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La bibliothèque centrale de l’école Polytechnique

Les origines de la bibliothèque de l’école polytechnique sont très bien documentées grâce à la compilation d’un Recueil de documents relatifs aux origines de la bibliothèque

de l’école Polytechnique33

, réunis par Albert de Rochas34. Premier document, daté du 1er novembre 179435, l’Inventaire des livres provenants de l’École du Génie cidevant établie à

Mézières marque la parenté entre l’ancienne école du génie et la nouvelle école centrale des Travaux publics (ECTP). La bibliothèque comprenait quelques récits de voyages, quelques ouvrages d’histoire et de dessins, mais surtout une importante collection de livres de mathématiques, de physique, de chimie, d’architecture hydraulique, d’architecture civile et d’architecture militaire. Ici comme ailleurs, c’est dans la partie sur les mathématiques que nous retrouvons les ouvrages de mécanique : la « Mécanique de Varignon », ou celle de Berthelot, mais aussi le « Cabinet des Grolier de Servières », ou « Les forces mouvantes de Salomon de Caus ». Chose surprenante, celui-ci est noté « à remettre », indiquant que les personnes chargées du choix, dont Pierre-Charles Lesage, inspecteur des Ponts et chaussées, n’estimaient a priori pas nécessaire de garder l’ouvrage pour la bibliothèque de la nouvelle école, au contraire du Cabinet de Grolier de

Servières, qui lui est placé dans la rubrique « à garder ».

Ce rejet du livre de Salomon de Caus, alors même qu’il est à la fois le plus théorique, le plus intelligent et le plus précis des premiers théâtres de machines ne manque pas d’interroger. Pourtant, c’est sans doute à cause de ses propositions théoriques que le livre est rejeté. Expliquons-nous : dans le cadre de cet enseignement polytechnicien, les théâtres de machines ne sont pas considérés pour leurs vertus explicatives, mais uniquement pour leur utilité monstrative. Le livre hydride de Salomon de Caus ne propose

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Albert de ROCHAS D’AIGLUN, Recueil de documents relatifs aux origines de la bibliothèque de l’École polytechnique, école Polytechnique, cote Rés. EP Y183, 1890, 201 p.

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Albert de Rochas d’Aiglun (1837-1914) fut administrateur de l’école après sa retraite militaire en 1888. Il est plus connu par son penchant avoué pour l’ésotérisme et la volonté de comprendre scientifiquement les phénomènes surnaturels.

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qu’assez peu de machines originales, par rapport aux autres théâtres36

, et sa partie théorique, très marquée par l’aristotélisme, est largement dépassée, et pourrait venir parasiter la nouvelle science mécanique alors enseignée.

Ironie du sort, les livres « à remettre » n’ont jamais été rendus à l’école de Mézières, et le livre de Salomon de Caus est le seul théâtre de machines relevé dans le premier inventaire de la bibliothèque, dressé le 16 avril 179637. L’ouvrage se trouve toujours dans le fonds ancien de la Bibliothèque de l’école, bien qu’une note manuscrite indique au dessus du frontispice : « à l’usage des Écoles du Génie à Mézières »38

.

Par ailleurs, l’ECTP a largement profité des saisies révolutionnaires pour enrichir sa bibliothèque. La plupart des documents du recueil d’Albert de Rochas sont ainsi des inventaires ou des listes de livres confisqués dans les bibliothèques des émigrés au profit de l’ECTP. Matrice de ces confiscations : un Etat des livres qu’il est nécessaire de

rassembler pour completter la Bibliothèque actuelle de l’école centrale des Travaux publics qui doit servir à l’instruction des Elèves, proposé par le directeur de la nouvelle

école, Jacques-Elie Lamblardie à l’approbation de la commission des Travaux publics. Cet état recense les livres que l’école souhaite posséder dans sa bibliothèque. Le 22 décembre 1794, les comités de Salut public, de l’Instruction publique et des Travaux publics autorisent les saisies selon ce document39. Si le directeur de l’école propose officiellement la liste, il est difficile de savoir qui en sont les auteurs exacts. Gageons que, pour la partie concernant la mécanique, le futur professeur de physique générale, et par là du cours sur les éléments de machines, Jean-Henri Hassenfratz, a soufflé, sinon dicté, quelques références.

La liste est en effet divisée en différentes parties, qui correspondent aux matières à enseigner dans cette école généraliste. Puis chaque partie contient une série de

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33 planches dans les Raisons des forces mouvantes contre environ 40 pour Zonca, 50 pour Veranzio, 60 pour Besson et Errard, et plus de 100 pour Strada ou Ramelli.

37 Inventaire de la bibliothèque de l’école Polytechnique du 27 germinal de l’an 4. Cet inventaire montre d’autres livres censés être « remis » à l’école du génie.

38 Il s’agit de l’édition de 1624, relié en recueil factice avec La Pratique et démonstration des horloges solaires du même auteur. Le volume est aux armes de Dominique de Vic (1588-1662), évêque d’Auch de 1629 à 1661). L’exemplaire conservé sous la cote G2A 1 à la bibliothèque centrale de l’école Polytechnique, au centre de Ressources historiques.

39 2 Nivose de l’an 3. Détail intéressant, la copie conforme consignée à la bibliothèque de Polytechnique est signé de l’adjoint de la commission : Charles-André Dupin, le père du futur baron Charles Dupin, qui, en 1801, entrait major à Polytechnique. Voir sa biographie sur Sycomore, la base de données des membres de l’assemblée nationale :

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références bibliographiques comprenant le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage et son format. Or, dans la partie « Mécanique, Machines », nous trouvons douze références, quasi-exclusivement des théâtres de machines, accompagnés de recueils de machines hydrauliques assez connus comme ceux de Samuel Morland ou du comte de Wahl40.

Les Leçons élémentaires de mécanique, rédigées par l’astronome Nicolas-Louis de la Caille, forment la seule référence à un ouvrage entièrement théorique, et peu illustré. Cet ouvrage est un « classique » de la littérature mécanique française du XVIIIe siècle, réimprimé et augmenté de nombreuses fois après 1741. Il condense les principes de la

statique et des machines simples, qui restent au cœur de toute théorie mécanique, tout en intégrant, au fur et à mesure des rééditions, quelques avancées récentes de physique newtonienne ou de dynamique. Sa portée, sa disponibilité, et son isolement dans le reste des références de Monge, en font sans aucun doute le manuel des élèves, servant de base à tout l’enseignement du cours de mécanique. Les élèves travaillent chez eux avec ce livre, l’enseignement est ensuite complété par des discussions en classe. Les théâtres de machines ne seraient, dans ce cadre, que des catalogues destinés à fournir à la classe de nombreux exemples sur lesquels travailler, une immense bibliothèque de « situations »41, permettant aux élèves d’exercer leurs capacités à appliquer la théorie, et de parfaire leur culture mécanique. L’objectif est de les familiariser avec les machines anciennes comme avec les plus récentes, et de traiter chacune avec la même rigueur.

Précisons cependant les choses. Parmi les neuf théâtres de machines, nous retrouvons bien entendu les habituels ouvrages de Jacques Besson et Agostino Ramelli, et quelques autres de la même période (Branca, Strada, Zonca, Veranzio, Böckler42), mais aussi quelques ouvrages du XVIIIe siècle : le Theatrum machinarum generale de Jacob Leupold, et les trois volumes du Theatrum machinarum universale publié par Pierre Schenck. Cela montre d’abord qu’à la fin du XVIIIe

siècle, les nouveaux auteurs de

40

Samuel MORLAND, Élévation des eaux par toute sorte de machines, réduite à la mesure, au poids, à la balance, Paris, Gabriel Martin, 1685 ; Ferdinand François WAHL, Traité de l’elevation des eaux : avec des figures, Munich, Riedl, 1716.

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Concept développé dans Anne-Françoise GARÇON, Entre l’État et l’usine, op. cit. p. 160-168, et repris par l’auteur dans « La science, l’esthétique et l’éculé » dans Armand HATCHUEL et Benoît WEIL, Les nouveaux régimes de la conception : langages, théories, métiers., Vuibert, Centre culturel international de Cerisy., Cerisy-la-Salle, coll. « Colloque de Cerisy-la-Salle », 2008, 272 p. Voir aussi infra « Une bibliothèque de situations », p. 432.

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Remarquons ici l’absence de Salomon de Caus. Böckler n’est pas cité en tant que tel, mais un Theatrum machinarum de Schmidt Or, Henri Schmidt est connu pour avoir, en 1662, traduit le Theatrum machinarum novum de Böckler de l’allemand au latin.

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théâtres de machines ont acquis leurs lettres de noblesse et sont aussi connus que la plupart des autres auteurs. Ils permettent de parfaire de la sorte le grand catalogue de machines et d’inventions que proposent les théâtres de machines. Le succès des livres de Pierre Schenck se comprend d’ailleurs très bien dans ce contexte. Fondés sur des enquêtes et confiés à des spécialistes, ces livres décrivent, par écrit et sur de magnifiques planches en grand in-folio des objets techniques complexes déjà existants et qui ont envahi le paysage des Provinces-Unies : écluses, moulins à vent, ponts, escaliers et constructions diverses sur pilotis. Le Theatrum machinarum universale permet donc aux enseignants français de compléter une bibliothèque encyclopédique de situations avec d’autres exemples de créations ingéniériques, qui étaient restés à la marge des théâtres antérieurs.

Nous retrouvons dans cette complémentarité entre un ouvrage théorique et des théâtres de machines, désormais considérés comme la matrice de toute bonne bibliothèque de situations sur les machines, la marque d’une vision technologique dont Hassenfratz se réclame43. Rappelons que ce dernier, contrairement à son collègue Gaspard Monge, avait été formé à l’école des Ponts et chaussées, où s’était développée une vision similaire.

La présence du seul premier tome de Jacob Leupold interroge en revanche. Ce livre fait plus que proposer différentes descriptions de machines, il propose une théorie des machines, qui pourrait entrer en concurrence avec celle du livre de la Caille. Gageons que les enseignants, et Hassenfratz en particulier, y voient d’abord un ouvrage complémentaire. Les principes de statique énoncés par Leupold sont toujours considérés comme globalement valables, et, avec son grand format et ses planches claires, il offre un bon complément au livre de la Caille, notamment dans ses descriptions des machines simples. Mais surtout, ce livre de Leupold est l’exemple même d’une démarche technologique appliquée aux machines, d’une démarche alliant théorie mécanique, calcul mathématique et expérimentations scientifiquement menées. Leupold offre ici une base

43

« Là se dévoile l’arrière-plan technologique. Hassenfratz fut le seul, dans toute cette période, à s’en réclamer nommément. », Anne-Françoise GARÇON, Entre l’État et l’usine, op. cit., p. 43. Sur la technologie, voir infra « Qu’est-ce que la technologie ? », p. 322.

155 autant qu’un modèle, et, en cette fin de XVIIIe

siècle, le contenu théorique vaut sans doute autant que la méthode développée44.

Mais quels sont les résultats de cette politique de confiscation pour la bibliothèque ? Concernant la mécanique, les saisies effectuées dans la douzaine de dépôts dont nous gardons trace, se sont révélées globalement infructueuses, sauf pour la mécanique de la Caille. Il faut donc attendre un envoi de Gaspard Monge, depuis Rome, pour que le fonds soit complété. Le 25 janvier 1801 sont en effet reçues de Rome plusieurs caisses comprenant de nombreux livres45. Parmi ceux-ci l’édition latine de 1582 du Theatrum

instrumentorum de Jacques Besson et les Machinae Novae de Veranzio apportent de

nouveaux théâtres de machines46.

Il faut encore ajouter la présence, au centre de Ressources historiques de l’actuelle bibliothèque de l’école, un exemplaire du Theatrum pontificale de Leupold et les éditions flamandes et françaises du Theatrum machinarum universale de Tileman van der Horst et Jacob Polley (édité par P. Schenck), portant notamment sur les ouvrages construits sur l’eau47. Ces ouvrages n’ont pas de marques particulières de provenances, et il est difficile de dire comment l’école les a acquis. Tout au plus, pouvons nous penser qu’ils ont été acquis au début du XIXe siècle, où ils étaient encore en usage.

Au final, l’école Polytechnique ne possède qu’un fonds modeste de cinq références, malgré un intérêt visible pour les théâtres de machines dans la liste d’Hassenfratz. Outre la rareté des livres dans les milieux parisiens, la modestie du fonds montre que l’école n’a plus cherché à obtenir ces ouvrages dans les années suivantes. Généraliste, elle place très vite au centre de son enseignement un savoir mathématique pointu ; l’aspect pratique de l’enseignement étant renvoyé à d’autres écoles spécialisées48

.

44

Voir infra « Chapitre 10 : Une pédagogie technologique, éléments généraux », p. 352.

45

Catalogue des ouvrages contenus dans les caisses reçues le 5 Pluviose an 9 de la part des administrateurs du Musée Central des Arts provenant de l’envoy de Rome par le Commissaire Monge, conformément à ses lettres du 5, 7 et 13 floréal an6. Les dits ouvrages remis de suite à la Bibliothèque de l’École Polytechnique. DansAlbert de ROCHAS D’AIGLUN, Recueil de documents..., op. cit..

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Voir Annexe 1 : « Liste des théâtres de machines », p. II, pour la liste des exemplaires effectivement conservés à la bibliothèque Polytechnique. Notons que le livre de Veranzio est bien catalogué dans la base de la bibliothèque, mais il n’est pas accessible (recatalogage ou perdu).

47

L’édition française du livre de Horst/Schenck (éd. 1737) contient deux volumes, conservés sous la cote G3A 2. L’édition flamande du même ouvrage (éd. 1737), en un volume, est conservé sous la cote G2C 7.

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Quelle place pour les théâtres de machines dans une science