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Entre errance et enfermement : la place du fou à la croisée de l’histoire et des représentations littéraires

B. Le fou en liberté

3. E NTRE ERRANCE ET CONFINEMENT : LA PLACE DU FOU DE COUR

Place privilégiée entre celle du fou enfermé et celle du fou errant en liberté, l’office de fou de cour est représenté dans plusieurs œuvres de notre corpus : La Bague de l’Oubli de Rotrou, Dom Japhet d’Arménie de Scarron, L’Histoire comique de Francion et

Polyandre. La distinction opérée par J.-M. Fritz aux XIIe et XIIIe siècles entre le fou urbain (dont l’archétype est Tristan), qui simule la folie, et le fou sauvage (Yvain), qui est réellement fou1, n’est plus prégnante ici. Dans les œuvres du XVIIe siècle qui le mettent en

scène, le fou de cour, fou urbain par excellence, se tient continuellement dans les marges d’une zone instable, sans que l’on puisse toujours trancher entre folie feinte et folie authentique. Les travaux de Maurice Lever sur cette question ont permis de montrer que la charge de fou de cour était toujours une réalité historique à cette époque2 : en effet, le

dernier bouffon attesté est le dénommé L’Angély, qui appartient d’abord au Grand Condé, avant d’être probablement offert à Louis XIV au début des années 1660, en signe de réconciliation après les troubles de la Fronde. Le souverain le chasse par la suite dans des conditions restées obscures et ne semble pas lui avoir donné de remplaçant. Les grands seigneurs et les princes du sang maintiendront cet usage encore quelque temps, mais le XVIIIe siècle marquera sa disparition définitive.

S’agit-il d’un fou authentique ? Selon M. Lever, si le bouffon médiéval est dans la plupart des cas un véritable fou au sens pathologique du terme et est même parfois considéré comme une créature infrahumaine, monstrueuse, voisine des bêtes de la ménagerie royale3, à partir du XVIe siècle, les cas de simulation de folie deviennent les

plus nombreux : le fol se rapproche alors du bouffon bateleur, qui doit divertir le souverain par ses bons mots, ses réparties, en lui proposant des chansons et des vers, en exécutant des danses et des acrobaties, etc. Muriel Laharie constate que les enluminures du psaume 52 rendent compte, à partir du XIIIe siècle, de cette évolution4 : le fou présent aux côtés du roi

est de plus en plus fréquemment représenté comme un personnage sensé, coiffé et vêtu avec ordre et raison.

Le héros du Gascon extravagant joue pertinemment de cette ambiguïté en laissant tout au long de l’œuvre planer le doute sur l’authenticité de sa folie : le narrateur le

1 Ibid., p. 29.

2 M. Lever, Le Sceptre et la marotte : histoire des fous de Cour, Paris, Fayard, 1983. Voir aussi A. Stegmann,

« Sur quelques aspects des fous en titre d’office dans la France du XVIe siècle », dans Folie et déraison […],

op. cit., p. 53-68. 3 Op. cit., p. 103. 4

143 soupçonne de tenir un rôle afin d’occuper auprès de lui l’équivalent de l’office de bouffon de cour1. À l’inverse, dans le Berger et Le Chevalier hypocondriaque, ce sont les seigneurs

qui recueillent les deux extravagants à leur cour qui en font implicitement leur bouffon, sans pour autant leur donner officiellement cette charge. Cette place permet de stabiliser le fou, de mettre un terme (provisoire ou non) à son errance et de contrôler ses déplacements2

. Mais elle constitue aussi une garantie contre l’enfermement : Clérante, qui laisse Collinet vaguer en liberté, à condition qu’il reste attaché à sa cour, lui évite ainsi d’être reclus et battu. Francion, s’inspirant du motif humaniste de la réversibilité entre sagesse et folie, déclare même sa charge d’utilité publique :

Il y en eut une fois un qui luy dit comme reprimande, qu’il devoit le tenir enfermé dans la maison, afin qu’il ne fist plus d’affront a personne dans les ruës. J’estois present alors, et voyant que Clerante n’ayant pas ce discours là agreable, songeoit comment il y pourroit respondre, je luy dis : Monseigneur, quoy que l’on vous die, n’enfermez jamais vostre fou que chacun ne soit sage ; il sert merveilleusement a combattre l’orgueil de tant de viles ames qui sont en France, et lesquelles il sçait bien cognoistre par une faculté que la nature a imprimée en luy. Clerante approuvant ma raison mesprisa l’autre que l’on luy donnoit, et Collinet plus que jamais roda les ruës avec un vestement fort riche, qui ne le faisoit prendre que pour quelque Baron.3

Officialisation du statut implicite de Lysis, de Clarazel et du Gascon, la charge de fou de cour permet à l’insensé, que sa démence soit feinte ou avérée, de bénéficier d’une quasi-liberté de mouvement, à condition de rester à la portée des seigneurs qui en ont la garde (voir chap. V, I).

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La folie est ainsi arrachée à cette liberté imaginaire qui la faisait foisonner encore sur le ciel de la Renaissance. Il n’y a pas si longtemps encore, elle se débattait en plein jour : c’est Le

Roi Lear, c’était Don Quichotte. Mais en moins d’un demi-siècle, elle s’est trouvée recluse,

et, dans la forteresse de l’internement, liée à la Raison, aux règles de la morale et à leurs nuits monotones.4

Les œuvres de notre corpus n’illustrent pas ce constat de Foucault : une répugnance s’affirme généralement pour tout ce qui entoure la réclusion ou la maltraitance du fou. Même dans les « pièces d’asile », celui-ci reste relativement libre d’aller et venir sur la

1 « Pour moy je trouvois ses saillies quelque-fois fort à propos, et rarement nous le voyons sortir de son

discours sans dessein de nous donner à rire, et je pense, qu’il le faisois exprés pour me faire davantage desirer sa compagnie » (op. cit., L. III, p. 180).

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Seul Dom Japhet, chassé par Charles Quint, est un fou errant : mais il cherche une cour où s’établir et se présente chez le commandeur de Consuègre dans cette visée.

3 Op. cit., L. V, p. 262. 4

144 scène sans qu’on le voie représenté, au cours du XVIIe siècle, avec des chaînes. Les héritiers français de Don Quichotte restent libres eux aussi, à la différence près qu’ils sont pris en charge, à la manière de fous de cour, par un seigneur et son entourage, alors que le chevalier espagnol n’était recueilli à la cour du duc qu’au cours de la seconde partie de l’œuvre1

.

Même si l’on a vu que le « Grand Renfermement » devait être nuancé, l’ensemble des remarques que nous avons pu faire à propos des œuvres littéraires ne signifie pas qu’aucun mouvement de réclusion des fous n’ait eu lieu au cours de l’âge classique. Il faut plutôt conclure que, dans l’expérience critique qu’elle fait de la folie, la littérature du XVIIe siècle ne s’intéresse pas au fou dont la pathologie, par le danger qu’elle représente, nécessite un enfermement. Comme le révèlent les défilés d’insensés, qu’ils aient lieu dans le cadre d’un asile ou non, les auteurs se consacrent davantage à l’hyperbolisation des travers sociaux, mais aussi esthétiques, que les fous permettent de représenter. Cette folie- analogie à la double dimension socioculturelle et métalittéraire constituera pour nous, comme nous essaierons de le montrer dans les deux prochains chapitres de notre étude, l’extravagance. Pourtant, celle-ci reçoit parfois un arrière-plan médical, et notamment mélancolique, très détaillé et solidement ancré sur les traités de médecine de référence au moment de la composition de ces textes : c’est ce rapport étroit et complexe entre folie- pathologie et folie-analogie que nous allons étudier plus précisément à présent.

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CHAPITRE II

Mélancolie et trouble de l’esprit : l’extravagance à la