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Entre errance et enfermement : la place du fou à la croisée de l’histoire et des représentations littéraires

B. Le « Grand Renfermement » : mythe ou réalité ?

3. B ILAN : UN ENFERMEMENT LIMITÉ ET PARTIEL

Confronter les deux Histoires de la folie de Foucault et de Quétel aboutit donc à un résultat plus ambigu et complexe qu’à la simple remise en cause radicale des thèses foucaldiennes, que la violence polémique du ton de Quétel pouvait laisser attendre. Les deux ouvrages convoquent, à quelques exceptions près, les mêmes faits et chiffres, mais en tirent une lecture différente : l’historien relativise largement, voire détruit intégralement, l’hypothèse du « Grand Renfermement », en montrant que l’édit royal de 1656 s’inscrit dans un vaste mouvement commencé dès le XVIe siècle. Mais il ne fait somme toute que déplacer les dates, puisqu’il reconnaît implicitement que l’édification des hôpitaux généraux s’est accélérée dans toutes les villes d’importance du royaume sous l’effet de la série de mesures prises par le pouvoir dans les décennies 1660 et 1670. S’il met en valeur

1 Cl. Quétel, op. cit., p. 134-138.

2 Un autre grief émis par les chercheurs anglo-saxons à l’encontre de Foucault est d’avoir sous-estimé

l’importance des institutions privées, au XVIIIe siècle, dans le traitement des fous. Si la dimension thérapeutique est absente de la grande majorité des asiles, et notamment des madhouses publiques ou semi- publiques qui s’ouvrent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, d’autres maisons tenues par des familles de médecins célèbres, comme celles de J. Monro ou de W. Batie, apportent des soins médicaux à leurs pensionnaires et annoncent ainsi l’avènement des établissements psychiatriques. Elles sont comparables aux pensions privées parisiennes qui se développent à la même époque, telle la pension Belhomme, où Pinel exercera à partir de 1786. Voir sur ce point les ouvrages de J. Andrews, C. Jones, R. Porter et A. Scull mentionnés en bibliographie.

86 d’autres repères chronologiques, comme la réforme de l’hôpital Saint-Germain, en 1557, la structuration des parties de son Histoire de la folie, qui distingue nettement le Moyen Âge de l’âge classique, et non de la Renaissance, montre bien que le traitement du fou évolue au cours de cette période1

. Si l’ouvrage de Quétel apporte une bonne mise en perspective de la thèse de Foucault, en permettant d’en nuancer un grand nombre de points, on peut reprocher à l’historien de radicaliser son interprétation de ces événements, afin de forcer son opposition avec le philosophe. En définitive, la lecture qu’il donne de l’expérience de la misère et de l’enfermement à partir de la Renaissance n’est pas intégralement pragmatique. Quétel atteste bien un changement de perception de la pauvreté dans les mentalités du temps, notamment religieuses : si la notion d’assistance charitable aux indigents ne disparaît pas, la conception de la misère comme facteur potentiel de troubles se développe, tandis que le fou, en tant qu’oisif, se trouve englobé dans la condamnation morale qui en est faite. Même si les critiques que Quétel adresse aux analyses foucaldiennes permettent d’opérer un tri entre les différentes catégories de pauvres, sans les assimiler dans un magma informe, ses thèses décrivent implicitement des mutations idéologiques qu’il n’ose avouer, de peur de donner à penser qu’il suit les conclusions du philosophe.

D’autre part, sa négation de tout partage entre la folie critique de la Renaissance et la folie immorale du XVIIe siècle a conduit Pierre Macherey à l’accuser d’être « continuiste2 », ou encore de ne pas considérer la folie comme un objet historique, doté

d’une évolution dans le temps, analyse qui revient à en faire une donnée naturelle, et non culturelle. Or, une fois encore, il nous semble que l’ouvrage du philosophe n’est pas aussi radical que Quétel ne le présente : contrairement à ce qu’il affirme3

, L’Histoire de la folie ne prétend à aucun moment que le « Grand Renfermement » était destiné aux fous. Les pouvoirs publics ont eu la volonté de lutter contre les errants et les vagabonds, masse dans laquelle les insensés se sont trouvés englobés, dans la mesure où ils apparaissaient eux aussi comme des oisifs. Ce n’est donc pas sur ce point que les deux thèses s’opposent, mais plutôt sur la façon dont les fous étaient considérés.

1

Après une première partie intitulée « L’Antiquité et les fondements de la folie », une deuxième partie est consacrée à « La pratique de la folie au Moyen Âge et à la Renaissance », puis une troisième à « L’enfermement des insensés », qui se clôt dans les dernières années du XVIIIe siècle, pour laisser la place à une quatrième partie nommée « L’invention de la psychiatrie », etc. (op. cit).

2

Penser la folie […], op. cit., p. 103.

3 « Nous allons voir que l’enfermement, indépendamment du fait que l’auteur attribue à ce mouvement une

importance qu’il n’a jamais eue, ne s’attaque pas à la déraison mais au problème déjà fort ancien de la mendicité et des errants » (Histoire de la folie […], op. cit., p. 95).

87 En définitive, il semble que Quétel fasse à Foucault un faux procès. Si la thèse de celui-ci ne met pas en avant le statut médical du fou dans les hôpitaux généraux de l’âge classique, c’est bien parce que cette dimension de la folie n’est pas son intérêt premier : avant d’être une pathologie, celle-ci est d’abord une donnée culturelle, artificiellement créée, une ligne de partage posée entre l’homme de raison et l’insensé. Son Histoire de la

folie n’a donc pas pour visée de comprendre comme la folie s’est médicalisée, ni comment

la psychiatrie est née, mais de retracer les « expériences » qui ont fait d’elle un objet de connaissance, et notamment ce premier geste d’exclusion de la folie par la raison que constitue le « Grand Renfermement »1. Foucault ne visait donc pas l’exhaustivité

scientifique, mais bien la globalité d’une expérience culturelle, sociale, philosophique, esthétique et artistique.

La démarche de l’ouvrage collectif dirigé par Jean Imbert nous semble sur ce point beaucoup plus nuancée et constructive que celle de Quétel. Les auteurs de L’Histoire des

hôpitaux en France réinscrivent l’édit de 1656 dans son contexte2 : le grand « partage »

foucaldien, dont la valeur est plus symbolique qu’historique, nécessite en effet d’être relativisé. Le problème méthodologique posé par une conception de l’histoire en termes de ruptures réside dans l’occultation ou la sous-estimation des détails : la thèse de Foucault fait converger tous les événements et les chiffres vers un même but, l’illustration du « Grand Renfermement ». Néanmoins, l’ouvrage constate lui aussi une volonté accrue de la part du pouvoir royal d’enfermer les mendiants et les vagabonds à partir des premières années du XVIIe siècle : il y a bien eu mutation dans la conception idéologique de la pauvreté et de l’oisiveté. Le souhait de lutter contre le chômage et la mendicité est une caractéristique des mentalités à l’époque de la Réforme catholique. Pourtant, la traditionnelle vision chrétienne de l’aumône comme acte charitable contribuant au salut ne disparaît pas totalement et contribue même à affaiblir l’action des hôpitaux généraux : certains établissements, parallèlement à l’enfermement des pauvres, ont distribué des aumônes à domicile, pour assister les nécessiteux chez eux, sans les reclure. Dans les villes de province, les administrateurs ont cherché à limiter leur assistance aux pauvres locaux, en chassant les autres. Autre point rendant fallacieuse l’assimilation des hôpitaux généraux à des prisons : les registres d’entrées et de sorties des différents établissements, lorsqu’ils existent et sont exploitables, révèlent que leurs pensionnaires étaient avant tout des

1 Voir Fr. Gros, « Note sur l’Histoire de la folie », dans Ph. Chevallier et T. Greacen (dir.), Folie et justice […], op. cit., p. 16 sq.

2

88 invalides, des vieillards et des impotents, se présentant même volontairement pour y être accueillis, comme en témoigne l’existence de listes d’attente1. La vocation d’assistance des

hôpitaux généraux, mentionnée dans l’édit de 1656, n’était donc pas qu’un vain mot. De plus, même si les pauvres ne peuvent théoriquement pas en sortir, les hôpitaux généraux n’ont pas hésité à relâcher leurs pensionnaires valides, pour des raisons financières, mais aussi dans la mesure où leurs personnels administratifs répugnaient à exercer trop de rigueur sur eux, notamment au sein des petites institutions2. Contrairement aux ordres

royaux, leur mission d’assistance prédomine sur une fonction plus coercitive. D’autre part, parce que les bâtiments ne s’y prêtent pas toujours, l’enfermement ne peut être absolu, à l’exception des grandes villes ou de Paris, où les moyens d’empêcher les évasions sont plus importants. C’est même parfois volontairement que le personnel laisse sortir certains pauvres de l’asile, pour les envoyer quêter en ville3. L’ensemble de ces développements,

qui apportent un contrepoint tant aux thèses foucaldiennes qu’à l’ouvrage de Quétel, permet de percevoir de manière contrastée et dépourvue de partis pris la réalité de l’enfermement à l’âge classique.