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Entre errance et enfermement : la place du fou à la croisée de l’histoire et des représentations littéraires

B. Le fou en liberté

1. U N FOU SOCIALISÉ

C’est ainsi qu’à l’exception des « illustres fous » de Beys, les insensés des textes de notre corpus conservent leur liberté. Mais ils ne sont pas pour autant livrés à eux-mêmes : Lysis passe de la tutelle de son cousin Adrian à la garde du seigneur Anselme, puis à celles d’Hircan et de Clarimond, en logeant toujours, à de rares exceptions près, dans l’une de leurs demeures. Lorsqu’il quitte le château de Clarimond pour aller s’établir avec Carmelin chez le paysan Bertrand, Anselme, Hircan et Clarimond continuent de veiller sur lui quotidiennement. Adrian lui-même, au livre XI, revient dans la Brie pour chercher son cousin et le ramener à Paris : il n’acceptera finalement de repartir sans lui que lorsqu’il sera certain de sa guérison et dans l’unique but de préparer son union avec la servante Catherine, que le berger aime sous le nom de Charite. Au début de l’œuvre, au moment de sa rencontre avec Anselme, il rappelle la responsabilité pénale qui pèse sur lui à l’égard des

voir L’Histoire comique de Francion, Le Gascon extravagant, Les États et Empires de la Lune et du Soleil,

Les Aventures de Monsieur d’Assoucy, etc. 1 Op. cit., L. I, p. 97-98 ; L. IV, p. 214-224.

2 Voir, dans Le Chevalier hypocondriaque, l’épisode au cours duquel Clarazel demande au gouverneur de

Lyon de l’enfermer sans vivres dans les jardins d’Ainay (op. cit., chap. XXVII, p. 620-630). Mais il n’y tient qu’une seule nuit.

3 Voir J. Berchtold, op. cit., « Introduction », p. 35-36, et M. de Certeau, « Voyage et prison : la folie de J.-

J. Surin », dans B. Beugnot (éd.), Voyages, récits et imaginaires, Actes de la 15e réunion annuelle de la NASSCFL à Montréal, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, « Biblio 17 », 1984, p. 439-467.

133 actes de son pupille1. Il incombe aux parents du fou de l’empêcher d’errer et de troubler la

voie publique. Cette charge n’est pas de tout repos, car l’insensé répugne à rester cloîtrer dans sa chambre : au début du récit, Lysis a échappé à son cousin pour suivre sa maîtresse Charite à Saint-Cloud. De même, elle oblige ses proches à nourrir, bon gré mal gré, une bouche inutile. Ainsi, dans L’Histoire comique de Francion, c’est avec un fort soulagement que les parents de Collinet acceptent de confier sa garde à Clérante. Lorsque le fou se présente chez le seigneur qui a également accueilli Francion, il se dit victime de la persécution de ses proches et lui demande sa protection2. Face au refus de Clérante, il

révèle brutalement la folie qui domine son esprit. C’est alors que le seigneur décide de l’admettre à sa cour :

Des le jour mesme il vint de certains hommes le demander ; l’on les amene a Clerante, a qui ils disoient que c’estoit leur parent qui avoit eu l’esprit troublé par la fascherie qu’il avoit receuë de la perte d’un procez où il alloit de tout son bien ; et que par charité ils le retiroient en leur maison, encore qu’il leur fist beaucoup de maux, lors qu’il tomboit en sa plus grande frenesie.3

La charité exercée par les parents du fou connaît donc ses limites et ceux-ci sont bien contents de se défaire de lui lorsqu’ils en trouvent l’occasion. Chez Adrian et Pernelle, l’intérêt pour les grandes richesses dont Lysis a hérité de son père fait très certainement partie des motifs qui les ont conduits à le prendre chez eux : dans le douzième livre, lorsque Lysis feint de s’être empoisonné par désespoir amoureux, Hircan, qui n’est pas dupe de cette fausse mort, parvient à convaincre le couple de bourgeois d’affirmer que le berger est décédé de mort naturelle, afin que ses biens ne soient pas confisqués par la justice si celle-ci découvre que leur cousin s’est suicidé4.

L’accueil de l’insensé à la cour d’un haut personnage apparaît donc comme le mode de prise en charge du fou le plus fréquent dans les œuvres de notre corpus : Don Clarazel, dans Le Chevalier hypocondriaque, séjourne tour à tour chez le comte d’Oran, le marquis d’Artigny, la duchesse d’Arcail, le baron de la Tour, puis de nouveau dans le château d’Arcail, avant de gagner le château de Dorteil en compagnie du gouverneur de Lyon. Au théâtre, le fou est également représenté comme surveillé et protégé par son entourage : lors

1 « Moy qui suis son curateur, il y auroit conscience si je le laissois ainsi aller d’un costé & d’autre. J’en

serois repris de justice. Il faut que je le remeine à Paris » (op. cit., I, 1, p. 22-23).

2 Ch. Sorel, Histoire comique de Francion, op. cit., L. V, p. 253. 3 Ibid., p. 255.

4 Op. cit., II, 12, p. 816-817. « Ces considerations firent taire Adrian & sa femme. Ils avoient quelque part en

la succession de Lysis qui leur fust venuë bien à propos, car ils avoient desja deux enfans, l’un en pension & l’autre en nourrice, & leurs richesses n’estoient gueres grandes » (ibid., p. 817). Par ailleurs, au début du récit, lorsqu’Anselme propose à Adrian d’accueillir Lysis, il prend bien soin de lui préciser qu’il n’exigera aucun frais de pension de sa part (ibid., I, 1, p. 127).

134 du dénouement du Berger extravagant de Thomas Corneille, Lysis est conduit au château d’Hircan par ses compagnons, qui ont mis fin à sa métamorphose en arbre. Dans

L’Hypocondriaque de Rotrou, le personnage de Cloridan demeure dans le château de

Cléonice tout au long de son accès de mélancolie. Les personnes raisonnables qui accompagnent le fou prennent garde à ce qu’il ne trouble pas l’ordre public : au chapitre X du Chevalier, alors que Don Clarazel assiste dans un théâtre de Chalon-sur-Saône à la représentation du Ravissement de Proserpine, en compagnie du comte d’Oran et des seigneurs et dames de ses amis, le lecteur extravagant interrompt brutalement la pièce pour attaquer le comédien qui joue Pluton, croyant qu’il est véritablement la divinité qu’il représente. S’ensuit une grande confusion qui risque de dégénérer en bagarre générale. Le marquis d’Artigny et le comte d’Oran, malgré le plaisir qu’ils prennent à ce spectacle, se pressent alors d’intervenir afin d’empêcher le chevalier de blesser quiconque1.

Ainsi, la folie de l’âge classique ne s’ouvre plus, comme à l’époque médiévale, par une rupture radicale avec l’espace civilisé :

Toute folie s’inaugure par une sécession : quitter le monde des hommes, se dérober à leurs regards, mourir à leurs discours, avant de mourir à sa propre raison ; le désir de se cacher prélude à la démence.2

Le fou de la Renaissance et du XVIIe siècle est un fou socialisé. Sa démence commence par un mouvement inverse à celui décrit par J.-M. Fritz : une fois leur trouble déclaré, Lysis et Clarazel sortent de la chambre où ils s’étaient reclus pour retourner dans le monde et fréquenter des compagnies. S’ils quittent leur demeure et passent beaucoup de temps au dehors, ils sont rarement seuls et n’évoluent jamais dans une nature brute et sauvage. La Brie du berger, la Bourgogne et les jardins d’Ainay du chevalier sont des paysages en partie urbanisés, des terres civilisées qui appartiennent à des seigneurs et qui ne peuvent être comparées à la forêt hostile qu’investit l’insensé médiéval. Néanmoins, des vestiges du fou sauvage des XIIe et XIIIe siècles se trouvent encore dans les œuvres de notre corpus : la dichotomie radicale que l’on pourrait établir a priori entre les représentations médiévales et classiques de la folie doit en réalité être nuancée.

1 Op. cit., p. 189-202. 2

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