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dynamique de l’activité de recherche : l’exemple du CNRS

P AIRS , EXPERTS , « EX PAIRS » 89 ?

Catherine Vilkas s'est intéressée aux « nouveaux experts en gestion de la recherche », dont elle souligne l'influence croissante dans le cadre des transformations du mode de régulation de la recherche et qui contribuent, selon elle, « à la fragilisation du modèle professionnel sur lequel la

recherche française s’est construite ». En effet, « derrière l’apparente neutralité des analyses et instruments proposés, s’opère un déplacement de l’évaluation et de la décision qui échappent en grande partie aux instances collégiales ainsi qu’aux hiérarchies scientifiques des organismes » (Vilkas, 2009).

La place prise aujourd'hui par les nouveaux « experts » dans la définition, l'orientation et la sélection des priorités de recherche va à l'encontre du principe de l’évaluation par les pairs, et entraîne une réduction de l'autonomie des chercheurs. Le fonctionnement de l'ANR est ainsi caractérisé par l'utilisation d'outils gestionnaires, qui « contribuent à affaiblir la

régulation autonome, « par les pairs », propre au milieu professionnel de la recherche » (Vilkas, 2009).

Aussi, il apparaît que « la colonisation du milieu académique par des logiques managériales remet en

cause d’autres valeurs, des valeurs non instrumentales dont les chercheurs en tant que profession sont les garants » (Bonneuil et Joly, 2013, p.35).

89 Robert Boure, « Les instances de l’évaluation : de l’AERES au HCERES (episode 2) », Mondes Sociaux, juin

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ONCLUSION DU CHAPITRE

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Dans ce chapitre nous avons montré que la dernière décennie (un mouvement amorcé dès les années 1980) a été marquée par le passage d’une organisation « traditionnelle » de la recherche, entendue comme un modèle de la recherche publique financée de manière récurrente, à une « nouvelle » organisation de la recherche, caractérisée par les financements sur projets, qui tend à se généraliser. Pour répondre aux appels à projets et pouvoir y prétendre, les équipes de recherche doivent se soumettre à un certain nombre d’exigences. Parmi celles-ci, les deux principales sont les collaborations entre la recherche publique et le secteur industriel, et le renforcement de l’interdisciplinarité, perçue comme un vecteur essentiel de l’innovation. Ces deux exigences relèvent d’une politique de l’innovation qui vise à assurer le transfert des résultats de la recherche en applications pour le secteur industriel.

Les études sociologiques tendent à montrer que la généralisation des financements sur projets (depuis la création de l’ANR en 2005), entraîne une diminution, ou du moins une reconfiguration, de l’autonomie professionnelle des chercheurs. Cette évolution s’accompagne de reconfigurations dans l’organisation interne

des laboratoires et des équipes de recherche, entraînant une nouvelle forme de division du travail entre chercheurs confirmés et doctorants. A cela s’ajoute un renforcement des capacités d’action des chercheurs individuels et une baisse de la capacité stratégique d’orientation par les laboratoires.

Enfin, à un niveau plus général, la place de plus en plus importante prise par les « experts » au détriment des « pairs » dans les instances de gouvernance et d’évaluation de la recherche va dans le sens d’une perte d’autonomie des chercheurs par rapport aux intérêts politiques et économiques.

Face à la volonté politique de réorganisation de la recherche, un mouvement de remise en cause se fait sentir du côté des chercheurs. Au cœur de la résistance des chercheurs se trouve la défense de l’ « autonomie », qui était garantie en partie par le modèle « traditionnel » de financement de l’activité de recherche. La défense de l’autonomie, en tendance revendiquée par les chercheurs, s’oppose à la tendance systémique à imposer aux chercheurs des contraintes de résultats, d’autant plus lorsque ceux-ci sont définis a priori.

L’autonomie peut se définir comme la capacité pour les chercheurs à déterminer librement l’objet et le contenu de leurs recherches. Un idéal-type qui suppose « l’affirmation

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de la valeur en soi de la poursuite désintéressée du savoir » (Barrier, 2011). L’autonomie de la

recherche est remise en cause par une politique scientifique qui tend à imposer des critères de rentabilité économique en tant que finalité de la recherche, ainsi que par le remplacement des pairs par des experts dans les instances d’évaluation et de décision de la recherche. En effet, l’une des caractéristiques essentielles au fondement de l’autonomie de la recherche est le principe de l’évaluation par les pairs, qui elle-même dépend de l’existence et de la reconnaissance de communautés disciplinaires.

Les instances dirigeantes ont un effet sur l’organisation et l’évolution des champs disciplinaires. Toutefois, il ne faut pas survaloriser l’influence des institutions, la dynamique épistémique des champs de recherche se construisant avant tout par la pratique quotidienne de la recherche (Jack, 2002 ; Berthelot et al., 2005). À travers l’exemple de l’Itav, nous mettrons au jour les ressorts des tensions entre les formes institutionnelles de la recherche, relai des exigences systémiques, et la pratique de la recherche. L’exemple de l’Itav nous permettra d’établir en quoi les « nanos », et particulièrement les « nanobio », redéfinissent les rapports entre la politique scientifique et les chercheurs.

Nous avons montré dans ce chapitre que le mode « traditionnel » de la recherche évolue sous l’effet d’abord de la nécessité de rechercher des financements extérieurs aux instances scientifiques, ainsi que sous l’effet des exigences de la société. Le nouveau modèle de la recherche correspond à la Triple Hélice (Leydesdorff et Etzkowitz, 1997). L’innovation et la science se construiraient désormais au carrefour des relations entre les universités et organismes de recherche, les entreprises privées et l’État. L’État favorise les regroupements des universités, organismes de recherche et entreprises (grandes sociétés ou start-ups) dans le but de créer un environnement propice à l’innovation.

Nous avons montré dans le premier chapitre que la politique des « nanos » met en jeu un lien renforcé entre la recherche scientifique et le développement économique. Nous avons rappelé dans le présent chapitre que la Convergence NBIC pesait lourdement dans l’injonction politique à l’interdisciplinarité. Comme le relève Bernadette Bensaude-Vincent, la convergence ne se réduit pas à une dynamique des savoirs, elle implique également un but qui est assigné à la production de savoir par le politique. Dans ce mouvement, il semble que les SI soient favorisées car les mieux à même de répondre à ce type d’injonctions.

Nous allons dans notre prochain chapitre nous intéresser à la spécificité de la thématique des « nanos » dans ce mouvement de réorganisation de la recherche pour répondre à des enjeux économiques.

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C

HAPITRE

4.

L

A SPÉCIFICITÉ DU THÈME DES

«

NANOS

»

4.1 Les « nanos », un vecteur des exigences de la

politique de recherche ?

Le domaine des « nanos », tel que nous l’avons présenté dans le chapitre 1, présente des caractéristiques particulières qui permettent de mettre en lumière les évolutions de la politique de recherche.

L’une des caractéristiques des « nanos » se situe au niveau de la recomposition de l’organisation de la science qu’elles suggèrent. « Il y a quelque chose de nouveau à propos de la

nanotechnologie qui ne doit pas être cherché sur le plan de la recherche, mais dans l'organisation de la science » (Schummer, 2008). Ce point de vue est aussi défendu par Mathieu Hubert et al. « Les [nanosciences et nanotechnologies] se caractérisent notamment par la multiplication des dispositifs de politique scientifique qui en structurent l’organisation, ce qui fait de ce domaine un terrain d’étude significatif des transformations de la politique de recherche française » (Hubert et al., 2011).

Bernadette Bensaude-Vincent souligne elle aussi les transformations dans l’organisation de la recherche qui s’opèrent à travers le développement des « nanos » : « Il y a donc du neuf

dans les nanotechnologies. […] des mutations profondes sont effectivement en cours dans l’organisation même de la recherche, dans son rapport à la société et aux valeurs. Voici un domaine où la recherche scientifique est pilotée par des politiques, orientée vers des buts assignés d’avance, tendue vers le marché et la compétition »

(Bensaude-Vincent, 2009b).

Selon Julien Barrier, le domaine des « nanos » « permet de faire ressortir de façon saillante

plusieurs des enjeux centraux des évolutions associées à la redéfinition du « contrat entre la science, l’État et la société » et des politiques de [financements sur projet] » (Barrier, 2011). Il existe trois raisons à

la place particulière de ce domaine selon Barrier. Tout d'abord il s'agit d'un domaine d'intervention privilégié des politiques depuis les années 1970, dans lequel « les politiques de

rapprochement entre science et industrie ont été particulièrement volontaristes ». Ensuite, il note que « par la dimension fortement expérimentale et technologique des recherches dans ce domaine, qui nécessitent un renouvellement constant des équipements, l’accès à des ressources financières est un enjeu structurant ». Cette

dépendance à l’égard des ressources fait que « les effets de l’évolution des régimes de financement sur

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que dans d’autres secteurs ». Enfin, il s'agirait d'un domaine dans lequel se pose constamment

la question « de la délimitation de la frontière entre recherche académique et industrie et, plus

fondamentalement, la question de l’autonomie des chercheurs ». Il décrit la démarche de recherche en

électronique et micro/nanotechnologies faite « d’allers et retours entre production de connaissances

scientifiques génériques, validées par les pairs, et contribution à la conception d’objets technologiques définis par des « fonctionnalités » ». Or, malgré « la forte proximité entre dynamiques scientifiques et industrielles qui caractérise ce domaine », les chercheurs en électronique restent « soucieux d’affirmer leur autonomie et de marquer leurs distances vis-à-vis des temporalités et des objectifs propres à la R&D

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