• Aucun résultat trouvé

Les théâtres de machines dans les manuels de bibliophilie

Le plus connu des manuels de bibliophilie est sans aucun doute la Bibliographie

instructive de Guillaume-François Debure (le jeune), paru à partir 176332. L’auteur est le premier d’une grande dynastie de libraires parisiens, connu pour la qualité des catalogues de vente qu’il rédigeait. C’est, à ce titre, un spécialiste de ce nouveau marché du livre rare. Le « discours préliminaire » de sa Bibliographie instructive ne constitue d’ailleurs ni plus ni moins qu’une réponse aux critiques de ceux qui reprochent aux collectionneurs de ne pas juger selon le « mérite intrinsèque »33, ou le contenu, du livre. Après avoir distingué savants et amateurs, il défend l’étude des livres dans une perspective que nous qualifierions aujourd’hui de bibliographie matérielle34

, permettant de distinguer les vraies des fausses éditions, et surtout d’estimer au plus juste la valeur d’un livre. La distinction curieux/rares se retrouve d’ailleurs chez lui, dans l’opposition des "livres choisis", c'est-à-dire curieux, nécessaires à toute bonne bibliothèque (au sens de Naudé), et qui peuvent être « ordinaires », et des livres rares, dont il s’occupe et qu’il décrit parfois en détail, à l’aide d’un modèle de notice assez développé, qui, avec son système de classement, a fait sa réputation. En bref, son livre se veut un véritable manuel de bibliomanie, ou mieux, de "bibliophilie matérielle".

Rareté et singularité, dont le sous-titre du livre rappelle qu’ils sont les critères de choix du bibliographe, ne sont pourtant pas ses critères de tri. Debure choisit en effet de trier les ouvrages par thème, dans une optique plus proche de celle des "livres choisis". En réalité, cela montre qu’il comprend la rareté d’un point de vue relatif, au sein d’un domaine particulier, et non dans l’absolu. Cela suppose qu’à certains domaines sont associés certains types de singularités. Cependant, la véritable raison de ce classement est sans doute d’assurer une continuité de lecture entre son manuel et les catalogues de vente qu’il rédige35

.

32

Guillaume-François (le jeune) DEBURE, Bibliographie instructive ou Traité de la connoissance des livres rares et singuliers, Paris, Guillaume-François De Bure le jeune, 1763.

33

Debure mentionne notamment les critiques du père Mercier dans son discours préliminaire au tome sur les sciences et les arts.

34 Sur la bibliographie matérielle, lire l’ouvrage fondateur de D. F MCKENZIE, La Bibliographie et la sociologie des textes, Paris, Le Cercle de la Librairie, 1991. Lire aussi Dominique VARRY, Introduction à la bibliographie matérielle. Archéologie du livre imprimé (1454-vers 1830). Ouvrage évolutif mis en ligne pour la première fois le 15 juin 2011., http://dominique-varry.enssib.fr/bibliographie%20materielle, consulté le 14 mai 2013.

35 Voir infra « Théâtres de machines dans les collections d’amateurs des XVIIe

106

Ce choix d’un système de classification par thèmes n’est pas celui du Dictionnaire

typographique de Jean-Baptiste-Louis Osmont, paru en 176836. L’auteur n’a en effet pas cette ambition. Libraire parisien, son ouvrage se veut plus pragmatique et plus simple que celui de Debure (qu’il cite) dans l’objectif de faciliter recherches et transactions au collectionneur. Son Dictionnaire comprend donc des notices plus courtes, complétées parfois par quelques commentaires. L’intérêt principal de l’ouvrage d’Osmont repose cependant sur le prix moyen des éditions qu’il mentionne, une sorte de cote établie d’après son expérience de vente de livres anciens. Cette différence de méthode nous a fait choisir ce second manuel, parmi les autres disponibles, pour compléter cette recherche dans les manuels de bibliophilie. Elle témoigne en effet d’une volonté d’aller au devant du désir des collectionneurs, et propose un choix plus large que la plupart des autres manuels, fondés sur une ou deux grandes collections.

Le premier comme le second de ces manuels mentionnent plusieurs théâtres de machines. Leurs notices et leurs remarques nous permettent de mieux saisir la préciosité de ces ouvrages pour les collectionneurs du XVIIIe siècle. Debure en cite neuf, classé dans la rubrique « Mécanique ; ou la science des machines », de la section « Mathématiques », de la classe sur « les sciences et les arts » 37. Cette classification est intéressante, car elle témoigne de la nouvelle perception de la mécanique comme science auxiliaire des mathématiques. Les livres d’inventions ne sont pas classés dans les livres traitant des « arts mécaniques », leur place légitime dans les mathématiques, au XVIIIe siècle semble aller de soi.

36

Jean-Baptiste OSMONT, Dictionnaire typographique, historique et critique des livres rares, singuliers, estimés et recherchés en tous genres ; contenant par ordre alphabétique, les noms & surnoms de leurs auteurs, le lieu de leur naissance, le temps où ils ont vécu, & celui de leur mort, avec des remarques nécessaires pour en distinguer les bonnes editions, & quelques anecdotes historiques, critiques & intéressantes, tirées des meilleures sources. On y a joint le prix qu’ils se vendent la plupart dans les ventes publiques., Paris, Lacombe, 1768.

37

Parmi les autres notices de la rubrique, peu de livres de machines très illustrés : Le projet d’une nouvelle mechanique et la Nouvelle mechanique de Pierre Varignon, le Recueil des machines du cabinet de Nicolas Grolier de Servières, un traité d’horlogerie de Huygens, un autre d’Antoine de Thiout, L’art de tourner de Charles Plumier, et le Traité de construction des instruments mathématiques de Nicolas Bion. Notons que la science des forces mouvantes et l’hydraulique font l’objet d’autres sous-sections, dans lesquelles nous trouvons Salomon de Caus et Bélidor.

107

Édition mentionnée

Commentaire de Debure Commentaire d’Osmont Prix

(Osmont) Ramelli, 1588 In-fol. fig. / Ce livre est connu par sa rareté ; et il est

regardé comme le plus bel ouvrage sur la partie des Machines. Nous en donnerons une description particulière, attendu qu’il s’en rencontre souvent des exemplaires qui ne sont point complets. (suit la description complète du volume).

In-fol. figures, rare / Ce livre est fort difficile à trouver complet ; il faut qu’il contienne 338 feuillets, ornés de 195 figures. Chez M. Fl.

60 l.

Leupold, 1724 3 vol. in-fol. fig. / Ouvrage dont on fait beaucoup de

cas, & que l’on regarde comme le plus ample qu’on ait encore donné sur cette matière. Les exemplaires en sont assez chers, & se trouvent difficilement en France.

3 vol. in-fol. / fig. / Ouvrage rare & fort estimé 50 l.

Strada 1617-1618. In-fol. fig. / Ouvrage curieux et assez rare

quand il est complet : le Tome second est le Volume qui se trouve le plus difficilement.

1618 & 1619, 2 vol. in-fol. figures / Le second volume est fort rare. Il était natif de Mantoue, & florissait en 1615.

40 l.

Zonca, 1607 et 1621

In-fol. fig. In-fol. figures. / Ce livre n’est pas commun ; l’édition qui a paru depuis, en 1621, est la même, elle ne diffère que par la date

20 l.

Böckler, 1662 2 tom. En 1 vol. In-fol. fig. / Ouvrage estimé, & dont les exemplaires ne sont pas communs.

In-fol. fig. 20 l.

Caus 1615, (sous-section 8 : « statique ou sciences des

forces mouvantes ») : In-folio, fig.

1624, bonne édition 15 à 18 l.

Branca, 1629 In-4°, fig. In-4. Con figure. / Ce livre n’est pas commun 10 l.

Boillot, 1598 Non-mentionné In-4° / Ce livre n’est pas aisé à trouver. 6-8 l.

Besson, 1578, édition latine

In-folio, fig. Cum fig., in-fol. / Cet auteur naquit en Dauphiné, & vivoit en 1570.

Non indiqué

Veranzio, s.d. In-fol. fig. In-fol. fig. rare Non indiqué

Schenck,1736 3 vol. in-fol. magno, fig. Non mentionné (n.m.) n.m.

108

Ces mentions nous en apprennent beaucoup sur la façon dont ont été perçus les théâtres de machines au XVIIIe siècle, non seulement par les collectionneurs, mais aussi en général. Notons d’abord les absents de la liste : Isacchi, Errard, Bachot, et Zeising. Les trois premiers ont sans doute souffert d’éditions trop locales ou confidentielles, ne leur permettant qu’une réception quantitativement trop limitée pour être seulement parvenu à la connaissance de ces spécialistes du livre ancien 1. Quant au dernier, il n’a probablement pas reçu l’accueil qu’il méritait en France, mais nul doute qu’il soit référencé dans des ouvrages équivalents en Allemagne.

Nous pourrions encore élargir ce constat aux éditions citées et à celles laissées sous silence. Ainsi, rien n’est dit de la « réédition » des Raisons des forces mouvantes, sous un autre titre, par Isaac de Caus en 16442, ni celle du Ramelli en 1601, ou de celle du Zonca en 1656. Le phénomène est là encore à placer dans son contexte français. La France avait largement contribué aux succès des premières éditions, et les plus récentes étaient destinées à d’autres pays et sont donc trop rares en France pour avoir été repérées par ces experts. Mais ce qui ressort le plus de l’absence de certaines éditions, c’est une méconnaissance assez générale de la production allemande, sans doute due au fait que les collectionneurs privés, sur les bibliothèques desquels s’appuient les auteurs, se sont davantage tournés vers la production nationale. Ainsi, aucune mention n’est faite de la version allemande du Besson ou du Ramelli, du de Caus ou du Boillot. Remarquons d’ailleurs que, malgré le fait qu’en 1760 les Theatri de Leupold aient été depuis longtemps tous publiés une première fois, seuls trois volumes, probablement les trois premiers volumes de 1724, sont mentionnés. Cette méconnaissance de la littérature outre-Rhin, reflète une certaine réalité : le premier volume de Leupold est de loin celui dont nous avons trouvé le plus de notices sur European Library ; Zeising n’a été retrouvé en nombre que dans les bibliothèques germanophones.

Surtout, ce tableau permet de hiérarchiser les théâtres de machines selon leur valeur. À côté de livres trop peu connus pour être seulement mentionnés, nous pourrions

1 Souvent, les libraires connaissent davantage les ouvrages de théologie, de droit et de littérature, parfois d’histoire que de science ou de technique. Cela se voit dans leur hésitation et la faible description de la plupart des livres. Le livre de Ramelli fait exception là encore.

2

109

distinguer trois classes de théâtres de machines : les livres « rares », les livres « peu communs », et celui de Besson. Sans surprise, nous retrouvons le livre d’Agostino Ramelli en tête des livres les plus recherchés et les plus chers sur le marché des théâtres de machines au XVIIIe siècle, c’est « le plus bel ouvrage […] sur la partie des machines ». En revanche, comme l’attestent les deux spécialistes, le livre est parfois incomplet, ce qui suppose que des planches du Ramelli ont pu être vendues à part, l’ouvrage étant si connu et ses planches si bien gravées que "débité", la vente de gravure au détail pouvait rapporter davantage que le livre complet et relié.

Le manque d’exemplaires (notamment du second tome) et la beauté des scènes du livre de Jacopo Strada de Rosberg justifient sans difficultés sa valeur et sa rareté. Le volume des Machinae Novae de Fausto Veranzio est dit « rare » lui aussi, mais Osmont n’indique pas son prix. Sans doute n’était-il pas assez présent dans les ventes connues par le parisien pour qu’il ose fixer un prix, bien que la multiplicité des langues utilisées et son manque d’exemplaire justifient sans doute à eux seul l’appellation de rare, dont il ne faut pas être trop surpris.

Plus surprenant en revanche est le prix donné aux trois premiers volumes de Leupold. Les commentaires de Debure et Osmont nous éclairent. Peu diffusé en France, le livre gagne en valeur ce qu’il perd en disponibilité ; mais ce qui justifie le plus son prix c’est sa réputation. Le langage employé par les bibliographes (« on le regarde », « fort estimé ») montre qu’ils s’appuient ici sur une opinion commune, dont il nous est difficile pour le moment de déterminer la source (bibliophiles ? savants ? ingénieurs ?). Toujours est-il que c’est le contenu de l’ouvrage qui est ici mis en avant, non sur la pertinence de l’information toutefois, mais sur son amplitude, par la quantité des informations sur une matière. Réputation et amplitude viennent justifier la valeur financière d’un livre dont le manque de disponibilité sur le sol français ne saurait à lui seul expliquer le prix. Sans doute les livres édités par Pierre Schenck, quoique dans une moindre mesure, mériteraient une attention similaire, mais le fait qu’Osmont ne les mentionne pas nous empêche d’avoir une idée exacte de leur valeur.

Outre ces quelques ouvrages très coûteux, de plus de 40 livres tournois (l.t.), les bibliographes mentionnent une série d’ouvrages, peu communs, autour de 20 l.t. pour les

110

in-folio (Zonca, Böckler, de Caus3), autour de 10 l.t. pour les in-4° (Branca, Boillot). Le cas de l’ouvrage de Boillot est particulièrement significatif de la façon d’attribuer une valeur aux théâtres de machines : « difficile à trouver », il n’en demeure pas moins relativement peu cher par rapport aux livres de la même catégorie. Sa qualité, bien moindre que celle de son ouvrage sur les termes ne justifie pas l’appellation de « rare », ni même de « peu commun ». Le prix du livre se justifie simplement par son âge, le fait qu’il n’ait connu que deux maigres éditions, et qu’il soit orné de figures. Si les livres d’Errard, de Bachot, ou d’Isacchi avaient été recensés, nul doute qu’ils auraient trouvé leur place dans cette classe des livres "peu communs", mais d’une valeur modeste.

Reste à étudier le cas du livre de Jacques Besson, qui, là encore, se démarque par une certaine originalité de traitement. Première remarque, c’est l’édition latine de 1578 qui est indiquée chez les deux bibliographes. Il est vrai que c’est l’une des plus répandues, mais l’édition française de la même année, et les éditions ultérieures le sont aussi4

. Sans doute les bibliographes mentionnent-ils cette édition comme une édition de référence, ce qui expliquerait l’absence de prix. Contrairement au livre de Veranzio, ce n’est pas le manque de disponibilité du Besson qui justifie l’absence de mention du prix, mais au contraire la multiplicité des éditions et la diversité des états des exemplaires, qui entraînent de grands écarts de prix d’une vente à l’autre.

Théâtres de machines dans les collections d’amateurs des XVII

e