apparaît généralement, dans la définition de l’extravagance, la mention d’un savoir mal maîtrisé. L’extravagant n’est pas le fou à l’esprit creux ou vide, l’idiot ou le bête : il a beaucoup lu – de romans, de pièces de théâtre ou d’ouvrages doctes et savants –, mais cet excès de lecture dégénère en trouble d’esprit. À ce titre, le discours médical sert d’assise à une forme de mélancolie métalittéraire, relais d’une critique portant sur un certain mode d’appréhension du savoir et sur une conception de la fiction. L’extravagance s’inscrit donc à la fois dans une tradition culturelle européenne, celle de la mélancolie, et dans le contexte de débats portant sur le champ littéraire. Il s’agit fondamentalement d’une forme d’écart critique.

Enfin, il nous faudra, dans le troisième et dernier chapitre de notre première partie, confronter nos premières conclusions aux usages linguistiques de l’extravagance. Comment se définit, dans l’esprit du locuteur du XVIIe siècle, le champ lexical de ce terme ? Quels domaines ses différents sèmes permettent-ils d’explorer ? Quels autres termes s’intègrent-ils au champ notionnel de l’extravagance ? Nous nous intéresserons ainsi aux signes de l’extravagance – signes linguistiques, mais aussi visuels et iconographiques –, étudiés dans les textes, mais aussi par les images (frontispices, descriptions des costumes utilisés dans les ballets, emblèmes). Une fois encore, ce chapitre nous conduira à distinguer les attributs traditionnels de la folie, aisément identifiables, tels que la marotte, le coqueluchon, le costume bariolé de vert, de jaune et de rouge, des représentations concrètes de l’extravagance, dont la portée est métalittéraire et qui sont bien souvent beaucoup plus difficiles à appréhender.

46 Ainsi, c’est une approche fondamentalement pluridisciplinaire qui déterminera le parcours de ce premier temps de nos travaux. L’étude des contextes historique, juridique, idéologique, philosophique et médical du début de l’âge classique nous permettra de restituer la complexité des enjeux de l’extravagance. Notre objectif sera d’élaborer une idée aussi précise que possible de ce que les auteurs, les lecteurs et les spectateurs contemporains des romans et des pièces de notre corpus entendaient par extravagance. Loin de réduire notre objet d’étude ou de le confondre avec d’autres notions, nous chercherons ainsi à établir des fondements épistémologiques solides pour appréhender notre sujet.

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CHAPITRE I

Entre errance et enfermement : la place du fou à la