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Entre errance et enfermement : la place du fou à la croisée de l’histoire et des représentations littéraires

C. La naissance de l’asile

À la fin de l’Ancien Régime, l’on constate que les fondations d’hôpitaux généraux, puis les maisons de force et les dépôts de mendicité, n’ont pas eu les résultats escomptés. Comme lors de l’édit de 1656, le pouvoir royal reconnaît à plusieurs reprises le demi-échec des mesures précédentes. L’arrêt du Conseil d’État du roi daté du 21 octobre 1767 systématise pour tout le royaume la création des dépôts de mendicité, dont certains avaient déjà été édifiés dans la première moitié du XVIIIe siècle, pour les « vagabonds et gens sans aveu » valides, enfermés « aux frais de Sa Majesté4 ». Une fois encore, le texte royal ne fait

pas mention explicitement des fous, ni même des infirmes. Toutefois, les déments sont cités pour la première fois dans une lettre adressée aux évêques du royaume, appelant de ses vœux le développement des retraites et lieux d’accueil pour toute personne invalide.

1

M.-Cl. Dinet-Lecomte, « La "cléricalisation" du personnel hospitalier en France aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans B. Delpal et O. Faure (dir.), Religion et enfermements […], op. cit., p. 129, n. 52.

2 J.-P. Gutton, « L’enfermement à l’âge classique […] », dans J. Imbert (dir.), op. cit., p. 175-178. « Sans

doute considère-t-on encore dans beaucoup de petites villes le pauvre comme le représentant du Christ sur terre. Les rigueurs de l’enfermement sont le fait des grandes villes, et d’abord de l’hôpital général de Paris » (ibid., p. 176).

3 Ibid., p. 190-191. 4

89 Les hôpitaux généraux joueront donc également le rôle de maisons de force et recevront « les pauvres invalides qui n’auront aucun autre asile, les Insensés et ceux qui auront été condamnés par jugement à être renfermés1

». Cette fois-ci, il semble, selon J.-P. Gutton2

, que l’on puisse parler de « Grand Renfermement ». Les dépôts de mendicité, à la différence des hôpitaux généraux, séparent les diverses catégories de vagabonds ou de mendiants qu’ils enferment ; les insensés jouissent donc en théorie d’un quartier spécifique, même s’ils sont en fait souvent mêlés aux correctionnaires. Les dépôts ne sont pas censés accueillir de malades, qui doivent l’être dans les hôpitaux et Hôtels-Dieu, même si la pratique est en réalité fluctuante. Néanmoins, une fois encore, cette opération de grande ampleur se soldera par un manque de résultats, en dépit des moyens déployés.

Dépassé, le pouvoir royal influence également la reconversion plus systématique de certaines communautés religieuses en maisons de force, qui accueillent des insensés, sans que ce soit pour autant leur spécificité : ce sont par exemple les Frères de la Charité, qui possèdent une dizaine d’établissements, dont Charenton, ou encore la congrégation Saint- Jean-de-Dieu3. Comme en Angleterre, des pensions privées se développent pour accueillir

les fous des familles aisées : à Paris, environ vingt établissements logent à la fin du XVIIIe siècle près de 300 déments, indépendamment du contrôle de l’administration royale. En plus des hôpitaux généraux, des maisons de force et des dépôts, l’on trouve aussi des fous en prison : la Bastille enferme ainsi une cinquantaine d’insensés entre 1661 et 1789, même si les instances administratives réprouvent cette situation4. S’instaure une circulation entre

les différents établissements, Hôtels-Dieu, Hôpital général et maisons de force, selon que le fou est reconnu comme curable ou non, violent ou calme : ce système d’échanges est en fait davantage le signe que l’on cherche toujours une place pour le fou, qu’une preuve de catégorisation rigoureuse. Cette diversité se retrouve dans l’ensemble du royaume. L’Hôpital général, tout comme certains hôpitaux généraux du royaume, fonctionne comme une maison de force, puisqu’il enferme également des correctionnaires. Les établissements parisiens, dont les pensions sont moins chères que les institutions privées, accueillent des

1 Ibid. 2

« Le fameux "grand renfermement" fut surtout l’œuvre de l’Ancien Régime finissant, lorsqu’on enferma non pas tous les pauvres, mais les mendiants et les vagabonds dans les dépôts de mendicité » (J.-P. Gutton, « Réformes, projets et réalités à la fin de l’ancien régime », dans J. Imbert [dir.], op. cit., p. 230). Cl. Quétel pense lui aussi que la perspective dans laquelle sont construits les dépôts, qui privilégie cette fois-ci bel et bien la coercition aux dépens de l’assistance charitable, est davantage celle du « Grand Renfermement », qu’elle ne l’était lors de l’édit de 1656 (op. cit., p. 167).

3 Cl. Quétel, ibid., p. 144 sq. 4

90 fous originaires de province. Toutefois, à la fin de l’Ancien Régime, Quétel estime que le nombre total de fous internés est compris entre 5000 et 5800 :

Voilà ce qu’aurait produit le « grand renfermement » des insensés sur 26 millions de Français, soit 1 pour 4500, voire 4700 – et encore à la fin du XVIIIe siècle. À la fin du XVIIe siècle, la proportion pour 20 millions de Français ne dépasse certainement pas 1 pour 25000. Signalons tout de suite, à titre de comparaison, que cette proportion, toujours en pondérant le chiffre de population, sera de 1 pour 1000 à la fin du Second Empire et de 1 pour 500 à la fin de la IIIe République.1

Les maisons de force et les dépôts de mendicité, de même que les hôpitaux généraux, ont la réputation, confirmée par des témoignages, de maltraiter leurs pensionnaires : manque d’hygiène, de nourriture, violences physiques, humiliations, coups de fouet, sont des caractéristiques fréquentes de ces différents établissements2. Face aux

récits de plus en plus nombreux des atrocités commises à l’encontre des indigents, et notamment des insensés, la fin de l’Ancien Régime, avant même l’avènement de la Révolution, voit naître un vaste mouvement philanthropique et laïc. L’idée d’instituer des lieux spécifiquement réservés aux insensés ressurgit, mais commence cette fois-ci à se concrétiser. Leur statut de malades prend le pas sur leur condition de miséreux et d’oisifs. Toutefois, les perturbations de la période révolutionnaire ralentiront ces projets. En définitive, à l’aube du XIXe siècle, la situation des fous se révèle pire encore que sous l’Ancien Régime : ceux-ci ne sont pratiquement plus séparés des autres enfermés et sont généralement assimilés à des détenus.

Deux hommes vont jouer un rôle capital dans la naissance de l’asile et l’avènement de la psychiatrie : Philippe Pinel et Jean-Étienne Dominique Esquirol. Quétel s’accorde cette fois-ci avec Foucault pour relativiser le rôle de Pinel, que l’historiographie a longtemps érigé en libérateur des fous, arrachant dans un geste héroïque les chaînes qui les entravaient3. En réalité, il faut préciser que, d’une part, la question des chaînes avait déjà

été soulevée dans les milieux philanthropiques depuis plusieurs années, et que, d’autre part, l’aliéniste s’était en partie inspiré des méthodes de travail du surveillant-chef Jean- Baptiste Pussin, à Bicêtre, où il avait exercé entre septembre 1793 et avril 1795, avant d’officier à la Salpêtrière jusqu’à sa mort, en 1826. Mais la disparition effective des chaînes sera loin d’être instantanée et ne se mettra en place que progressivement. Pinel est toutefois l’un des principaux artisans de l’avènement de la psychiatrie, dans la mesure où ses traités font de l’aliénation mentale – syntagme qu’il officialise en 1808 – une maladie

1 Ibid., p. 190-191. 2 Ibid., p. 120. 3

91 psychique, qui trouve son origine dans les passions. Cet événement capital dans l’histoire de la folie n’eut pas pour autant pour effet d’améliorer la situation quotidienne des fous dans les établissements qui les accueillaient : le décalage entre les avancées médicales et la pratique était plus que jamais patent.

Esquirol, qui travaille au contact de Pinel à la Salpêtrière, puis devient médecin- chef à Charenton à partir de 1825, participe quant à lui au développement des premiers asiles sur le territoire français. Des institutions réservées aux aliénés commencent à s’édifier dans le pays. La loi du 30 juin 1808, édictant que chaque département se dote de ce type d’établissement ou bien attribue ce rôle à une institution publique ou privée, accélère leur création et la généralise à l’ensemble du territoire. C’est en fait surtout sous le Second Empire que l’on verra naître le plus d’asiles.

Ce détour par la recherche portant sur la folie et sur les hôpitaux du Moyen Âge à l’âge classique nous invite à ne pas appréhender les œuvres de notre corpus à partir d’une conception trop schématique et manichéenne des traitements référentiels de l’insensé. Le XVIIe siècle ne marque pas la fin brutale d’un âge d’or d’errance libre pour le dément ; il n’y a pas eu enfermement subit et total des fous, assimilés, aussi bien dans l’espace urbain que dans les mentalités, à toute une population hétéroclite d’exclus. À l’époque où les romans et les pièces que nous analysons les mettent en scène, ceux-ci bénéficient de statuts hétérogènes et dépourvus d’unité au sein de l’espace social : gardés par leurs proches dans un lieu privé lorsque cela est possible, soignés dans les Hôtels-Dieu lorsque l’aspect pathologique de leur état prend le dessus, enfermés dans les hôpitaux généraux, puis dans les dépôts de mendicité et les maisons de force, lorsque le jugement porté sur eux met l’accent sur la dimension morale de leur folie et les considère comme des oisifs nécessiteux, ils occupent des places diverses, signe que les esprits du temps hésitent sur la façon dont l’on doit se charger d’eux. L’analyse des œuvres fictionnelles, que nous allons entreprendre à présent, offre cette même hétérogénéité, reflet des interrogations contemporaines : le personnage du fou y apparaît comme enfermé, mais il est plus souvent encore laissé en liberté. L’insensé de l’âge classique est-il vraiment différent de son ancêtre médiéval ? Comment se positionnent les représentations fictionnelles de celui-ci face aux réalités historiques que nous avons pu esquisser ?

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II.

Les représentations littéraires du fou : un reflet du référent

historique ?

Certaines études sur la folie et la psychiatrie ont tissé des liens entre les réalités socio-historiques qu’elles décrivaient et les représentations artistiques contemporaines, comme si celles-ci offraient nécessairement le reflet fidèle des premières. Nous pensons par exemple aux analyses que Muriel Laharie consacre à la littérature médiévale1, ou

encore à l’ouvrage de Robert R. Reed, qui, par manque de sources et d’archives historiques, se sert des « Bedlam plays », pièces des théâtres élisabéthain et jacobéen mettant en scène l’asile de Bethlehem, pour reconstituer l’histoire de cette institution2. Une

telle démarche nous paraît inverser la logique de la recherche. Au cours des pages qui suivront, nous tenterons au contraire d’étudier dans les œuvres de notre corpus les éléments qui font écho aux traits de réalité que nous avons pu décrire jusqu’à présent, pour en observer les similitudes et les désaccords.

À propos des œuvres fictionnelles en prose qu’il a retenues pour corpus –

L’Histoire comique de Francion, Le Gascon extravagant, Les États et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano, etc. –, Jacques Berchtold relève l’« effet de proximité référentielle »

de ces « romans proto-"réalistes" offrant l’illusion d’un rapport d’identité mimétique par rapport au monde familier du lecteur3 », contrairement aux romans fabuleux dont l’intrigue

se fonde sur un dépaysement géographique et chronologique parfois très profond. Est-ce à dire que nous pouvons retrouver au niveau des représentations fictionnelles que nous étudions les évolutions socio-historiques que nous avons pu constater dans le traitement du fou ? Les pièces et les romans que nous analysons sont-ils les reflets fidèles des mutations que nous avons décrites dans l’appréhension de la démence et de la marginalité par les mentalités contemporaines ? Y a-t-il adéquation, décalage ou bien différenciation entre les traitements socio-historiques et littéraires du fou ?

Dans cette section, nous nous demanderons quelle est la place du personnage explicitement désigné comme fou ou extravagant dans les œuvres de notre corpus : est-il reclus ou bien au contraire laissé en liberté ? Nous analyserons également son statut, en fonction du regard que portent sur lui les hommes dits raisonnables : est-il considéré

1

Op. cit.

2 R. R. Jr. Reed, Bedlam […], op. cit.

3 J. Berchtold, Les Prisons du roman (XVIIe-XVIIIe siècle). Lectures plurielles et intertextuelles de « Guzman

94 comme un être ridicule, mais inoffensif, ou bien comme un malade à enfermer, ou encore comme un bouffon à rétribuer ?