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L ÉGENDES MÉDICALES OU CAS ATTESTÉS ? C ONTAMINATIONS ET ÉCHANGES ENTRE LES TRAITÉS DE MÉDECINE ET LES ŒUVRES FICTIONNELLES

Mélancolie et trouble de l’esprit : l’extravagance à la lumière de la pensée médicale

A. Extravagance et bile noire : l’obsession mélancolique

1. L ÉGENDES MÉDICALES OU CAS ATTESTÉS ? C ONTAMINATIONS ET ÉCHANGES ENTRE LES TRAITÉS DE MÉDECINE ET LES ŒUVRES FICTIONNELLES

a) Du mélancologue au poète fabuliste

À la lecture des traités sur la mélancolie de la Renaissance et de l’âge classique, ce qui frappe notre point de vue de modernes, habitués au strict cloisonnement des disciplines, notamment scientifiques et littéraires, est la convocation simultanée de divers champs du savoir et l’estompage des frontières qui pourraient les séparer. D’emblée, l’humeur noire apparaît comme un sujet tout à fait singulier : dès ses origines hippocratiques, mais aussi chez Platon et Aristote, elle se situe à la croisée de plusieurs domaines, médical, anthropologique, philosophique et poétique. Les liens complexes qui l’unissent aux passions de l’âme, au sentiment amoureux, ou encore à l’enthousiasme divin, en font un objet d’étude revendiqué aussi bien par les médecins que par les poètes, les moralistes et les théologiens. À ce titre, la mélancolie participe pleinement de la fusion des disciplines intellectuelles qui, selon Michel Jeanneret, caractérise la Renaissance et marque encore le XVIIe siècle1.

L’intérêt que les médecins lui portent s’inscrit également dans le contexte de l’apparition, à partir des années 1530, d’ouvrages composés en langue vernaculaire, qui, même si le latin reste encore la langue majoritaire, accompagnent et favorisent l’émergence d’un nouveau public2. Timothy Bright, dans l’épître liminaire de son Traité de

la mélancolie, adressée à Peter Osbourne, « ami fictif, non dépourvu de quelque

connaissance des belles-lettres3

», annonce que le choix de l’anglais, assorti d’un style sans fioritures, a pour but d’élargir le lectorat potentiel de son ouvrage, au-delà des seuls médecins et apothicaires. Le narrataire de Bright n’est pas censé posséder de prérequis médicaux. C’est que la mélancolie n’intéresse pas que ceux qui ont pour profession de la soigner. Les médecins expriment l’importance, pour le malade, de pouvoir se référer

1

M. Jeanneret, « Un médecin poète : Jacques Ferrand et son Traité (...) de la mélancolie érotique », dans A. Carlino et M. Jeanneret (dir.), Vulgariser la médecine. Du style médical en France et en Italie, Genève, Droz, 2009, p. 77. Voir également M. Jeanneret, « La médecine et les lettres : vestiges d’un humanisme transdisciplinaire », dans G. Goubier, B. Parmentier et D. Martin (éd.), Doute et imagination. Constructions

du savoir de la Renaissance aux Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 155-164 et A. Carlino et

A. Wenger (éd.), Littérature et médecine : approches et perspectives (XVIe-XIXe siècles), Genève, Droz,

2007.

2 A. Carlino, « Style, langue, profession : quelques enjeux de l’irruption du vernaculaire dans la littérature

médicale du XVIe siècle », dans A. Carlino et M. Jeanneret (dir.), op. cit., p. 10-11. À propos de ces ouvrages en langue vernaculaire, A. Carlino évoque un « corpus extravagant », s’écartant du canon des textes composés en latin (ibid., p. 11). Le Discours de Du Laurens est ainsi le premier ouvrage en français exclusivement consacré à la mélancolie.

3

161 directement au texte qui se donne pour visée de le soigner, et de pouvoir y puiser, sans intermédiaires, réconfort et conseils1 : la lecture du livre se substitue à la consultation

thérapeutique. Mais, plus généralement, ces traités s’adressent à tous ceux que la curiosité porte vers l’humeur noire, qu’ils soient eux-mêmes ou non caractérisés par un excès d’atrabile.

Ces deux spécificités – la mélancolie comme objet à la fois médical et littéraire, et le choix de la langue vernaculaire – entraînent l’adoption d’une posture narratoriale tout à fait singulière et inattendue de la part des médecins qui composent ces traités : ceux-ci, bien loin de limiter leur matière aux seules sources médicales antiques, médiévales et modernes, mêlent allègrement citations poétiques, sources littéraires, courts récits fictionnels, sans oublier de mentionner des cas présentés comme réels, qui leur ont été rapportés ou bien auxquels ils ont pu assister directement au cours de leurs consultations. Cet ethos de narrateur n’est pas propre aux savants modernes, comme le rappelle Radu Suciu2 : dès l’époque du Corpus hippocratique, les médecins qui s’intéressent à l’humeur

noire ont coutume d’accumuler les anecdotes, qu’elles soient facétieuses ou tragiques. Il semble toutefois que l’essor de la langue vernaculaire amplifie ce phénomène et métamorphose les mélancologues en véritables conteurs : ceux-ci ne cessent de puiser dans des recueils de lieux communs et de consilia, pour reprendre et prolonger, à la manière de textes fictionnels, un certain nombre de « fables mélancoliques » : Guibelet mentionne ainsi le cas d’Artémidore le Grammairien, persuadé qu’un crocodile lui avait dévoré le bras, de l’homme qui craignait qu’Atlas ne lâche son fardeau, variante de celui qui se prenait lui-même pour Atlas, ou de la femme qui gardait un doigt levé, car elle pensait tenir le monde au bout de celui-ci3

; il ajoute l’exemple d’un homme de lettres français qui prétendait descendre de l’empereur Constantin, d’un habitant de Dieppe qui se prenait pour un roi, sans oublier le cas de ceux qui se croient morts et refusent de s’alimenter, de la femme qui pense avoir avalé un serpent, etc. Guibelet garde dans ce chapitre ses réflexes

1 Du Laurens détermine le contenu de ses Discours en fonction des quatre maux (les problèmes de vue, les

maladies mélancoliques, les catarrhes et les troubles engendrés par la vieillesse) dont souffre sa patiente privilégiée, la duchesse d’Uzès.

2 R. Suciu, « Discours savant et séduction littéraire chez André Du Laurens », dans A. Carlino et

M. Jeanneret (dir.), op. cit., p. 61-62. Voir également N. G. Siraisi, Medicine & the Italian Universities,

1250-1600, Leiden-Boston-Köln, Brill, 2001, « ‘Remarkable’ Diseases, ‘Remarkable’ Cures, and Personal

Experience in Renaissance Medical Texts, chap. 11 », p. 226-252, et R. Suciu, « La morale du sirop : thérapies médico-morales pour la guérison de la mélancolie », Études Épistémè, n° 13, printemps 2008, p. 85-92 (sur le traité de G. Droyn intitulé Le Royal syrop de pommes, antidote des passions melancholiques, publié à Paris en 1613).

3 Op. cit., « Quelques histoires de melancholiques. Explication de leurs diverses imaginations. Chap. VI »,

162 de praticien, en tentant d’expliquer ces fausses imaginations en fonction des spécificités de l’humeur noire et des effets qu’elle produit sur le cerveau. Mais la plupart du temps, dans les autres traités, la compilation d’anecdotes plaisantes prend le pas sur l’intérêt médical, tandis que le médecin délaisse sa fonction pour se faire pur et simple narrateur. Cet ethos participe d’une « stratégie de séduction1

» du lecteur : il s’agit de ravir celui-ci en cultivant les cas extraordinaires et incongrus2

. Fait révélateur, les chapitres dans lesquels s’insèrent ces anecdotes s’intitulent généralement « histoires ». Dans le chapitre VII de son second discours, intitulé « Histoire de certains melancholiques qui ont eu d’estranges imaginations », Du Laurens souligne explicitement cette volonté de divertissement :

J’ay assez amplement descrit tous les accidens qui accompagnent les vrais melancholiques, & ay recerché les causes de toutes ces varietez : il faut maintenant qu’en ce chapitre, pour donner du plaisir au lecteur, je propose quelques exemples de ceux qui ont eu des plus bizarres & foles imaginations : j’en emprunteray des Grecs, des Arabes, des Latins, & en adjousteray de celles que j’ay veu.3

Le médecin ne compose plus de traité didactique ni prescriptif : il dialogue avec son lecteur, lui prête des objections auxquelles il répond4, tout en prenant soin de ménager

une alternance de registres graves et légers, afin d’éviter de devenir lui-même « ennuyeux & melancholiqu[e]5 ». Cette recherche du plaisant n’est toutefois pas réservée aux

ouvrages en langue vernaculaire : certains traités composés en latin se font eux aussi le relais de telles anecdotes6.

À la Renaissance, cette vision de l’homme qui en fait une réalité appréhendable aussi bien par la médecine, le mythe, la fable et la poésie, trouve son expression la plus emblématique dans les ouvrages qui traitent de la maladie d’amour, dans la mesure où le statut de celle-ci – s’agit-il d’une véritable pathologie ou bien d’une simple passion ? – demeure en balance depuis l’Antiquité. Les médecins qui s’intéressent à ce mal s’appuient plus encore que les autres praticiens sur les témoignages des poètes : Ferrand, à propos des

1

Voir la section intitulée « Stratégies de séduction », dans A. Carlino et M. Jeanneret (dir.), op. cit.

2 Du Laurens cite par ailleurs des cas dont il a été le témoin oculaire et qui sont tout aussi frappants pour son

lecteur, tel cet honnête citoyen de Montpellier agité d’une violente tempête intérieure et qui en mourut. Le médecin assista à l’ouverture de son cadavre, qui découvrit une eau noirâtre et puante dans sa poitrine (op. cit., p. 181v-183v).

3

Op. cit., p. 136v-137r. Voir également le titre du chap. VI du « Discours » de Guibelet précédemment cité.

4 C’est le cas de T. Bright : É. Cuvelier constate que l’ouvrage prend la forme très appréciée à cette époque

du dialogue didactique (op. cit., « Introduction », p. 10). Voir également R. Suciu, La Mélancolie en français

[…], op. cit., p. 66-67. 5

J. Guibelet, op. cit., p. 244v.

6 P. Dandrey constate par exemple que l’anecdote topique du faux mort qui refuse de s’alimenter se rencontre

entre autres dans le De Morbis internis de J. Houllier (1577), dans les Observationes medicarum rariorum

163 « signes diagnostiques1 » de la mélancolie érotique, convoque des vers de Sapho, Ovide,

Stace et Catulle, mais cite aussi Rémi Belleau, afin de satisfaire ceux qui ne sont pas familiers des langues anciennes, signe qu’il s’adresse également aux femmes. Il précise par ailleurs que Sapho constitue une autorité aussi légitime que les médecins grecs, latins et arabes, car elle était aussi docte et expérimentée qu’eux en matière d’amour. Plus précisément, selon M. Jeanneret, Ferrand adopte lui-même l’ethos du poète en cultivant une « esthétique de la varietas2 ». Chez lui, comme chez Du Laurens, certaines

descriptions des troubles amoureux dévoilent une attention portée aux effets de rythme, aux sonorités, aux figures de l’analogie, de telle sorte qu’elles laissent place à de véritables hypotyposes :

[…] le pauvre amoureux ne se represente plus rien que son idole : toutes les actions du corps sont pareillement perverties, il devient palle, maigre, transi, sans appetit, ayant les yeux caves & enfoncez, & ne peut (comme dit le Poëte) voir la nuict, ny des yeux, ny de la poictrine : Tu le verras pleurant, sanglottant, & souspirant coup sur coup, & en une perpetuelle inquietude, fuyant toutes les compagnies, aymant la solitude pour entretenir ses pensées ; la crainte, le combat d’un costé, & le desespoir bien souvent de l’autre, il est (comme dit Plaute) là où il n’est pas, ores il est tout plein de flammes, & en un instant il se trouve plus froid que glace : Son cœur va tousjours tremblottant, il n’y a plus de mesure à son pouls, il est petit, inegal, frequent, & se change soudain, non seulement à la veüe, mais au seul nom de l’object qui le passionne.3

Du Laurens invite son lecteur à se représenter mentalement l’image aussi bien poétique que médicale de l’amoureux. Le mélancolique se trouve ainsi constitué en objet esthétique et littéraire. Les médecins ne peuvent s’empêcher d’admirer, en même temps qu’ils les condamnent, ces excès de l’imaginaire. Mais c’est bien dans la mesure où l’effet de fascination touche à la fois aux domaines médicaux, esthétiques, moraux, philosophiques et théologiques que les mêmes anecdotes se transmettent au sein de ces différents champs du savoir. L’origine de ces cas mélancoliques en vient à se perdre : si un type de malade recensé dans le Corpus hippocratique peut fournir l’inventio d’une pièce de théâtre ou d’un récit, à l’inverse, certains médecins n’hésitent pas à présenter comme des cas réellement attestés des historiettes puisées dans des textes antérieurs4. À la

1 Op. cit., chap. XIV, p. 248-254. 2 Art. cit., p. 82.

3 A. Du Laurens, op. cit., p. 163r-v. Voir R. Suciu, La Mélancolie en français […], op. cit., p. 79. Ferrand

reprend presque mot pour mot ce passage dans son propre traité (op. cit., chap. VIII, p. 229).

4 R. Suciu prend ainsi Guibelet « en flagrant délit d’actualisation controuvée » à propos de l’habitant de

Dieppe qui se prend pour un roi et qui est en fait un cas déjà maintes fois rapporté dans l’Antiquité (op. cit., p. 97).

164

contaminatio des matières – compilation et fusion de sujets et de sources au sein de

discours nouveaux1 –, s’ajoute un procédé d’amplificatio.

Gill Speak a par exemple montré à quel point étaient nombreuses les sources mentionnant le cas du mélancolique qui se prend pour une cruche ou un pot de terre et qui, raisonnant en toute logique, a peur qu’on ne le casse, si bien qu’il défend à quiconque de l’approcher2

: à partir de Galien, l’un des premiers médecins à mentionner cette anecdote3

, on trouve l’homme de verre dans des traités de médecine (Ambroise Paré, Burton, Bright, Ferrand, Guibelet, etc.), des ouvrages philosophiques et moraux (L’Hospidale de Garzoni, la première des Méditations métaphysiques de Descartes), dans des ouvrages fictionnels (Le Docteur de verre, comédie insérée dans le troisième acte de La Comédie sans comédie de Quinault), etc. Cervantes contribue fortement à populariser cette histoire par le biais du

Licencié Vitré4 : pendant deux ans que dure sa folie, Tomás Rodaja s’imagine être de verre

et, comme s’il en possédait les propriétés (la transparence, la clarté), répond avec clairvoyance à toutes les questions qu’on lui pose, jusqu’à ce qu’il soit guéri par un religieux de l’ordre de Saint-Jérôme, sans que l’on ait de précisions sur la cure qu’il reçoit. La nouvelle de Cervantes devient elle-même une référence de premier plan dans l’imaginaire culturel européen et sert à son tour de relais dans la diffusion de ce cas mélancolique : dans Polyandre, lorsque l’alchimiste Héliodore s’enfuit pour échapper à la foule, la tête coincée dans un alambic, un écolier, qui a lu « depuis peu les nouvelles de Cervantes », le compare à un « second Docteur Vidriera5 ». Du Laurens attribue pour sa

part cette imagination à un personnage historique :

Il y a eu n’agueres un grand seigneur qui pensoit estre de verre, & n’avoit son imagination troublee qu’en ce seul object, car de toute autre chose il en discouroit merveilleusement bien : Il estoit ordinairement assis, & prenoit grand plaisir que ses amis le visitassent, mais il les prioit qu’ils n’approchassent de luy.6

L’anecdote connaît par ailleurs des variantes, tels ce mélancolique, cité par Arétée de Cappadoce, qui se prenait pour une brique et refusait de boire, ou encore ce boulanger qui pensait être fait de beurre et ne voulait plus s’approcher de son four. Même si les

1 « Contamination. Amalgamer en une seule…la matière de deux ou plusieurs…œuvres. Bénac. »

(B. Dupriez, Gradus. Les Procédés littéraires, dictionnaire, Paris, 10/18, 1984, p. 129).

2

G. Speak, « El Licenciado Vidriera and the Glass Men of Early Modern Europe », MLR, vol. LXXXV, n° 4, oct. 1990, p. 850-865.

3 « Ainsi, l’un s’imaginait être fait de coquilles, et en conséquence évitait tous les passants de peur d’être

broyé » (Des lieux affectés, op. cit., III, 10, p. 166).

4

M. de Cervantes, « Nouvelle du Licencié Vitré », dans Nouvelles exemplaires, éd. et trad. J.-R. Fanlo,

op. cit., p. 217-245. 5 Op. cit., L. IV, p. 240. 6

165 médecins précisent que l’excès d’humeur noire se caractérise par ce type d’obsession fixée sur un seul objet – le mélancolique ne déraisonnant pas dans les autres domaines –, de tels exemples nous paraissent incroyables. Pourtant, Tallemant des Réaux cite lui aussi, dans ses Historiettes, plusieurs cas semblables, dont l’un concerne la sœur du cardinal de Richelieu :

Cette femme estoit folle, et est morte liée, ou du moins enfermée. Elle croyoit avoir le cul de verre, et ne vouloit point s’asseoir. Elle eut un temps une plaisante folie ; elle croyoit avoir froid à un petit endroit au-dessus de la main, et passoit tout le jour à y mettre des gouttes de resine, quelquefois jusques à cinq cens, et puis à les oster, selon qu’il luy sembloit que la partie se reschauffoit.1

Cette sensation de chaud et de froid renvoie directement à la médecine humorale et à l’intempérature du corps. Mais est-il encore possible de faire la part entre légende, histoire extraordinaire amplifiée et récit historiquement attesté ? À propos du Président de Toré, Tallemant nous conte qu’il était amoureux d’une épingle jaune, « qu’il l’avoit fait dorer, et qu’il luy rendoit tous les devoirs qu’on peut rendre à une maistresse » : « Je croy que cela est vray, parce que je ne sçache personne qui le pust inventer […]2 ». Le vrai est si

extraordinaire qu’il n’est plus même vraisemblable et dépasse la fiction.

De même, Patrick Dandrey souligne que la source originelle de l’anecdote des mélancoliques qui se croient morts et refusent de s’alimenter, puisque les morts ne mangent pas, est perdue3 : évoquée à propos de M. le Prince, fils du Grand Condé, dans

Les Mémoires du duc de Saint-Simon4, figurant au cœur de l’inventio de

L’Hypocondriaque de Rotrou, également mentionnée dans La Furiosa de Giambattista

Della Porta, pour ne citer qu’un petit nombre de textes, l’historiette renvoie aussi bien à la veine facétieuse des contes médiévaux qu’à la tradition médicale de la crainte de la mort attribuée aux mélancoliques5

. L’on rencontre une variante de ce cas dans Le Berger

extravagant, lorsque Lysis, (faussement) persuadé qu’il a été métamorphosé en saule,

refuse de s’alimenter, étant donné que les arbres se nourrissent uniquement par les racines6 : Anselme et Montenor, craignant de le voir mourir d’inanition, tentent en vain de

1 Op. cit., t. I, « Le Mareschal de Brezé, son fils et mademoiselle de Bussy », p. 316. 2 Ibid., t. II, p. 21.

3 Les Tréteaux […], op. cit., p. 163-196. 4

Cité par P. Dandrey, ibid., p. 163-164. Cette anecdote se trouve même encore dans l’article « Mélancolie » de L’Encyclopédie et chez Pinel (ibid., p. 173).

5 P. Toldo renvoie par exemple aux Gesta Romanorum, recueil du Moyen Âge (« Les morts qui mangent », Bulletin italien. Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux, vol. V, n° 3, juil.-sept. 1905, p. 291-297). 6

Op. cit., I, 5. Lysis accepte toutefois d’absorber un peu de vin et de potage à la citrouille au moyen d’un entonnoir, comme un arbre serait nourri par la pluie : « Le Saule avaloit tout cecy paisiblement : car encore qu’il crust que les arbres ne devoient pas manger, son ventre ne laissoit pas d’estre affamé, et n’ayant que faire de sa follie estoit bien aise que l’on luy donnast à repaistre » (ibid., p. 684).

166 lui faire ingérer des aliments par la force. Hircan et ses amis, déguisés en dieux et en nymphes des eaux, ne parviendront à le nourrir qu’en lui prouvant que même les créatures métamorphosées en fontaines, rivières et autres éléments naturels peuvent faire bonne chère. Par la suite, lorsque Lysis feint de s’être empoisonné, il confesse à Carmelin qui le nourrit en cachette « qu’il n’avoit jamais eu si bon appetit que depuis qu’il estoit mort1

» : ce passage fait évidemment référence à cette très longue tradition des morts qui mangent.

Toutefois, cette « médecine pittoresque2 », qui cherche à divertir son lecteur,

n’échappe pas totalement aux lois de la discipline et reste savamment maîtrisée. D’une part, la transmission de légendes ou de mythes médicaux, de l’Antiquité jusqu’à l’âge classique, entre dans une logique de promotion de la profession et de ses découvertes, par la remémoration d’anecdotes impliquant des praticiens célèbres. C’est par exemple le cas de la célèbre histoire de Stratonice, princesse macédonienne du début du IIIe siècle avant J- C : Érasistrate, s’apercevant que le pouls d’Antiochos se déréglait dès que sa belle-mère entrait dans la pièce où il se trouvait, diagnostiqua par ce moyen le mal d’amour dont il souffrait, ce qui entraîna sa guérison, puisque son père, le roi Séleucos Ier, lui céda son épouse. Cette légende, convoquée par les médecins antiques comme par les historiens3,

était destinée tantôt à mettre en valeur le rôle de la découverte du pouls parmi les symptômes du mal d’amour, tantôt à célébrer la figure d’Érasistrate, tantôt à entrer dans le