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dynamique de l’activité de recherche : l’exemple du CNRS

L E SOUTIEN DU CNRS À UN DOMAINE ÉMERGENT

Nous avons souligné plus haut le rôle déterminant d’accompagnement des institutions dans la construction d’un champ de recherche. Nous allons voir ici que le CNRS a effectivement participé à la constitution et à la structuration du domaine des « nanos », en octroyant des moyens à travers des programmes dédiés.

En 1990 est lancé le programme de recherche « Ultimatech » par le CNRS, largement dédié à la physique et au développement de techniques de microscopie. Ce programme entre dans le schéma stratégique du CNRS, qui est « le développement interdisciplinaire de

techniques porteuses d’innovation en recherche et leur diffusion rapide vers les disciplines voisines »97. Ce

programme naît quelques mois seulement après la réalisation de la première manipulation d’atomes par Donald Eigler. États-Unis, Japon et Europe entrent alors dans une course pour maîtriser cette technique innovante. Au début des années 1990 en France, quelques équipes possèdent un microscope à effet tunnel, mais ces instruments n’ont pas la précision nécessaire pour la manipulation des atomes un par un. La communauté « expérimentation » est sous-critique en France à ce moment-là par rapport à d’autres pays européens. En revanche, il existe une communauté de théoriciens dont l’intérêt se porte sur l’utilisation du STM, qui maîtrise des techniques, comme celle par exemple sur du calcul du courant tunnel, et qui cherche à développer ses travaux autour de l’utilisation et de l’amélioration de cet instrument. Une équipe de Toulouse fait partie de ces théoriciens qui travaillent sur le calcul des images du microscope à effet tunnel et du microscope à force atomique.

La manipulation d’atomes ouvre un monde nouveau et inconnu, les chercheurs entrevoient les possibilités immenses à travers le champ de « l’électronique moléculaire », comme la réalisation de fonctions électriques avec une seule molécule. Ultimatech soutient

95 fortement le développement de ces instruments nouveaux que sont le STM et l’AFM. Mais le champ des nanotechnologies alors en construction va dépasser la « communauté du STM » et ne se limite pas à cette nouvelle technique de manipulation des atomes un par un.

Le programme tend à regrouper, sous les termes de « nanosciences » et « nanotechnologies », plusieurs techniques et plusieurs domaines qui ont atteint des précisions nanométriques, en Sciences de l’ingénieur, en physique ou en chimie. La microélectronique a poussé très loin la miniaturisation et arrive à des tailles se rapprochant de quelques dizaines de nanomètres. La possibilité de réduire encore la taille des circuits est ouverte avec l’électronique moléculaire.

Il n’y a pas que l’industrie de la microélectronique qui s’intéresse à cette nouvelle technique et aux développements qu’elle laisse espérer. Dès la fin des années 1980 apparait également l’intérêt de l’utilisation du STM et de l’AFM en biologie, bien que celle-ci s’avère encore difficile et non-stabilisée techniquement parlant à ce stade (Hansma et al., 1988).

En 1993, le programme Ultimatech s’ouvre aux partenaires industriels, « une attention

particulière sera donnée à l’ouverture des efforts entrepris sur l’industrie, qui doit bénéficier des retombées de ces développements économiques »98. Dans ce programme, les « nanos » représentent 38% du

budget total.

Le programme Ultimatech de 1997 annonce « un fort recentrage des thématiques autour des

Nanostructures et Nanotechnologies ». Les objectifs du programme sont « i) de contribuer à la fertilisation du domaine par des approches multidisciplinaires, ii) de s’appuyer sur des développements instrumentaux innovants, iii) d’ouvrir la recherche aux domaines d’application potentielles »99. Le volet

« Nanotechnologies, Nanostructures » « s’adresse aux frontières interdisciplinaires du domaine ». Le champ des « nanos » est ici clairement présenté comme élargi et destiné à regrouper le plus grand nombre de compétences : « L’originalité des nanotechnologies est d’impliquer une échelle

où les phénomènes physiques, chimiques ou biologiques sont inextricablement mêlés, de même que les aspects microscopiques et macroscopiques. […] Outre un intérêt appliqué, on peut en attendre des retombées sur le plan fondamental puisqu’il sera possible d’étudier un objet unique, et non une collection ».

Si les défenseurs de la manipulation d’atomes dénoncent la place faite à l’intérieur d’Ultimatech aux activités « classiques » que sont par exemple la chimie ou la lithographie, le programme leur permet toutefois de se fédérer. En 1990 est créé le GDR « Microscopie à champ proche » (90-93), puis en 1993 le GDR « Nanomips » (Manipulation et Interaction Pointe-surface au Nanomètre 93-97). Ce second GDR, qui regroupe six groupes de

98 Programme Ultimatech, 1993. 99 Programme Ultimatech, 1997.

96 recherche en France, plaide pour la sortie d’Ultimatech et la création d’un programme qui donnerait plus de place à la communauté du STM. Le programme Ultimatech et les tensions que l’on observe en son sein entre les différentes communautés de recherche donne à voir un phénomène caractéristique de la technoscience : les pratiques scientifiques dépendantes de gros instruments, coûteux, ont forcément tendance à s’ouvrir le plus largement possible dans le but d’amortir les investissements.

Le programme Ultimatech laisse place en 1999 au dernier programme du CNRS dans le domaine des nanosciences et nanotechnologies, programme intitulé « Nano-Objets Individuels » (NOI), dont le dernier appel à projets paraîtra en 2001. À partir de 1999 on peut constater que le Ministère de la recherche s’implique de plus en plus dans le financement de programme de recherche en « nanos ». Ce glissement témoigne de la place que prend le thème des « nanos » qui devient un thème de priorité nationale. En 2005 est créée l’ANR, qui lance le programme « PNano » destiné à financer les projets de recherche partenariale (publique-privée) en « nanos ».

Ce changement de gouvernance des programmes de financement « nano » du CNRS au profit de l’ANR témoigne de la prise en charge au niveau politique d’un domaine devenu d’intérêt politique et économique. L’ANR, à travers ses appels à projets, oriente l’activité de recherche vers le transfert technologique.

« En lançant des appels à projets, en initiant des collaborations entre disciplines comme des partenariats entre recherche universitaire et développement industriel, ces programmes contribuent à faire exister les nanotechnologies et affichent clairement un objectif de compétitivité économique face à un domaine dont les promesses de développement de marché se chiffrent en milliards d’euros » (Laurent, 2010, p.33).

En 2005 sont créés six centres100 de Compétences en Nanosciences « C’Nano » dans le

cadre d’un Programme Interdisciplinaire de Recherche du CNRS, et avec le soutien du Ministère de la Recherche. L’objectif est de favoriser la communication entre « les laboratoires,

et les communautés de recherche, quelques soient les disciplines, pour mutualiser les efforts et moyens de recherche en nanosciences »101. Ils doivent aussi permettre de « structurer la recherche régionale »,

notamment en répondant « de façon concertée aux appels d’offres nationaux et européens ». Enfin,

100 C’Nano Ile de France, C’Nano Grand Est, C’Nano Grand Sud Ouest, C’nano PACA, C’Nano Nord-

Ouest, C’Nano Rhône Alpes Auvergne. Les six C’Nano régionaux sont organisés en GDR (Groupe de recherche). « Un groupe de recherche est une petite structure CNRS adaptée à l’animation scientifique, pilotée par un bureau », http://www.cnano.fr/spip.php?article14 .

97 ils sont censés « coordonner les actions en définissant des priorités »102. Entre autres missions, ils

doivent favoriser l’émergence de projets interdisciplinaires et établir des liens avec les entreprises locales. Malgré un intérêt de mise en réseau, à ttravers des projets interdisciplinaires et inter-régionaux, l’action des C’Nano souffre du manque de financements du programme.

Il n'est pas satisfaisant de définir les « nanos » uniquement comme un champ nouveau de l’activité scientifique. Si elle s’appuie sur des avancées scientifiques importantes, la construction du domaine des « nanos » repose surtout sur des intérêts stratégiques qui transparaissent à travers les programmes de recherche.

« Outre les possibilités offertes par l’avancement des connaissances, ce sont aussi des décisions de politique scientifique qui ont présidé à l’émergence des nanotechnologies »103.

Comme nous l’avons montré plus haut en nous appuyant sur les analyses de Berthelot et

al., ou encore de F. Jack, l’appui des institutions est important dans l’émergence d’un champ

scientifique. Toutefois, un domaine scientifique n’est pas réductible à ses formes institutionnelles et il convient aussi de s’intéresser aux pratiques de recherche.

4.2 Un domaine marqué par la pratique de

l’interdisciplinarité ?

Les « nanos » constituent un champ porté comme « par essence » interdisciplinaire. Elles sont au cœur du programme de « convergence NBIC » et seraient en elles-mêmes porteuses d’une recomposition du découpage du savoir en disciplines autonomes. Nous allons voir ici que si les « nanos » regroupent bien des physiciens, des chimistes, des ingénieurs, et des biologistes pour les « nanobio », elles ne constituent pas pour autant un domaine dans lequel la pratique de l’interdisciplinarité serait plus « intégrée », irait plus loin, que dans d’autres champs plus anciens.

Cette pratique de l’interdisciplinarité caractéristique des « nanos » serait ainsi bien plus caractéristique d’une « New disciplinarity » (Marcovitch et Shinn, 2012), que d’une réelle interdisciplinarité. De plus, la pratique de l’interdisciplinarité se heurte à des barrières en termes d’évolution de carrière pour les chercheurs, ce qui s’avère une limite à l’intégration disciplinaire.

102 Ibid.

103 « Enjeux éthiques des nanosciences et nanotechnologies », Avis du Comets (Comité d’éthique du CNRS),

98

4.2.1 Des dynamiques de collaboration…

Morgan Jouvenet insiste sur l'importance des « dynamiques de coopération » dans les « nanos » « qui mêlent aussi bien les disciplines classiques (physique, biologie, chimie…) que les logiques

académiques et industrielles » (Jouvenet, 2012). Il propose une typologie des formes de

coopération dans le champ des NST : il peut s'agir d'une volonté d'intégration des connaissances ; d'un soutien technique, de transfert ; de transmettre des savoir-faire, de diffuser une technique ou une théorie. L'auteur souligne que les coopérations peuvent aussi reposer sur le rôle de catalyseurs de certains objets ou instruments, un rôle souvent joué par des « nano-objets », comme les nanotubes de carbone par exemple (Jouvenet, 2012).

En ce sens les « nanos » favorisent les collaborations interdisciplinaires, il s'agit d'une nécessité imposée par l'objet. À travers l'étude de ces coopérations, Jouvenet note

que les différences entre communautés sont moins d’ordre disciplinaire qu’organisationnel.

« Les scientifiques affirment qu’ils sont attachés à des communautés professionnelles à la culture particulière, et qu’ils peuvent estimer menacée. […] Les projets coopératifs ont des vertus, mais ils posent aussi des problèmes, et les physiciens s’interrogent d’autant plus sur leurs engagements que ces projets rassemblent des communautés aux cultures différentes »

(Jouvenet, 2012).

Ainsi les injonctions, tout comme la pratique réelle, de l'interdisciplinarité ou des collaborations entre recherche fondamentale et recherche appliquée, ne suppriment pas « la

force de l’attachement à des identités collectives ». Bien au contraire, elles ont pour effet de faire

ressortir « l’attachement à une communauté scientifique et révèlent sa constitution interne » (Jouvenet, 2012). Ici se joue selon lui la défense et la protection d' « attributs identitaires » d'une communauté professionnelle (Jouvenet, 2012).

Dans le même sens, Dominique Vinck et Eduardo Robles-Belmont notent que si le domaine des « nanos » est pluridisciplinaire, chaque laboratoire, équipe, revue, travaille sur les « nanos » du point de vue et de manière disciplinaire.

99

« Il y a bien de l’intégration de connaissances venant de plusieurs disciplines, de la confrontation des points de vue, de l’exploitation de données et de techniques venant d’autres disciplines, mais ces articulations sont principalement le fait de groupes de recherche qui raisonnent du point de vue de leur propre discipline » (Vinck et Robles-Belmont, 2012).

4.2.2 …qui n’induisent pas nécessairement de

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