• Aucun résultat trouvé

Entre errance et enfermement : la place du fou à la croisée de l’histoire et des représentations littéraires

B. Le « Grand Renfermement » : mythe ou réalité ?

1. U NE DATE CLÉ :

Le point sur lequel la thèse de Foucault a très certainement été le plus critiquée est celui qui concerne le « Grand Renfermement ». On sait comment le philosophe pose, autour de la date emblématique de 1656, les termes d’un « partage » : en Europe occidentale succède, à la folie errante du Moyen Âge, la folie recluse et maîtrisée de l’âge classique. Ce « partage » s’accompagne d’une progressive substitution d’une « expérience » de la folie à une autre. Les dernières années du XVe siècle avaient déjà vu émerger l’obsession de la folie, prenant peu à peu le pas sur celle de la mort, sans qu’il s’agisse pour autant d’une « rupture » : s’opère au contraire une « torsion à l’intérieur de la même inquiétude », dans la mesure où la folie est « le déjà-là de la mort2 » et, bien loin de

l’annuler, ne fait en définitive qu’en désigner la présence. Parallèlement, apparaît peu à peu une conception de la folie comme péché et comme vice, dans une perspective théologico- morale. Le début de la Renaissance est ainsi marqué par l’opposition de deux « expériences » de la folie : l’une, cosmique, ou encore tragique, que l’on trouve par exemple chez Bosch, Bruegel, ou Dürer, et qui renvoie la démence à sa puissance obscure et angoissante ; l’autre, critique, chez Brant et Érasme, qui l’aborde et la canalise dans une

1 M. Mollat, « La vie quotidienne […] », dans op. cit., p. 133. 2

73 distance ironique1. C’est cette expérience critique de la folie qui deviendra prédominante

dans la seconde moitié de la Renaissance et au début de l’âge classique.

Le thème littéraire de la Nef des fous laisse place à celui de l’asile d’insensés, dans sa brutale fixité. Les tentatives de contrôle des « mauvais pauvres » et des vagabonds prennent de l’ampleur à partir du XVIIe siècle : elles aboutissent à la multiplication des maisons d’internement et des bureaux de pauvres, en France comme dans les pays voisins. Foucault avance pour Paris un pourcentage de réclusion supérieur à un habitant sur cent, preuve des proportions colossales que ce phénomène prend selon lui2. Il s’agit d’un

mouvement global et sans nuances : tous les marginaux et les mendiants sont enfermés ensemble, qu’ils soient indigents, correctionnaires, réputés de mauvaises mœurs ou insensés, dans les hôpitaux généraux en France, dans les bridwells, puis les workhouses en Angleterre, ou encore dans les Zuchthäusern en Allemagne, dont la première s’ouvre à Hambourg vers 1620. La date de 1656 correspond à l’unification, selon un processus comparable à la naissance de l’Hôpital Général de Valence, de plusieurs hôpitaux en une seule et même structure : la Salpêtrière, Bicêtre, la Pitié, le Refuge du Faubourg Saint- Victor, Scipion, ainsi que la Savonnerie, sont rapprochés au sein d’une même administration, celle de l’Hôpital général. Plus tard, s’ajouteront l’hôpital du Saint-Esprit et les Enfants trouvés, tandis que sera exclue la Savonnerie. Tous les pauvres de Paris, tant ceux qui y sont nés que ceux qui y ont émigré, sont enfermés, de gré ou de force, dans cette institution, et se trouvent placés sous l’entière autorité de ses directeurs, qui y sont nommés à vie. L’Hôpital général a pour vocation première d’assurer la police, de contrôler les faits et gestes des pauvres, en constituant une sorte de troisième pouvoir, parallèle aux autorités royale et juridique, et qui a toute liberté de juger, punir et condamner ceux qui risquent de troubler la paix de la capitale3

. Jean-Pierre Gutton assimile en effet l’ensemble des hôpitaux généraux à des « mondes à part », fonctionnant de façon autonome et exerçant leur propre justice4

.

À son tour, l’Église réorganise ses fondations et en crée d’autres selon le même modèle : Foucault cite l’exemple de Vincent de Paul, qui, à partir de 1632, réforme Saint- Lazare, ancienne léproserie de Paris, en établissement pour les « personnes détenues par ordre de Sa Majesté », ou encore la Charité de Paris, édifiée dans le faubourg Saint-

1 Ibid., p. 44. 2

Ibid., p. 79.

3 Ibid., p. 73.

4 J.-P. Gutton, « L’enfermement à l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles) », dans J. Imbert (dir.), op. cit.,

74 Germain par les Frères Saint-Jean de Dieu, qui créent également Charenton, à partir de 16451. En définitive, institutions laïques et religieuses en viennent à se confondre : les

premières adoptent le rythme de vie et l’organisation des congrégations, tandis que les secondes associent désormais étroitement aide charitable et répression. Aussi Foucault décrit-il des établissements qui accueillent des pauvres, mais n’en contiennent pas moins des cellules de détention et des quartiers de force. Pourtant, dans le prolongement logique de la démystification du concept de pauvreté, après la Réforme, les différentes œuvres d’assistance se laïcisent de plus en plus : la misère doit à présent être châtiée car elle constitue une faute entravant la bonne marche de l’État. Mais l’Église suit elle aussi ce mouvement de pensée. Les protestants, puis les catholiques, ne considèrent plus le pauvre comme un envoyé de Dieu, qui permet au bon chrétien de travailler à son salut, mais comme un être potentiellement insoumis qui fait vaciller l’État sur ses bases : la perspective n’est plus religieuse mais sociale et morale, sans transcendance divine. L’édit de 1656 définit par ailleurs la pauvreté comme un « libertinage2 ». Le travail obligatoire

auquel sont soumis les internés vaut donc comme châtiment, mais aussi comme thérapeutique morale, en vue de leur permettre, à terme, de réintégrer la société.

Un personnage fait donc son apparition dans toute l’Europe, celui de l’« interné3 ».

En un siècle et demi, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, Hôpitaux généraux,

workhouses et Zuchthäusern forment un vaste « réseau » accueillant une population

hétérogène. L’édit de 1656 interdit formellement la mendicité dans Paris et ses faubourgs4.

La Salpêtrière accueille 1460 femmes et enfants en bas âge en 1661 ; la Pitié reçoit quant à elle 98 garçons, 897 filles entre 7 et 17 ans et 95 femmes ; Bicêtre, 1615 hommes adultes ; Scipion, 530 femmes enceintes, nourrices et jeunes enfants, selon les chiffres que donne Foucault5

. À la fin du XVIIe siècle, les dictionnaires tiendront compte de cette nouvelle réalité : Furetière définit ainsi « l’Hospital des pauvres enfermez » comme « un membre de l’Hospital general, où on a mis plusieurs pauvres pour les empêcher d’estre faineants &

1 Op. cit., p. 75. Sur Saint-Lazare, voir J. Vié, Les Aliénés et les correctionnaires à Saint-Lazare aux XVIIe-

XVIIIe siècles, Paris, Félix Alcan, 1930. 2

M. Foucault, op. cit., p. 103.

3 « Les grands hospices, les maisons d’internement, œuvres de religion et d’ordre public, de secours et de

punition, de charité et de prévoyance gouvernementale sont un fait de l’âge classique : aussi universels que lui et presque contemporains de sa naissance » (ibid., p. 77). Le terme interné, qui suggère une procédure d’enfermement accompagnée ou non de soins thérapeutiques, rend bien compte de l’ambiguïté de cette figure. Mais il n’acquiert ce sens qu’au début du XXe siècle.

4 Ibid., p. 90. 5

75 vagabonds1 ». Les insensés sont à leur tour engloutis dans cette dichotomie entre bons et

mauvais pauvres, dans la mesure où le critère suprême de jugement, au-delà de l’opposition entre raison et démence, est celui qui distingue labeur et oisiveté2

. Les fous sont mis au travail ou, lorsqu’ils en sont incapables, rejoignent la catégorie des fainéants qui menacent le bon équilibre de l’État. Comme la misère, la folie perd son sens mystique et se trouve désormais jugée en termes de morale. En témoigne le fait que l’internement, contrairement au droit, n’opère pas de distinction entre folie réelle et folie simulée : toutes deux aboutissent au même désordre. Le « Grand Renfermement » vise moins l’annihilation de l’asocial qu’il ne participe à le créer, en réorganisant les frontières qui séparent le moral de l’immoral3 : avec le fou, qui menace les limites de la raison, sont aussi enfermés les

sodomites et les vénériens, qui transgressent les règles de la sexualité, les profanateurs (magiciens, sorciers, alchimistes), les « libertins », autant de nouveaux « asociaux » qui s’écartent de la vérité intellectuelle, morale et religieuse, et se rejoignent dans le monde de la Déraison4. Le terme de dé-raison qualifie ce regroupement de la déviance morale, qui se

distingue de ce que les siècles suivants nommeront « maladie mentale ». Toutefois, parmi ces êtres immoraux dont on essaie de dissimuler le scandale, l’insensé jouit d’un statut particulier dans la mesure où sa folie, bien qu’enfermée, est aussi dévoilée aux yeux de tous, par l’intermédiaire du regard des visiteurs de l’asile : nous aurons l’occasion de revenir sur ce point5.

L’âge classique rompt de ce fait avec l’« expérience » renaissante de la folie, prise dans un balancement perpétuel entre raison et déraison. L’expérience classique de la démence peut donc se définir comme « un certain écart par rapport à la norme sociale6 ».

C’est paradoxalement à partir de cette ségrégation du « furieux7

», terme imprécis et susceptible d’englober le fou comme le non-fou, que la déraison commence à devenir objet de connaissance. Toutefois, selon Foucault, au moment du « Grand Renfermement », le

1 Art. « Enfermé ».

2 M. Foucault, op. cit., p. 101. 3 Ibid., p. 110-111.

4 « Vénériens, débauchés, dissipateurs, homosexuels, blasphémateurs, alchimistes, libertins : toute une

population bariolée se trouve d’un coup, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, rejetée au-delà d’une ligne de partage, et recluse dans des asiles, qui devaient devenir, après un siècle ou deux, les champs clos de la folie » (ibid., p. 139).

5 Voir, plus loin dans ce chapitre, le point II.A.1. 6

M. Foucault, op. cit., p. 141.

7 Foucault fait de ce terme, qu’il relève fréquemment dans les registres d’internement, le lien polysémique

qui relie le fou au criminel. Cl. Quétel s’oppose à cette interprétation en affirmant au contraire que le mot

76 statut de l’insensé demeure ambigu1 : on trouve une minorité de fous soignés dans certains

hôpitaux, tel l’Hôtel-Dieu de Paris, tandis que la majorité d’entre eux restent mêlés aux autres correctionnaires dans les maisons d’internement et ne reçoivent aucun traitement. Seuls les agités sont isolés dans des loges à part. À ce titre, il est donc indifférent que l’insensé soit placé dans ces établissements ou en prison : la Bastille et certaines prisons de province en accueillent. Il y a donc deux « expériences » de la folie à l’âge classique, qui coexistent et se juxtaposent. La folie devient déraison, à savoir, contraire absolu et antithétique de la raison : elle apparaît comme la négativité vide et maîtrisée d’une rationalité supérieure.