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Entre errance et enfermement : la place du fou à la croisée de l’histoire et des représentations littéraires

I. L’enfermement du fou à l’épreuve de l’histoire

Bien avant la parution de L’Histoire de la folie, dès les années 1920, l’historiographie française s’était ouverte, grâce à l’École des Annales, à l’histoire économique et démographique, et avait inventé l’histoire des mentalités, en s’appuyant sur les méthodes des sciences sociales. C’est pourquoi les historiens de la seconde génération des Annales, comme Robert Mandrou et Fernand Braudel, convaincus que la folie constituait un objet historique légitime, accueillirent favorablement l’ouvrage de Foucault2.

Toutefois, le projet de sa thèse partait d’un paradoxe : si le fait d’écrire une histoire de la folie n’apparaissait plus tout à fait comme une entreprise novatrice, jamais chercheur, qu’il soit philosophe, historien ou psychiatre, n’avait tenté de donner au fou la capacité de parler par et pour lui-même, de nous conter l’histoire de sa propre folie. C’est cette notion de folie comme « absence d’œuvre3 » que le philosophe développe dans la préface de 1961,

même s’il semble par la suite être revenu sur la radicalité d’un tel constat. La folie étant absence de langage et d’œuvre, la tâche de l’historien et du philosophe était donc de lui rendre la parole, de transcrire « un langage de la folie et non sur la folie4 ». Depuis le

moment où la rupture avait été consommée entre l’homme de raison et l’homme de folie,

1 L’expression aliénation d’esprit constitue déjà un synonyme de folie au moins à la fin du XVIIe siècle (voir

le Dictionnaire de Furetière, art. « Aliénation »). Mais les termes aliénation et aliéné ne s’imposeront dans ce sens qu’au début du XIXe siècle. De même, nous n’utiliserons que rarement le mot déraison, qui entre en langue dès le XIIe siècle au sens de « manque de bon sens » et est mentionné dans Le Thresor de la langue

francoyse de Nicot (1606), mais qui n’est généralement pas usité par les auteurs de notre corpus.

2 J.-Ph. Gendron, Les Voix de la folie : essai sur Michel Foucault, Québec, Éd. Nota bene, 2006, p. 15-16.

Toutefois, selon cet ouvrage, ce n’est pas à l’École des Annales qu’il convient de rattacher la démarche de Foucault, mais bien plutôt à la tradition de l’épistémologie historique française, dans la lignée de Bachelard et de Canguilhem (ibid., p. 17).

3 M. Foucault, « Préface » de Folie et déraison […], op. cit., texte repris dans Dits et écrits I, op. cit., p. 190. 4

51 avec l’âge classique, depuis ce moment de la perte de leur langage commun, la folie avait fait l’objet d’une double confiscation : à la fois comme objet et comme concept, dans la mesure où l’exclusion du fou correspondait à la négation de sa réalité, mais aussi comme discours, puisque la philosophie, la psychologie, la psychanalyse et la psychiatrie ne s’étaient établies qu’à partir d’« une méconnaissance radicale du langage de la folie1

». Pour éviter à tout prix de réitérer ces travers, Foucault se devait donc de trouver un autre langage, qui ne soit ni celui de la raison, ni celui du savoir, tous deux réducteurs. Ainsi, le défi qu’il se lançait était de parvenir à faire l’histoire, non pas du langage de la psychiatrie, qui est « le monologue de la raison sur la folie » et « n’a jamais pu s’établir que sur un tel silence », mais au contraire de « l’archéologie de ce silence2 ».

Il semble pourtant problématique de penser un langage « qui parlerait tout seul – sans sujet parlant et sans interlocuteur3 », un langage indicible, nouveau statut du discours

qui devrait tout à la fois, comme le remarque Shoshana Felman, défaire l’exclusion et l’inclusion, effacer la limite et l’opposition entre l’Intérieur et l’Extérieur, entre le Sujet et l’Objet, oblitérer la démarcation entre Raison et Folie4, faire parler à la fois le Même et

l’Autre. Foucault reconnaissait lui-même la difficulté de saisir ce « marmonnement du monde5 ». C’est entre autres cet obstacle inhérent au langage que Jacques Derrida lui

opposera vivement dans une conférence prononcée en 1963 et reprise dans L’Écriture et la

différence6 : l’on ne peut que tenir un discours sur la folie, qui la dompte et la maîtrise. Le

langage européen dans son ensemble, et non pas seulement la langue parlée à l’âge classique, est ainsi inexorablement lié au mouvement occidental qui a abouti à l’exclusion de la folie : il faut voir dans ce rapport exclusif entre langage et folie une économie essentielle aux mots, et non la conséquence d’une évolution historique, que Foucault datait du Cogito cartésien. La folie, silencieuse par essence, ne peut être dite par le logos7

. Toutefois, dans sa préface de 1961, Foucault montre bien qu’il ne prétend pas ressaisir le langage de la folie dans son ontologie, avant sa rupture avec la raison, mais bien plutôt le langage que toutes deux parlaient au moment de leur séparation : il s’agit de retrouver la

1 Ibid., p. 39.

2 M. Foucault, « Préface » de 1961, op. cit., p. 188. 3

Ibid., p. 191.

4 Op. cit., p. 43-44.

5 « Préface », op. cit., p. 192.

6 J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie », dans L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, « Tel Quel »,

1967, p. 51-97.

7 « La phrase est par essence normale. […] Elle porte en soi la normalité et le sens, quel que soit d’ailleurs

l’état, la santé ou la folie de celui qui la profère […] » (ibid., p. 84-85). Nous aurons l’occasion de revenir par la suite sur le débat ayant opposé Derrida et Foucault autour de Descartes (voir infra, chap. III, II-B).

52 parole insensée au moment même de ce « partage ». Selon lui, c’est à l’âge classique, entre la création de l’Hôpital général de 1656 et le geste libérateur de Pinel en 1794, qu’une nouvelle expérience de la folie met fin à celle du Moyen Âge.

Cette méthodologie, qui est celle de l’« archéologie » et vise, non pas à reconstituer une histoire, mais à retrouver les conditions de l’avènement des discours de savoir dans un contexte précis, supposait que le philosophe laissât parler les « archives1

» d’elles-mêmes, en trouvant un « langage sans appui2 ». Contre une histoire des évolutions de la folie

pensée comme une entité universelle et atemporelle, ou encore contre une histoire qui ferait de la naissance de la psychiatrie l’apogée et le but ultime de l’approche de la folie, Foucault entend restituer des « expériences de la folie », replacées dans leur contexte et décrites en fonction de leurs spécificités et des partages qu’elles ont entraînés : il s’agit de voir comment l’on est passé d’une expérience tragique et critique de la folie au Moyen Âge et à la Renaissance à l’expérience moderne de la maladie mentale, à partir de sa réduction au silence accomplie à l’âge classique. À ce titre, il ne faut pas confondre folie et maladie mentale, expression née avec l’âge moderne et la psychiatrie3. Cette méthodologie passe

par l’étude de l’ensemble des discours et des constructions qui se sont multipliés autour de la folie, pour faire son éloge ou pour la condamner. Foucault affirme ainsi que la folie est une construction sociale : « La folie n’existe que dans une société » ; elle ne peut « se trouver à l’état sauvage4 ».

Tout en opérant lui aussi une distinction entre folie et psychiatrie, Cl. Quétel entend restreindre la seconde à ses conditions historiques d’apparition5. Étant donné que le terme

psychiatrie n’apparaît qu’au début du XIXe siècle en Allemagne, il serait anachronique de l’employer en prenant pour objet d’étude une époque antérieure ; d’autre part, ce mot est

1

« J’appellerai archive non pas la totalité des textes qui ont été conservés par une civilisation, ni l’ensemble des traces qu’on a pu sauver de son désastre, mais le jeu des règles qui déterminent dans une culture l’apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d’événements et de choses. Analyser les faits de discours dans l’élément général de l’archive, c’est les considérer non point comme documents (d’une signification cachée, ou d’une règle de construction), mais comme monuments ; c’est – en dehors de toute métaphore géologique, sans aucune assignation d’origine, sans le moindre geste vers le commencement d’une archè – faire ce que l’on pourrait appeler, selon les droits ludiques de l’étymologie, quelque chose comme une archéologie » (M. Foucault, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », cité par J. Revel, dans Le Vocabulaire de Foucault, Paris, Ellipses, 2009, art. « Archive », p. 13).

2 « Il fallait donc un langage assez neutre (assez libre de terminologie scientifique, et d’options sociales ou

morales) pour qu’il puisse approcher au plus près de ces mots primitivement enchevêtrés, et pour que cette distance s’abolisse par laquelle 1’homme moderne s’assure contre la folie ; mais un langage assez ouvert pour que viennent s’y inscrire, sans trahison, les paroles décisives de la raison » (« Préface », op. cit., p. 194).

3 J.-Ph. Gendron, op. cit., p. 21-22.

4 M. Foucault, « La folie n’existe que dans une société », op. cit., p. 197. 5

53 étroitement lié à son contexte médical, ce qui en restreint le champ, alors que Cl. Quétel souhaite prendre en compte les dimensions sociales et anthropologiques de la folie dans leur ensemble. Le grand reproche que l’auteur adresse à Foucault tient dans la confusion de son discours : le philosophe outrepasse selon lui les limites de son rôle en revêtant une multiplicité d’èthè qui ne font que brouiller ses analyses1

. Il observe que les historiens sont ceux qui se sont le moins exprimés sur la folie, comme si la démarche de Foucault les avait inhibés, lacune qu’il entend lui-même combler. À partir d’une méthodologie s’attachant à la chronologie, à l’histoire événementielle, aux dates, aux chiffres, aux statistiques, à tout ce qui fonde l’« histoire quantitative2 », il oppose à la démarche sinueuse de Foucault une

approche pragmatique et concrète, qui se fonde objectivement sur des faits attestés, des « archives », entendues cette fois-ci au sens propre du terme, pour en tirer des conclusions étayées par des données fiables. L’attaque est vigoureuse : l’historien reproche au philosophe d’avoir lu dans l’histoire ce qu’il voulait y trouver, un a priori qu’il avait lui- même posé, en s’écartant ainsi d’une démarche véritablement scientifique ; Foucault aurait vu une politique de répression théorisée et pensée comme telle là où Quétel ne voit qu’empirisme, manque de moyens, décisions prises sur le moment, pragmatisme3.

Toutefois, plutôt que d’opposer ces deux démarches – dans la mesure où Foucault ne s’est jamais présenté en modèle pour les historiens de l’âge classique, son projet étant tout autre –, ne peut-on pas les lire comme complémentaires ? D’autre part, en tant qu’historien des sciences, Quétel peut-il vraiment s’exprimer en pur représentant de sa discipline, elle- même toute jeune, sans convoquer au travers de son discours des paroles étrangères, telles que celles de la médecine, de la psychologique et de la psychiatrie ? Faire œuvre d’historien, et d’historien seulement, est en l’occurrence une tâche impossible : l’objet d’étude folie est nécessairement transdisciplinaire. On verra donc, en confrontant les travaux de Foucault et de Quétel, que l’historien, en dépit de ses attaques véhémentes, s’appuie bien souvent sur les mêmes faits que le philosophe, même s’il en tire des analyses différentes et cherche tout au long de sa thèse à relativiser les grands « partages » posés par

1 « Et comment prétendre saisir Foucault alors qu’il tient plusieurs langages qui se mêlent à dessein ? Quand

est-il philosophe ? Quand est-il sociologue ? Quand est-il historien ? » (ibid., p. 89).

2

Ibid., p. 17.

3 « On verra qu’à la différence de l’histoire de la plupart des maladies, l’histoire médicale de la folie n’est pas

tant le récit de ses progrès que celui de ses erreurs, de ses renoncements, de ses retours en arrière, que ce soit dans le domaine des théories médicales, dans celui des réponses thérapeutiques ou encore dans celui des réponses sociales » (ibid., p. 17-18). Cette démarche s’oppose directement à la notion foucaldienne d’« expérience de la folie », qui suppose, non pas d’identifier les erreurs commises par une époque à l’aune de notre savoir moderne, mais de retrouver ce qui était vécu alors comme une cohérence ou une continuité dans le contexte de leur apparition.

54 Foucault. En définitive, plutôt que de condamner un ouvrage au profit de l’autre, nous pourrons les rapprocher pour les nuancer l’un par l’autre.

La principale nuance que l’on puisse apporter aux conclusions de Foucault concerne la notion de « partage » : les grandes ruptures épistémologiques, établies autour d’événements posés comme décisifs, se fissurent bien souvent au contact de la réalité des textes ou encore des spécificités géographiques. Le philosophe a lui-même parfois été amené à adoucir des oppositions présentées comme brutales et tranchées dans ses premiers ouvrages1. À ce titre, l’on peut faire à ce « grand partage » entre l’expérience médiévale et

renaissante de la folie et celle de l’âge classique, marquée par la répression et la réclusion, le même reproche que celui que Stéphane Van Damme adresse à l’historiographie du libertinage : celui d’occulter l’instabilité des limites, les zones de contact, les échanges, la survie de discours antérieurs, en bref, celui de masquer les « représentations endogènes2 »

du siècle.

A. La place du fou dans la société jusqu’à la Renaissance : un âge