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Le rapport à l’architecture

L’architecture est le second art majeur de conception de la période, à cette différence qu’il s’exerce sur les bâtiments fixes et non les machines en mouvement. Mais cette distinction est récente et n’est pas encore définitive dans la seconde moitié du XVIe

siècle. Ainsi Sebastiano Serlio, un des plus grands théoriciens de l’architecture renaissante italienne, avait pour projet de rédiger un huitième livre sur les machines pour compléter son traité d’architecture, dans la lignée du dixième livre de l’Architecture de Vitruve. Pour des raisons financières, il vendit à Jacques Strada, alors antiquaire, ses dessins de machines, et ne publia pas ce huitième livre43. Cependant, la tendance est à la distinction du projet architectural et des questions matérielles de construction, parmi lesquels les architectes placent la construction de machines. Du point de vue de la majorité des architectes, la mécanique une discipline complémentaire, mais non centrale, les machines étant hors du projet architectural à proprement parler44.

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Dirck Jacob JANSEN, « Le rôle de Strada comme éditeur du Settimo Libro de Serlio », in Sebastiano Serlio à Lyon. Architecture et imprimerie, Lyon, Mémoire active, 2004, ..

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Cet abandon des questions matérielles et mécaniques de l’architecture au profit de l’activité conceptuelle dans les traités d’architecture renaissants laisse un vide que comblent les théâtres de machines. Il n’est donc pas surprenant que les architectes furent parmi les premiers amateurs de cette littérature qui exerça sur certains une influence non négligeable.

Figure 17 : Comparaison de Jacques Gentilhâtre, Traité d’architecture (début XVIIe

siècle)45, de la planche 54 de Jacques Besson, Theatrum instrumentorum et machinarum (Lyon [Genève], 1578), et la planche 7 de Jean Errard, Livre premier des instruments

mathématiques et mécaniques (Nancy, 1584)

Le cas de Jacques Gentilhâtre46 est sans doute le plus emblématique. Élève de Jacques II Androuet du Cerceau – fils cadet de celui qui avait gravé les planches de Besson – il profitait de son apprentissage pour copier de nombreux dessins de son maître, parfaisant par là son talent pour le dessin et la copie. Entre 1615 et 1625, alors

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Jacques GENTILHATRE, [Traité d’architecture] Manuscrit sans titre, BnF, Cote ms.fr. 14727, 1615., f. 554.

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qu’il change de ville régulièrement, Jacques Gentillâtre, alors d’une quarantaine d’année, entreprend un traité d’architecture, qui ne fut jamais publié, mais dont un état manuscrit est conservé à la bibliothèque nationale de France47. Ce traité, organisé comme le De

Architectura de Vitruve, est très illustré, bien que pour la plupart des dessins, il s’agisse de compilation de copies. La dernière partie du livre est consacrée, comme chez Vitruve, aux arts mécaniques. Elle est composée de très nombreux dessins, mais rares sont des inventions de Gentilhâtre, la plupart sont tirés du livre de Besson, de celui de Jean Errard de Bar-le-Duc, ou encore de celui de Salomon de Caus. Si toutes les machines ne sont pas représentées, et si le classement est différent, pour tenir compte de la masse documentaire (les grues de Besson sont placées avec les grues de Jean Errard etc.), rien n’est omis dans leur description : ni la mise en scène de la machine, ni les courtes légendes des inventions. Le plagiat est ici complet et effectué sans aucune retenue : l’objectif n’est pas d’inventer de nouvelles machines, mais de rendre disponible pour un public plus large, ici les architectes, un corpus de machines qu’il est jugé nécessaire de connaître.

La plupart des auteurs du corpus sont d’ailleurs acquis à l’idée d’une forte complémentarité entre les deux activités. Celle-ci est évidente, ne serait-ce que dans la profession des auteurs et leurs autres productions. Jean Errard, Ambroise Bachot et Agostino Ramelli ont tous écrit ou projeté d’écrire un livre sur les fortifications, Joseph Boillot, Vittorio Zonca, Heinrich Zeising, Salomon de Caus, Giovanni Branca et plus loin Andreas Böckler sont aussi – et pour certains d’abord – architectes. Concernant Jacques Besson, nous avons vu la relation privilégiée qu’il entretenait avec Jacques Androuet du Cerceau. Rappelons aussi que Jacob Strada a acquis les dessins de Serlio, grand architecte italien48. Une forte complémentarité qui se traduit par la représentation de nombreuses grues et autres machines élévatoires dans des situations de chantiers de construction.

En revanche, à la séparation qu’introduisent les architectes entre les machines et les bâtiments, les auteurs des théâtres de machines répondent par une position bien moins

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Jacques GENTILHATRE, [Traité d’architecture] Manuscrit sans titre, op. cit.

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nette. Ainsi, le titre du livre de Vittorio Zonca, Novo Teatro di machine et edificii laisse penser que l’auteur voit les machines comme des bâtiments. Une vision que renforce la définition de la machine par Salomon de Caus (« ferme conjonction de charpenterie ou autre materiel »), qui pourrait s’appliquer à un édifice.

Cette gémellité des activités est encore accentuée par la référence commune à Vitruve. Se définissant comme architecte, l’auteur romain plaçait les machines « civiles » dans le domaine de l’architecture. Une position partagée par certains auteurs, notamment les auteurs allemands. Ainsi Octave Strada précise, dans sa préface au lecteur, que c’est l’architecture « qui produit une infinité de toutes sortes des machines, desquelles la vie humaine ne s’en peut passer ». De même Heinrich Zeising utilise comme ouvrage de référence de statique, une traduction de L’Architecture de Vitruve par Jérôme Rivius49

. À l’inverse, Ramelli commence son histoire de la mécanique par la référence à un Adam « fabriquant maisonnettes couvertes de pailles », un Adam constructeur.

Sans toujours aller jusqu’au de confondre les deux activités. Salomon de Caus, à la fois ingénieur et architecte, constate ainsi la proximité des activités, mais ne les confond pas. Il différencie ainsi la machine par le mouvement produit (par opposition au bâtiment fixe). Cela l’amène, à la fin de son « Epistre au lecteur » de bien distinguer ce qui relève des « Mathématiques, peinture, & Architecture » et ce qui relève « des Machines mouvantes & Hidrauliques ». Une ligne de partage qui se traduit dans l’organisation de son ouvrage, avec une première partie sur la description de plusieurs machines, et une seconde partie sur le dessin de grottes et fontaines.

Si les textes liminaires des autres théâtres de machines ne sont pas toujours aussi clairs, le contenu des autres livres ne laisse le plus souvent aucun doute sur la sphère dans laquelle ils s’inscrivent. Les moulins, machines artisanales, voire parfois les instruments mathématiques, « ayant force de mouvement »50, sont l’apanage des livres de machines et des réductions en art spécialisées, quand les bâtiments sont celui des livres d’architecture.

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Gualtherus H. RIVIUS (dir.), Vitruvii von der Architectur, op. cit..

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Notons cependant quelques domaines très particuliers, où nous pourrions entrapercevoir une concurrence directe dans cette répartition des activités. Les fontaines d’abord font l’objet de représentations esthétiquement très marquées, qui pourraient sembler faire concurrence à certains ouvrages d’architecture. Mais c’est dans le domaine des ponts que le brouillage de la frontière est le plus évident. Les ingénieurs militaires décrivent tous un ou plusieurs ponts mobiles, notamment Ramelli, qui est très prolixe sur ce point. Il ne s’agit pas de ponts en voûte classique, et ils sont peu décorés, éphémères, et en mouvement : des caractéristiques qui permettent de garantir leur appartenance à la catégorie des machines.

Mais de cette sorte de pont, les choses peuvent glisser vers des ponts a priori plus durables, comme chez Ambroise Bachot, qui présente une alternative aux ponts-levis. Il s’agit de ponts tenus par des vérins à vis écartant les extrémités d’un pont sur ses points d’appui (culées de terre ou de pierre). Un glissement qui s’accentue avec la publication, dans les Machinae Novae de Fausto Veranzio, de ponts civils, avec des méthodes de construction nouvelles, usant de matériaux alors non conventionnels (cordes, métal). Nous pourrions penser que ce choix est celui d’un auteur particulier, qui n’hésite pas par ailleurs à proposer les plans d’une « idée de temple » ou des projets d’aménagement urbain.

Cependant, cette concurrence entre auteurs de livres de machines et architecture, bien que limitée, peut trouver deux explications plus profondes et complémentaires. Premièrement, les frontières entre les métiers ne sont toujours pas clairement définies à la fin de la Renaissance. Deuxièmement, les ingénieurs cherchent, dans ces ouvrages, à définir les limites de leur activité. Profitant de cette brèche, ils ont tout intérêt à en repousser les frontières, au nom de leur inventivité et de leur capacité à améliorer ces éléments d’architecture. Les théâtres de machines du XVIIIe

siècle témoignent largement de cette captation progressive des ingénieurs de projets auparavant réservés aux architectes. Ainsi des ponts bien entendu, qui font l’objet d’un tome particulier dans les

Theatri machinarum de Jacob Leupold51 ; ainsi aussi des écluses, des digues ou des

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escaliers, sujets principaux du Theatrum machinarum univerale publié à Amsterdam par Pierre Schenck.

Cette démarche entre alors en résonnance avec une volonté de se placer à la fois à côté et au-dessus des arts ; une affirmation de la supériorité de l’invention de machines qui est cependant beaucoup plus nette avec les activités productrices qu’avec l’architecture.