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Maladie du corps et/ou de l’âme ? L’extravagance face aux théories médicales du premier XVII e siècle

Mélancolie et trouble de l’esprit : l’extravagance à la lumière de la pensée médicale

I. Maladie du corps et/ou de l’âme ? L’extravagance face aux théories médicales du premier XVII e siècle

Malgré son absence quasi générale dans les tableaux nosologiques de la folie, dans l’esprit des hommes du XVIIe siècle, l’extravagance n’est pas détachée de tout lien avec le domaine des maladies de l’esprit. Le Chevalier hypocondriaque fournit de manière significative l’illustration de ce rapport : le qualificatif attribué au héros, « hypocondriaque », le rattache à un type spécifique de mélancolie, celle qui prend naissance au niveau des hypocondres. Toutefois, au fur et à mesure que le récit progresse, la périphrase « notre hypocondriaque », utilisée par le narrateur pour désigner le héros, laisse de plus en plus souvent la place au syntagme « notre extravagant », preuve que les deux adjectifs substantivés possèdent dans l’esprit de Du Verdier certains sèmes communs : l’idée de folie, mais aussi de trouble de l’esprit. D’autre part, les extravagances, tant verbales que comportementales, commises par le chevalier, sont à plusieurs reprises

1 Cl. Quétel évoque ainsi les temples destinés à soigner les malades, et notamment les insensés, dans la

Babylone antique et dans l’Égypte ancienne (Histoire […], op. cit., p. 21). Voir également Fr. G. Alexander et S. T. Selesnick, Histoire de la psychiatrie […], op. cit.

2

P. Morel et Cl. Quétel, Les Fous et leurs médecines de la Renaissance au XXe siècle, Paris, Hachette, 1979,

p. 19. Voir également H. F. Ellenberger, « Le traitement de la folie, du chamanisme à l’antipsychiatrie », dans Médecines de l’âme : essais d’histoire de la folie et des guérisons psychiques, éd. É. Roudinesco, Paris, Fayard, 1995, p. 253-299.

149 envisagées comme des symptômes de sa maladie. Lorsque Don Clarazel interrompt la représentation du Ravissement de Proserpine, dans un théâtre de Chalon-sur-Saône, le comte d’Oran explique aux comédiens les motifs de sa conduite en ces termes :

[…] prenez comme nous le plaisir de luy voir faire ses extravagances ; je vous advertis qu’il est fort mallade d’esprit, qu’il croit tout ce qu’il a leu dans les Amadis, qu’il s’imagine qu’il est chevalier & que la colere où il est ne provient que de l’opinion qu’il a euë qu’un gean ravissoit ceste femme pour la forcer […].1

Les extravagances du personnage sont perçues comme les signes directement visibles et déchiffrables de la folie qui altère son jugement. À plusieurs reprises, la maladie qui le frappe est même immédiatement diagnostiquée par ceux qui croisent son chemin. Dès sa première aventure, lorsqu’il entre en conflit avec les gardes de la ville de Lyon, le caporal qui intervient comprend aussitôt de quelle nature est son mal. Tout se passe comme si la reconnaissance de son trouble et le désir de s’en divertir allaient de pair :

Seigneur Chevalier (luy dit alors le caporal lequel cognoissant en ce peu de mots le mal duquel il estoit frappé eust bien desiré quelques heures de passe-temps) je m’estimerois bien heureux s’il vous plaisoit de venir passer ceste nuict chez moy […].2

L’écuyer de Don Clarazel, qui se fera appeler Gandalec, établira le même diagnostic lorsqu’il rencontrera le héros3

. Toutefois, cette identification suppose que l’interlocuteur du chevalier se révèle assez « bon medecin4 », c’est-à-dire qu’il ait lui-

même lu les romans de chevalerie dont le personnage est obsédé, et même que ses lectures soient si bien gravées dans sa mémoire qu’il puisse s’en souvenir lorsque Don Clarazel les convoque. C’est pourquoi certains des personnages que rencontre Lysis, dans le Berger, se pressent d’enrichir, ou tout du moins de rafraîchir, leurs connaissances des romans fabuleux, afin de pouvoir tirer davantage de plaisir de sa folie livresque5. Pourtant, à

l’inverse de celle de Don Clarazel, la maladie de Lysis est définie comme rare et non identifiable de manière immédiate. Ainsi, lorsqu’apparaissent pour la première fois Polidor et Méliante, deux faux bergers qui feignent d’être touchés du même mal que lui, Anselme, Oronte et leurs proches, qui ne sont pas informés de cette mascarade, hésitent à diagnostiquer chez eux une authentique pathologie :

L’on ne se pouvoit imaginer que la Nature eust produit trois hommes touchez d’un mesme mal que le premier Berger Extravagant qui devoit estre unique en son espece. Toutefois on

1

Op. cit., chap. X, p. 195.

2 Ibid., chap. III, p. 48.

3 « A ces mots il me fust impossible de me retenir, je me mis à rire à bon escient, & cognoissant bien de quel

mal il estoit frappé je luy respondis selon son humeur […] » (ibid., chap. VI, p. 111).

4

Ainsi, le baron de la Tour ne connaît pas assez bien les romans de chevalerie pour diagnostiquer immédiatement la « maladie » du chevalier (ibid., chap. XIII, p. 282).

5 « Les entretiens de Lysis avoient obligé Oronte, Floride, Leonor, & Angelique à lire des Romans pour se

150 ne sçavoit qu’en croire, & l’on voyoit de grands témoignages de follie en ces nouveaux

Bergers.1

Quoi qu’il en soit, qu’elle soit considérée comme répandue ou rare, la maladie dont souffrent Lysis, Don Clarazel, de même que la plupart des avatars de Don Quichotte que l’on trouve dans le théâtre et le roman du premier XVIIe siècle, reçoit le nom d’extravagance. À partir du Berger extravagant de Sorel, considéré comme le premier roman français à s’inspirer de la matière cervantesque2, l’adjectif extravagant est repris en

écho dans d’autres titres d’œuvres inscrites dans la même lignée : c’est le cas du Gascon

extravagant de Claireville, ou encore, au théâtre, du Berger extravagant de Thomas

Corneille. L’avis « Au lecteur » du Chevalier hypocondriaque prend acte de la naissance du personnage extravagant :

[…] De sorte qu’ayant resolu de publier les principaux traits de follie qu’il à faits & qui sont venus à ma cognoissance j’aurois fait cogoistre mon livre par le nom DU CHEVALIER EXTRAVAGANT, si cet epithete n’eust esté donné avec jugement à un BERGER dont les imaginations n’estoient gueres plus sages que les pensees ou les fantaisies de nostre guerrier. L’autheur de ce fameux Roman, m’ayant donc preveu dans la rencontre de ce tiltre qui seroit propre à mon subjet, j’appelleray le mien LE CHEVALIER HYPOCONDRIAQUE & supplieray tout d’un mesme temps ceux qui prendront plaisir à voir ses boutades de considerer qu’elles sont fort differentes de celles du Berger qui la preceddé & par consequent de croire que je n’ay rien voulu emprunter de ses mouvemens non plus que de l’invention du chevalier Espagnol lequel à commencé de monstrer la foiblesse de son cerveau par des impressions fantasticques & des actions ridicules.3

Hypocondriaque intervient dans ce passage comme un terme de second choix,

comme un substitut auquel l’auteur s’est résolu à la place d’extravagant, déjà pris, afin de souligner l’originalité de son ouvrage par rapport au Berger. Mais les romans de Sorel et Du Verdier sont bel et bien liés par un même hypotexte : Don Quichotte. Dans le présent chapitre, nous laisserons provisoirement de côté les enjeux génériques et littéraires de cette génération de lecteurs extravagants (voir chap. VI et IX), pour nous concentrer sur l’arrière-plan médical de la notion qui nous occupe. L’extravagance est-elle envisagée comme une maladie de l’âme et/ou du corps ?

À partir d’une lecture croisée des textes de notre corpus et des ouvrages médicaux en usage au moment de leur composition, nous tenterons de montrer comment les personnages extravagants sont parfois décrits comme de véritables cas pathologiques puisés dans les traités portant sur la mélancolie. Leur folie n’apparaît pas comme un simple prétexte destiné à prendre place au cœur d’une polémique littéraire : exposée comme une

1

Ibid., I, 6, p. 939.

2 Voir M. Bardon, Don Quichotte en France au XVIIe et au XVIIIe siècle (1605-1815) [1931], Genève,

Slatkine, 1974.

3

151 pathologie vraisemblable, avec son étiologie, son évolution, ses symptômes nosologiques, son diagnostic, ses remèdes et éventuellement sa guérison, elle peut être lue comme une illustration de certaines conceptions médicales contemporaines. Parallèlement, les œuvres des mélancologues datant de la fin de la Renaissance et du début du XVIIe siècle accordent elles aussi une large place à la fiction. La mise en miroir des textes de notre corpus et de ces traités aboutit donc à révéler une circulation, une contaminatio des discours littéraires et médicaux. Tandis que le médecin du corps s’érige en poète ou romancier, l’auteur de fiction adopte l’ethos du médecin de l’âme : ces différents rôles se rapprochent dans une complémentarité qui a pour conséquence de redéfinir les enjeux du genre romanesque et du discours thérapeutique. La démarche que nous suivrons se gardera donc bien de tout anachronisme : il ne s’agira pas d’établir de diagnostics rétrospectifs1. Notre approche nous

conduira dans un premier temps à accorder une plus large place aux œuvres romanesques de notre corpus, dans la mesure où, au théâtre, l’auteur ne dispose généralement pas de la même amplitude pour exposer un cas de folie2.

Pourtant, tous les extravagants des œuvres que nous avons choisi d’analyser ne sont pas des malades de l’esprit : Alidor, « l’amoureux extravagant » de La Place Royale, n’est jamais désigné comme fou ; de même, Hortensius, dans L’Histoire comique de Francion, ou encore Grangier, dans Le Pédant joué de Cyrano, s’ils sont traités de fous par les autres personnages, ne sont pas reconnus comme d’authentiques mélancoliques, à la différence de Lysis et de Clarazel. C’est la preuve que la notion d’extravagance ne peut en aucun cas être intégralement subsumée par le terme folie : il existe des degrés d’extravagance, de la folie- analogie au trouble avéré de l’esprit. Au cours de ce chapitre, nous nous demanderons quels sont les points communs qui permettent de rapprocher, sous la dénomination d’extravagance, le personnage jugé étrange de celui qui est désigné comme fou : il nous faudra alors nous tourner vers les questions, capitales pour notre sujet, du savoir livresque et de l’imagination.

1 Contrairement à la démarche adoptée par M. Laharie, nous n’analyserons pas les personnages de notre

corpus à partir d’une approche contemporaine des maladies mentales, ni au moyen de l’apport de la psychanalyse et des sciences cognitives (La Folie […], op. cit., p. 8). Comme le montre J.-M. Fritz, une telle étude revient à « arracher le texte à son cadre historique au nom d’une universalité » de la maladie mentale qui n’existe pas, puisque chaque époque possède sa propre conception de la folie (op. cit., p. 6).

2 Certaines pièces, comme L’Hypocondriaque, Les Folies de Cardenio et La Folie du Sage, seront toutefois

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