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La recherche, une activité entre agir stratégique et agir communicationnel

TOP-DOWN : ou voie descendante = MICRO-NANOTECHNOLOGIES

D ISTINGUER LES ACTIONS ORIENTÉES VERS LE SUCCÈS OU VERS L ’ INTERCOMPRÉHENSION

2.2 La recherche, une activité entre agir stratégique et agir communicationnel

La remise en cause de l’action des sous-systèmes politique et économique suppose la mobilisation d’arguments reposant sur la défense d’ « intérêts universalisables » (Habermas, 2002, p.140). Selon la théorie de J. Habermas, la société civile, à travers l’espace public, porte, par définition même, les valeurs qui échappent aux intérêts politiques et économiques du système. « Le terme de société civile signifie que le rapport des classes cesse d'être politique et que la

domination de classe devient anonyme » (Ibid., p.35).

« Le citoyen se définit précisément par son aptitude à rompre avec les déterminations qui l’enfermeraient dans une culture et un destin imposés par sa naissance, à se libérer des rôles prescrits et des fonctions impératives. Ce qui fonde le principe – en même temps que les valeurs – de la nation démocratique, c’est l’opposition entre l’universalisme du citoyen et les spécificités de l’homme privé, membre de la société civile » (Schnapper, 1994, p.92).

Le citoyen est caractérisé par sa capacité à se détacher des particularismes locaux, professionnels, confessionnels. La dimension « universelle » de l’espace public exige qu’il ne soit pas soumis aux règles propres de chaque communauté. La notion d’universalisme conduit au dépassement de ces intérêts. La séparation entre l’espace public et l’espace privé répond à la nécessité d’établir symboliquement un clivage entre la dimension universelle et la dimension particulière (Pailliart, 1995, p.201).

C’est par la formation d’un consensus le plus large possible dans l’espace public autour de la défense de valeurs (défense de la santé, de l’environnement, de la dignité humaine,

etc.), que la société civile peut peser et « faire reculer » le système. Dans cette perspective, si la

sphère scientifique déploie des arguments fondés sur des « intérêts universalisables » qui échappent, par principe, aux intérêts marchands et de pouvoir, alors elle participe à élargir le consensus à l’intérieur de la société civile. L’élargissement du consensus autour des valeurs portées par la société civile pousse le système à prendre en compte ces revendications.

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« Du point de vue normatif, tout ce qui compte ce sont les constellations du pouvoir reflétées par ces modèles et les modalités selon lesquelles on peut les modifier. De ces conditions dépend ensuite la possibilité de faire en sorte que les habitudes établies restent ouvertes à des initiatives novatrices de la périphérie. En effet, en cas de conflit, un autre mode opératoire se superpose aux manières de procéder qui obéissent aux conventions en vigueur. Ce nouveau mode opératoire se caractérise à la fois par une conscience de crise, par une attention accrue du public et par une recherche intensifiée de solutions, bref par la problématisation. Dans de tels cas où la perception des problèmes et les problématiques elles-mêmes sont transformées par des conflits, l’ampleur de l’attention s’accroit, les controverses étant suscitées dans le large public notamment par les aspects normatifs des problèmes qui se trouvent au centre de l’intérêt » (Habermas,

1997, p.384).

Dans une perspective habermassienne, nous appréhenderons l’activité scientifique comme une activité qui « s’inscrit dans un processus, historique et fonctionnel, de différenciation des sphères sociales d’activité et de division du travail. Cette différenciation se cristallise dans des institutions et des normes, ainsi que dans des conditions spécifiques de fonctionnement » (Berthelot et

al., 2005, p.14)68.

La recherche est une activité en partie soumises aux régulations du système politique dans le sens où les politiques de recherche déterminent les orientations de la recherche. Cependant si l’État, à travers l’octroi de financement, peut donner la priorité à certaines thématiques, il ne peut pas pour autant réguler au sens strict cette activité.

Dans le même temps, la recherche peut se définir en tant qu’activité communicationnelle, dans le sens où la validation des connaissances passe par un processus d’évaluation par les pairs. Seuls les scientifiques sont en mesure d’évaluer les

résultats de la recherche. Par ailleurs, il faut souligner l’influence et le rôle des scientifiques eux-mêmes dans la définition des politiques de recherche.

68 Ainsi, la façon dont nous avons construit notre problématique nous empêche de développer l’approche

latourienne selon laquelle il convient de ne pas postuler l’existence de catégories sociales différenciées et préconstruites (Latour, 2007).

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« Dans un schéma logique d’élaboration d’une politique de recherche, les priorités sont définies par les responsables politiques et leur mise en œuvre est du ressort des organismes et des chercheurs. Dans les faits, il n’existe pas de séparation aussi nette : les organismes et chercheurs exercent très tôt des pressions pour faire prendre en compte leurs intérêts, et les responsables politiques dépendent d’eux pour avoir des informations, disposer de projets de recherche et faire légitimer leur autorité » (Rip, 1995, p.111).

La recherche, activité tendue en priorité vers la production de connaissances, « ne peut être

strictement réduite à une activité régulée par le pouvoir et l’argent. Elle ne peut, non plus, être ramenée à un agir communicationnel, puisqu’elle est tendue vers la formation de connaissances scientifiques et non de principes moraux et de normes éthiques » (Suraud, 2011, p.23). En outre, le principe d’autonomie, « en tendance défendu par le milieu scientifique, même si les contours de ce principe ne sont pas toujours bien clairs » (Ibid, p.16), s’oppose à la tendance systémique à imposer à l’activité de recherche des

contraintes de résultats.

Bien que bénéficiant d’une certaine autonomie, les universités et organismes de recherche sont le relai des injonctions de la politique de recherche. La question que nous souhaitons approfondir est celle de l’articulation entre la politique de recherche et l’activité scientifique. Les chercheurs expriment des critiques face à une politique scientifique

qui tend à orienter l’activité de recherche prioritairement vers des enjeux économiques. Nous souhaitons identifier les leviers et les motifs de la résistance des chercheurs aux nouvelles exigences de la politique de recherche. Le décalage entre la politique de recherche et l’activité des chercheurs s’exprime-t-il en termes de défense d’intérêts stratégiques (défense d’intérêts professionnels par exemple), ou un accord normatif se forme-t-il au sein de la sphère des chercheurs autour des motifs de la résistance ?

La distinction habermassienne nous permet de séparer clairement les pratiques de recherche et la politique de recherche. Cette distinction est pertinente dans le cadre de notre positionnement théorique : d’un côté nous identifions les enjeux de pouvoir et d’argent sur lesquels prennent appui les politiques de recherche, et de l’autre nous souhaitons identifier les valeurs et les normes de l’activité scientifique qui entrent en tension avec les exigences politiques et économiques.

50 LE MODÈLE PRAGMATIQUE DE HABERMAS

Weber fait une distinction entre les fonctions du spécialiste et du politique. Dans le modèle

décisionniste de Weber, le politique a recours au savoir technique mais l’action politique, en

dernière instance, n’a pas un fondement rationnel et le politique exerce sa domination par la décision fonctionnelle.

J. Habermas défend quant à lui un modèle pragmatique, dans lequel les fonctions de l’expert spécialisé et du politique ne sont plus strictement séparées, mais qui fait place à une

« interrelation critique » (Habermas, 1963, p.106). Dans le modèle pragmatique, « les recommandations techniques et stratégiques des experts ne peuvent s’appliquer efficacement à la pratique qu’en passant par la médiation politique de l’opinion publique » (Ibid., p.109).

« Le dialogue qui s’établit entre les experts et les instances de la décision politique détermine la direction du progrès technique à partir de l’idée qu’on se fait de ses besoins pratiques, en fonction d’une certaine tradition, tout autant qu’il critique et mesure cette idée aux chances que la technique lui donne de voir ses besoin satisfaits ; et ce dialogue doit justement être en prise directe sur les intérêts sociaux et les orientations d’un monde vécu social donné par rapport à certaines valeurs » (Ibid., p.110).

Le modèle pragmatique ne peut être appliqué directement selon J. Habermas, du fait de la nécessaire traduction des informations scientifiques dans « la langue commune de la pratique » et la retraduction des problèmes pratiques dans « la langue spéciale des recommandations techniques

et stratégiques » (Ibid., p.113). Le dialogue entre les responsables politiques, qui commandent

les programmes, et les scientifiques, indique qu’il y a « traduction des questions de la pratique en

problèmes posés scientifiquement et […] retraduction des informations scientifiques en réponses données aux questions que pose la pratique » (Ibid., p.114), dans un processus dialectique. Ce processus de

traduction entre spécialistes des sciences et commanditaires politiques a été institutionnalisé à travers la mise en place d’administrations chargées d’orienter la recherche et le développement et des instituts de conseil scientifique. Ainsi s’instaure un « dialogue permanent

entre science et politique ». Ces agences scientifiques gouvernementales assurent deux

fonctions : d’une part « interpréter les résultats de la recherche en fonction de l’horizon des intérêts qui

commandent l’intelligence que ceux qui agissent peuvent avoir des situations qui se présentent », et, d’autre

part, « d’apprécier les différents projets et de susciter des programmes susceptibles d’orienter les processus de

la recherche en direction des problèmes posés par la pratique » (Ibid., p.117). À partir du moment où

cette double tâche se dégage du contexte de problèmes particuliers et que le développement de la recherche est « thématisé » dans son ensemble, ce dialogue entre science et politique donne naissance à la « formulation d’une politique de recherche à long terme » (p.117).

51 Selon J. Habermas, il s’agit là d’une tentative de contrôle sur les relations entre progrès technique et monde vécu social. La communication qui s’établit à l’occasion de projets isolés entre les experts des centres de recherche et les commanditaires politiques continue à exister dans le cadre de problèmes circonscrits, et la discussion que mène les scientifiques qui font fonction de conseillers, et le gouvernement, reste encore liée au contexte des situations et des potentiels techniques disponibles. En revanche, lorsque l’on traite de la troisième tâche qui est de « programmer l’évolution de la société dans son ensemble, il y a alors autonomie du dialogue

entre savants et politiques par rapport à tel ou tel problème déterminés » (Ibid., p.120).

Selon J. Habermas, le processus de traduction qui s’instaure entre science et politique renvoie en dernière instance à l’opinion publique. Cette relation résulte des exigences d’une confrontation entre, d’une part, savoir et pouvoir technique et, d’autre part, des valeurs par lesquelles s’expriment les besoins traduits en tant qu’objectifs à poursuivre. L’auteur parle d’un élément d’anticipation nécessaire à l’intégration du savoir technique et de ce qu’il appelle « l’auto-élucidation herméneutique », puisqu’elle doit être nécessairement amorcée par une discussion entre scientifiques, laquelle est « coupée du public de leurs concitoyens » (Ibid., p.121). C’est donc à la sphère politique de réintégrer l’opinion publique dans le processus de détermination scientifique et technique.

« Une volonté politique disposant des ressources que fournit la science ne peut être éclairée qu’à partir de l’horizon d’un dialogue entre les citoyens eux-mêmes et c’est à eux que doivent retourner les lumières qui sont acquises, si l’on s’en tient aux exigences mêmes d’une discussion proprement rationnelle » (Ibid., p.121).

Toutefois, selon le philosophe, les conditions empiriques ne sont pas réunies pour une application du modèle pragmatique (dépolitisation massive de la population et détérioration de l’opinion publique politique) (Ibid., p.123). Mais, même dans le cas où les conditions empiriques seraient réunies pour assurer une discussion ouverte à un large public, la question de l’accès du public aux informations scientifiques resterait problématique. En effet, J. Habermas souligne que les résultats de la recherche présentant les conséquences les plus importantes pour la pratique sont aussi les plus difficiles d’accès pour l’opinion publique, indépendamment de sa capacité à réagir (Ibid., p.124).

A cette barrière entre science et opinion publique s’ajoute celle de « la structure

bureaucratique en circuit fermé des organismes de recherche modernes » (Ibid., p.125). Dans cette

recherche « organisée », les informations scientifiques ne sont plus tant destinées à un public d’étudiants ou au débat public avec des « profanes cultivés », mais plus généralement à des commanditaires industriels qui ne s’intéressent à des recherches qu’en raison des utilisations techniques qui peuvent en résulter.

52 Toutefois, la complexification et la spécialisation des sciences d’un côté, qui oblige à passer par des traductions au sein même de la sphère des chercheurs, et la nécessité de contrôler le développement des armements de l’autre, sont deux tendances qui contribuent à imposer, de l’extérieur, la libre circulation des informations scientifiques.

Cependant, selon l’auteur, aucune de ces deux dynamiques ne seraient susceptibles de trouver un relai dans l’opinion publique sans l’intervention et l’initiative de quelques

« chercheurs responsables » (Ibid., p.129). Il s’agit là de la troisième tendance qui va dans le sens

d’une discussion large dans l’opinion publique, le conflit qui se joue chez certains chercheurs entre leur rôle de « savant » et leur rôle de « citoyen ». Cela implique que les scientifiques sortent de la « publicité interne à la science » pour s’adresser directement à l’opinion publique. Selon J. Habermas, la discussion entre scientifiques et politiques concernant la définition d’une politique de la recherche scientifique devrait être menée dans l’espace public (Ibid., p.130). Cependant, il a expliqué que les conditions n’étaient pas remplies pour cela : d’abord parce qu’il n’existe pas de garanties institutionnelles d’une discussion ouverte à l’ensemble des citoyens, ensuite parce qu’un appareil de domination bureaucratique et un système organisant la recherche à grande échelle sur la base de la division du travail s’accommodent fort bien d’une collaboration « à huis clos » (Ibid., p.131).

« Le vrai problème est de savoir si une fois atteint un certain niveau de connaissances, susceptible d’entraîner certaines conséquences, on se contente de le mettre à la disposition des hommes occupés à des manipulations techniques, ou bien si l’on veut que ce soit des hommes communiquant entre eux qui en reprennent possession dans leur langage même » (Ibid.).

Selon J. Habermas, la construction d’une société émancipée nécessite une médiation entre, d’un côté, la science et la technique et, d’un autre côté, la pratique quotidienne.

2.3 La résistance des chercheurs et ses enjeux : intérêts

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