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L’observatoire et le musée de mathématiques

À la fin du XVIIe siècle et sans doute encore au début du XVIIIe siècle, le collège abrite un cercle de savants intéressés par les sciences, et en particulier par les mathématiques16. Outre l’acquisition de livres, cet intérêt se traduit par la constitution de nouveaux espaces de recherche. Ces lieux savants sont aussi des lieux d’enseignement spécialisés, délivrés à quelques élèves doués et intéressés par le domaine. Ainsi en était-il de Lalande, qui témoigne s’être passionné pour l’astronomie pendant les cours spécialisés du père Béraud à l’observatoire du collège de la Trinité17

.

Construit en 1701, sur le conseil des Cassini, l’observatoire est donc autant un lieu d’observation scientifique que d’enseignement, et c’est dans ce lieu que nous trouvons une nouvelle trace d’un enseignement de mécanique. Son inventaire, dressé en 176418

, décrit l’intérieur de la tour carrée attenante à la chapelle. Nous y trouvons entre autres deux salles. La première comprend « un tour ancien avec ses outils, une meule à aiguiser, une table, deux mouvements de mécanique, l’un en fer, l’autre en bois, differens bassins pour façonner des verres objectifs et oculaires, le tout en très mauvais état ». Elle est vraisemblablement destinée à réparer ou à construire des outils, des petites pièces, des horloges (les « mouvements mécaniques »), et des verres pour les lunettes de l’observatoire et des professeurs.

La seconde salle est décrite comme une sorte de cabinet, comprenant huit armoires : « Architectonica, mechanica, animalia, optica, geometrica, astronomica, hydrolica,

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Voir André RAVIER (S.J.), Un collège de jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles, op. cit.

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« Chapitre XVI : Enseignement scientifique et littéraire (1700-1750) » dans Ibid.

18 Inventaire de l’observatoire du collège de la Trinité, 7 janvier 1764. Archives départementales du Rhône,

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terrestria », dont le contenu est détaillé et évalué. Les armoires de géométrie, de mécanique et d’hydraulique, contiennent ensemble plus d’une quinzaine de modèles :

« Dans l’armoire « mechanica » avons trouvé plusieurs modèles en bois tels qu’un modèle de vaisseau, deux modèles de gruë, un modèle de bascule pour puiser l’eau dans un réservoir. 2°

quatre petits modèles en bois de machines méchaniques. 3° un modèle en cuivre de rouës dentées en petit. 4° trois petites colonnes joliement travaillées au tour. 5° une machine en bois pour démontrer la communication du mouvement à plusieurs globules rangés en file. 6° trois petits modèles en bois de machines communes. 7° une vis en fer à trois branches. Dans l’armoire « geometrica » […] 14° huit différents compas à pointe en cuivre. 15° un grand compas en cuivre à parties égales avec un petit compas triangulaire à trois pointes […] une machine en cuivre à fendre les rouës […] trois règles en cuivre, deux rapporteurs […] 21° un compas en fer à vis, plus une boëte garnie de differens compas et autres pieces à l’usage de la géométrie pratique, plus une autre boëte dans laquelle se trouvent differens morceaux de cuivre qui proviennent d’instrumens cassés. […]

Dans la septieme armoire qui pour titre hydrolica avons trouvé au premier et second rayon, plusieurs tubes, vases, fontaines en verre, en trez mauvais état, une éolipile, et une fontaine de compression en cuivre… »19

Les objets se divisent facilement en cinq catégories : les machines, les fontaines, les objets de tours, les pièces et outils d’horlogerie et les instruments mathématiques. La destination pédagogique de la collection est clairement établie. Ainsi de cette machine en bois, faite pour « démontrer » un mouvement, ou la présence de machines « communes », ou ces différents types de compas, qui supposent un apprentissage de leur usage. Le mauvais état de la plupart des objets est aussi bien la marque d’un abandon de l’observatoire deux ans avant l’écriture de l’inventaire, que de manipulations antérieures. Cela vient confirmer l’important rôle pédagogique des modèles, qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, prédominent sur leur usage dans un processus de conception.

Enfin, le fait de garder les fragments cassés et la présence d’instruments de fabrication dans les armoires et dans une salle attenante témoignent du fait que les modèles et instruments étaient fabriqués sur place. Était-ce les professeurs ou les élèves, sous leur conduite, qui réalisaient ces ouvrages ? Était-ce un artisan travaillant pour le collège ? Rien ne permet de trancher. Toujours est-il qu’un enseignement de mécanique pratique semblait bien exister au collège de la Trinité, sans doute en petit comité et à la marge des cours du cursus habituel. Son contenu devait être assez proche de l’esprit de

19 Inventaire de l’observatoire du collège de la Trinité, 7 janvier 1764. Archives départementales du Rhône,

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l’exposition de Jean-Baptiste Picot : fondé sur une monstration accompagnée d’explications. Est-il alors possible d’imaginer un enseignement fondé à la fois sur les livres et sur les modèles au collège de la Trinité ?

Il nous faut revenir ici sur l’ex-dono du mathématicien lyonnais Jean-Philibert Ambert, placé sur deux théâtres de machines20, un livre d’architecture et de construction navale21

, actuellement conservés à la bibliothèque municipale de Lyon. Le texte complet de l’ex-dono est celui-ci :

« Don de l’illustre mathématicien, le D(octeur) Jean-Philibert Ambert, qui, de son vivant, avait orné de machines son musée de mathématiques, et vers sa mort, y avait placé les livres de sa bibliothèque. Année 1712.22»

Ce petit texte imprimé est suivi, sur les frontispices et pages de titre, d’une note manuscrite qui indique l’inscription des ouvrages au catalogue du « Musaei Math. Coll. ». Aucune mention n’est faite de ce musée de mathématiques du collège dans d’autres documents. Il était vraisemblablement géré par le bibliothécaire en même temps que le cabinet des médailles et des antiquités. Le mathématicien lyonnais aurait-il légué non seulement ces livres, mais tout son musée aux jésuites ? C’est sans doute le cas, bien qu’il soit probable que les collections aient été déménagées dans une pièce du collège, peut-être dans l’observatoire. Notons d’ailleurs une ambiguïté sur la volonté d’Ambert de léguer ses livres : ce n’est que « vers sa mort » (« moriens »), qu’il les aurait placés dans le musée. Ne peut-on voir là une manœuvre des jésuites pour s’approprier les livres en plus des pièces du musée ?

Quoiqu’il en soit, des théâtres de machines entrent dans les collections du collège avec des modèles, et dans le cadre d’un musée de mathématiques. L’existence d’un lieu si spécifiquement dédié aux mathématiques pratiques témoigne de la volonté du corps professoral de promouvoir les études de mécanique. La réunion, dans une même pièce,

20 Acquis par le mathématicien en même temps, en 1680, d’après une note manuscrite sur une page de garde. Ce qui témoigne de la montée de l’intérêt pour les machines dans les milieux savants à cette période. Voir sur ce point : Jean-Pierre SERIS, Machine et communication, op. cit. ; Bernard DELAUNAY, « L’émergence de la technologie... », op. cit.

21 Il s’agit respectivement de Jacques BESSON, Livre premier..., op. cit. ; Fausto VERANZIO, Machinae Novae, op. cit. ; Philibert de L’ORME, Nouvelles inventions povr bien bastir et a petits fraiz, Paris, Federic Morel, 1561 ; Nouveau traité des constructions des vaisseaux du Roy, Rochefort, François Lafon, 1693.

22 L’ex-libris original est en latin : « Donum Illustris Mathematici D. Joannis Philiberti Ambert, qui Musaeum hoc Mathematicum multis, dum viveret machinis ornavit, & moriens libris Bibliothecae suae locupletavit. Anno 1712. »

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d’un « musée », de modèles de machines, d’instruments mathématiques et de livres est particulièrement intéressante. Placés à part des collections générales de la bibliothèque, les théâtres de machines acquièrent en effet un autre statut. Ils se placent ouvertement en complément, voire dans le prolongement des modèles, en offrant à la fois une explication aux machines présentées, et un catalogue de combinaisons potentielles. La multiplicité des machines sur le papier complète la collection de modèles, qui en retour, facilite la lecture des ouvrages. Cela permet de familiariser les lecteurs avec les multiples possibilités de transmission et de transformation du mouvement. Cette disposition entre objets et livres était sans doute plus commune que nous ne pourrions le croire dans ce domaine du savoir. La gravure de Sébastien Le Clerc (Figure 9 : p. 136) montre en effet, sous les étagères de modèles, trois rayonnages de livres. Cela témoigne de la complémentarité, dans la pédagogie des techniques, de la matière et de l’écrit. Et en ce qui concerne la mécanique, les théâtres de machines et leur organisation sérielle étaient les compléments idéaux des collections de modèles. De plus, ils gardaient, par leur aspect séduisant, la capacité de susciter l’intérêt et une curiosité qui permettait aux enseignants d’aller plus loin. Ces usages dans les premières institutions à enseigner la mécanique ont conduit les théâtres de machines à devenir, au cours du XVIIIe siècle, des références incontournables de tout apprentissage sur les machines.

Cette première culture mécanique, partie intégrante de l’enseignement d’élite du collège de la Trinité, fut ainsi la base de la formation de plusieurs savants et ingénieurs français recrutés parmi les meilleurs élèves du collège. Citons, pour exemple, deux anciens élèves du collège, promis à une grande destinée parmi les ingénieurs français. Il y a d’abord Gabriel Jars, fils d’un entrepreneur des mines de la région lyonnaise, qui fut le meilleur élève d’une des premières promotions de l’école des Ponts et Chaussées, en 1751. Dans cette première école d’ingénieur où l’enseignement se faisait des meilleurs élèves « gradués » aux autres, il acquit surtout des compétences techniques : le dessin et le lever de plans. Il avait en effet déjà assimilé à la Trinité « la culture mathématique et l’ouverture scientifique qui sont les deux fondements de la pensée de l’ingénieur. » 23

.

23

Anne-Françoise GARÇON, Entre l’État et l’usine : l’École des mines de Saint-Etienne au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire (Rennes), ISSN 1255-2364 », 2004, 368 p., p. 23.

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Plus tard, entré à l’Académie royale des sciences, il demeure un des plus grands spécialistes des questions minières au XVIIIe siècle.

Il y eut aussi Gaspard Monge, enseignant à l’école du génie de Mézières et co-fondateur de Polytechnique. Le jeune Monge était si bon élève que le collège lui confia, lors de sa deuxième année, la charge d’un enseignement de science physique. C’était en 1763, il avait alors 17 ans24

. Il quitta le collège quand les jésuites furent expulsés. Ce fut la fin de sa formation initiale. Deux ans plus tard, il était engagé comme dessinateur à Mézières, débutant ainsi sa carrière d’enseignant et de scientifique.