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Quelle place pour les théâtres de machines dans une science industrielle ?

Les premières décennies du XIXe siècle sont marquées, en France, par les tentatives de mettre sur pied une science permettant à la fois de gérer et de favoriser l’industrie. La construction de machines est au cœur de ce mouvement intellectuel. Pourtant, la place prise par la mécanique demeure floue dans les programmes de la période révolutionnaire. Deux postures, dans lesquels l’usage des théâtres de machines diffère, s’opposent. Nous nous proposons de les illustrer à travers les cas particulièrement symptomatiques de la rédaction du premier manuel de mécanique destiné aux élèves de Polytechnique par Jean-Nicolas-Pierre Hachette, et de l’œuvre encyclopédique de Joseph-Antoine Borgnis.

Évacués de la mécanique rationnelle chez Hachette

Jean-Nicolas-Pierre Hachette fut un proche de Gaspard Monge. Aide-dessinateur à l’école de Mézières, sa ville natale, il devient professeur d’hydrographie dans le Sud de la France, avant d’être appelé de nouveau à l’école de Mézières. En 1794, lors de la création de la future école Polytechnique, il est nommé adjoint de Monge, dont il est considéré comme le plus important continuateur. Il inculque alors à une grande partie des futurs ingénieurs de la France les principes de la géométrie descriptive, qu’il complète par divers suppléments et applications.

C’est en tant qu’« instituteur de l’école impériale polytechnique », qu’il rédige son

Traité élémentaire des machines, en 1811, « programmes de [ses] leçons »49. La dédicace qu’il rédige à l’adresse de Gaspard Monge nous en apprend davantage sur le contexte de cette publication. Assurant l’enseignement de mécanique du sénateur Monge, souvent absent, il se fonde sur ses programmes. Or, « on voit par l’un de ces programmes que [Monge avait] l’intention de [s’]occuper spécialement d’un Traité sur les machines », ce qu’il n’a plus le temps de réaliser. C’est pourquoi, aidé des conseils de Monge, Hachette rédige l’ouvrage.

Saint-Etienne ne s’appuie sur un enseignement trop théorique, qu’elle se réservait au titre de former des ingénieurs d’État. Lire la première partie de Anne-Françoise GARÇON, Entre l’État et l’usine, op. cit.

49

« Préface » de Jean-Nicolas-Pierre HACHETTE, Traité élémentaire des machines, par M. Hachette, France, Klostermann, 1811, 304 p.

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Dès sa publication, Lazare Carnot est chargé par la classe des sciences physiques et mathématiques de l’Institut de France d’en faire un rapport. Il décrit le contenu du manuel de mécanique de Hachette en ces termes :

« Le but que s’est proposé M. Hachette, a été de faire connaître, par une

description exacte, et par l’analyse de leurs propriétés, les principales machines

inventées jusqu’à ce jour, en se bornant néanmoins à celles qui ont pour objet l’économie des forces.

L’auteur développe, par un grand nombre de planches fort soignées, la

construction de chaque machine, et il y joint le discours explicatif pour en donner

une parfaite intelligence ; il évalue ensuite les effets de cette machine, et il en discute tant par la théorie que par l’expérience, les avantages et les défauts. »50

Le manuel pourrait sembler, dans son plan, extrêmement similaire à celui de Jacob Leupold, presqu’un siècle plus tôt. L’idée de fonder un enseignement de mécanique à destination de futurs ingénieurs d’État sur la description de machines et des expériences semblent s’être diffusée d’Allemagne en France. « Description exacte », « développe[ment sur] la construction » montrent un souci pédagogique de précision dans la description des machines, pour permettre, d’après les dire même de l’auteur, de les « exécuter d’après les échelles du dessin gravé »51

. En réalité pourtant, la démarche de Hachette n’est pas une traduction française de celle de Leupold. Elle insiste beaucoup plus sur l’importance de la mécanique comme science.

Le ton est donné dès la préface. S’il commence son texte par une définition très large des machines : « Un Traité complet sur les Machines embrasserait la description de tous les arts », Hachette s’empresse de préciser qu’il « ne considère dans cet Ouvrage qu’une classe particulière de machines, celles qui sont destinées à transmettre le mouvement, et plus spécialement celles qui reçoivent directement l’action des moteurs. » (Hachette souligne). Les moteurs sont ici à comprendre comme les éléments naturels : les animaux, l’eau, le vent et les combustibles ; et les machines qui les transmettent ce que nous appelons aujourd’hui des moteurs : moulin et machines à feu. Voici le cœur de l’exposé de Hachette : le calcul du rendement des moteurs, auquel il ajoute une partie sur les pompes, une autre sur les engrenages, et une troisième sur « les principales machines employées dans les constructions ».

50

Le texte du rapport est placé en ouverture de Jean-Nicolas-Pierre Hachette, op.cit., 1811. Nous soulignons.

51

« Préface » de J-N-P. Hachette, 1811, op. cit. Sauf précision contraire, toutes les citations suivantes sont tirées du même ouvrage.

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Y aurait-il dans ces autres chapitres, et notamment le dernier, la marque d’un intérêt pour la composition des machines ? Non, et l’auteur le dit explicitement. Il se place en effet à distance des chefs des « écoles spéciales d’arts et métiers », qui, s’ils avaient eu le temps de faire leur propre traité de mécanique, auraient sans doute ajouté aux trois parties de son livre, « la description de ces machines outils, telles que la machine à faire la chaîne de Vaucanson ». Là n’est pas son propos :

« On doit remarquer que ces inventions toutes très ingénieuses, n’ont pas pour objet spécial de transmettre le mouvement […] la recherche du rapport entre la force dépensée, et le produit dynamique de cette force, qui est l’objet principal du premier chapitre de cet Ouvrage, n’est d’aucun intérêt, lorsque l’ont considère les machines outils, dont le but principal est de suppléer à l’adresse du moteur appliqué à ces machines. »

Et plus loin, après avoir décrit plusieurs machines expérimentales sur les forces vives :

« Ces notions sur les forces vives font sentir la justesse d’un mot de Montgolfier :

la force vive est celle qui se paie. En effet, un homme recevant une somme

d’argent pour élever une quantité déterminée d’eau à une hauteur donnée, s’il l’élève à une hauteur double, il doit recevoir une somme double. Les moteurs appliqués aux machines doivent être considérés comme des forces vives, et estimés de la même manière qu’elles. […] il est important d’adopter une unité d’effet dynamique pour comparer entre elles les causes naturelles de mouvement, et pour juger du mérite des machines qui transmettent ce mouvement. »

En quelques phrases, Hachette signe son inscription dans le sillon de la mécanique rationnelle, dont François Vatin a bien montré que suite à la publication du Mémoire sur la

Force des hommes de Coulomb, en 1799, elle se construit autour de la recherche d’une unité universelle qui permette de rendre compte de l’efficacité d’une machine et de son intérêt économique52. Cette unité sera le travail mécanique. Là où la science industrielle allemande était fondée sur l’administration des techniques, la science industrielle française sera d’abord économique.

Il est étrange, dans ce contexte, de voir Hachette citer les trois plus célèbres théâtres de machines : ceux de Besson, de Ramelli et de Leupold, en tête d’une « Notice sur les livres relatifs à la science des machines », au côté des Machines approuvées par

52

François VATIN, « Sur les relations entre pensée technique et pensée économique (entretien) », e-Phaïstos, 2013, II, no 2.

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l’académie des sciences, de la Description des arts et métiers de la même académie, et

de quelques autres livres de descriptions de machines. Bien placées dans cette bibliographie sommaire, ces références participent en réalité d’un lieu commun obligatoire de tout ouvrage sur la mécanique. La tradition des théâtres de machines imprégnait sans doute suffisamment la communauté des savants mécaniciens pour obliger l’auteur à citer des ouvrages, mais il ne s’en inspire pas.

Mieux, l’introduction évacue complètement l’intérêt principal des théâtres de machines, à savoir la constitution d’une bibliothèque des différentes formes et combinaisons possibles de mécanismes. Elle propose à la place un tableau de classification des mécanismes en dix séries en fonction de la transformation qu’ils font subir au mouvement, de rectiligne continu à circulaire alternatif. Ce tableau, comme le fait remarquer Carnot, reprend les travaux des ingénieurs Augustin Bétancourt et Philippe-Louis Lanz. Le premier est un ancien élève de l’école des Ponts et chaussées, où il se lie d’amitié avec Monge et Prony ; il est le fondateur de l’école des Chemins, canaux et ports de Madrid53. Le second, né au Mexique, s’engage dans la marine, puis s’installe à Paris où il rencontre Monge et Bétancourt. Professeurs associés à l’école Polytechnique, ils assistent aux premiers cours de mécaniques de Hachette vers 1806. Avec ses encouragements, et ceux de Monge, ils rédigent un Essai sur la composition

des machines en 1808, considéré comme le premier essai de cinématique et

régulièrement réédité tout au long du XIXe siècle. Cette théorisation de la composition des machines rendait obsolète un apprentissage des différentes formes de machines par l’étude fastidieuse de nombreux exemples imprimés dans cette tradition. Bref, en reprenant les résultats de ses anciens élèves – sans les citer – et en faisant référence aux théâtres de machines, Hachette s’attribue cette percée de la science cinématique tout en évacuant la question de la composition des machines, ce qui lui permet d’approfondir la description des moteurs à l’aide de calculs et de quelques expérimentations, seul aspect « pratique » de la formation polytechnicienne qui se met en place54. Références obligées, les trois célèbres théâtres de machines ne sont ici cités que pour être mieux mis

53

« Escuela de Ingenieros de Caminos, Canales y Puertos ».

54 Sur les différences façon de penser la « pratique » dans l’apprentissage des techniques, voir Anne-Françoise GARÇON, Entre l’État et l’usine, op. cit., p. 56-57.

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à distance. Si les vieux livres de machines sont ainsi écartés d’un enseignement polytechnicien qui se veut pointu et mathématisé, tel n’est pas dans les « écoles spéciales d’arts et métiers » que citait Hachette.