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Se défendre contre les « envieux »

Nous l’avons vu, cette attaque de Besson envers ces inventeurs amateurs n’ayant pas de légitimité scientifique n’est pas restée sans représailles de la part de ceux qu’il appelle des « envieux »60. Besson n’est cependant pas le seul auteur de livre de machines à faire part de tels envieux, plusieurs en font mention, et la défense contre ces « Zoïles »61 comme les désigne Henning Grosse à la fin dans sa préface au quatrième tome est un leitmotiv des discours liminaires des théâtres de machines. À côté de ces « envieux », les savants empreints de culture scholastique critiquent aussi les auteurs de livres de machines. Selon Besson, ils jugent les machines « manqué[e]s et du tout incertaines, pour ce (disent-ilz) qu'elles combatent contre la commune nature des choses legeres et pesantes »62.

Pour faire face à ces critiques d’origines multiples, les auteurs répondent par deux stratégies complémentaires. La première consiste à instaurer une sorte de droit d’entrée, comme Besson l’explique dès la préface de son manuscrit :

« Que donc ceulx qui n’entendent telles loix et observations naturelles accompagnees d’arithmetique et geometrie en tel art se deportent pour leur honneur d’en faire profession entiere et les autres qui auront aquis quelque autre scavoir desistent de juger et mespriser le labeur d'autruy en cest endroit, au moins s'il leur plaist, jusques a ce que le temps, les effectz et le jugement de plus expers qu'eux en ayent rendu bonne approbation »63

Il s’agit de créer une classe particulière, définie par un certain niveau d’éducation à la fois aux mathématiques et aux problèmes matériels. Pour les auteurs, seuls ceux qui

59 Par « entrepreneur », il faut ici comprendre celui qui signe un contrat d’entreprise, c'est-à-dire la commande d’une production d’un objet ou d’un bâtiment. Sur ce point voir Serge BENOIT, « Les évolutions... », op. cit.. Voir aussi, pour l’évolution du mot tout au long de la période moderne : Hélène VERIN, Entrepreneurs, entreprise, op. cit. L’ouvrage a été réédité aux Classiques Garnier en 2012.

60 Voir infra « Le « moment Jacques Besson » : du traité savant au livre d’inventions, 1569-1578 », p. 33.

61 D’après le Trésor de la langue française informatisée, « Zoïle » désigne un « critique injuste, malveillant et envieux ». Il vient de Zoïlos, grammairien d’Alexandrie détracteur d’Homère. Ovide est le premier a l’utiliser comme synonyme de détracteur.

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Besson MS, préface.

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répondent à de telles conditions peuvent réaliser une critique constructive des inventions. C’est le sens du paragraphe que Jean Errard adresse « Au lecteur » dans son propre

Livre Premier. Il explique qu’il admettra ses erreurs si on les lui prouve par « raisons & démonstrations géométriques », n’autorisant à juger son œuvre que « les bons & non […] les indiscrets [des inventeurs qui copient] & desdisants [des savants qui critiquent : de dédire, désavouer] ». En bref, il s’agit d’instaurer un jugement par les pairs. Ces derniers ne se définissant non d’après leur activité, mais d’après leurs connaissances dans les principes de la conception mécanique. C’est, de façon implicite, ne reconnaître un droit de regard sur leurs œuvres qu’à ceux qui partagent la même conception de la mécanique, à la fois comme science de la pratique, et art supérieur64. En ce sens, non seulement les théâtres de machines définissent la place de la mécanique dans les connaissances et dans la société, mais ils se présentent aussi comme un outil de communication interne, permettant d’assurer la construction à la fois identitaire et sociale des ingénieurs.

La seconde stratégie est une stratégie d’évitement du conflit. Elle consiste à ne pas expliquer les inventions, voire à les cacher. Veranzio explique ainsi l’absence d’explications quant au fonctionnement de son projet de fontaines vénitiennes : « Mais pour autant qu’elle est au prejudice de plusieurs ainsi qu’on m’a donne à entendre, je retiendray en moy la chose par moy Inventee ». L’argument avancé ici est celui de se défendre d’une perception négative de l’innovation65

: ce qui est nouveau peut porter préjudice à des intérêts établis, et à l’ordre de la société. En un mot, la nouveauté est facteur de désordre. Afin d’éviter la critique, ou tout simplement parce qu’une telle invention est appelée à « demeurer en l’estat », Veranzio préfère le silence66

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Insistons sur un point : c’est sur conseil et non de son propre gré que se tait l’auteur. Or la même raison conduit Octave Strada, pourtant ardent critique du secret, à n’ajouter aucune explication aux dessins de son grand-père, suivant là « le conseil de quelques

64 Aujourd’hui encore, le terme même d’« ingénieur » recouvrant des réalités très diverses et des compétences très différentes, rappelle cette unité fondamentale dans la perception de la technique d’un point de vue médian entre théorie et pratique.

65 Hélène Vérin a bien montré que cette idée s’ancre dans l’ambivalence de l’ingegnum, à la fois aptitude extraordinaire et dangereuse, dans Hélène VERIN, La gloire des ingénieurs, op. cit.

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Fausto VERANZIO, Machinae Novae, op. cit.. Notons que cette problématique de la diffusion de l’innovation est une problématique centrale dans le livre de Veranzio. Celui-ci réalise par exemple deux planches sur l’avantage de la faux sur la faucille dans la moisson des céréales. La faux n’était alors utilisée que pour couper l’herbe.

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personnages entendus & expérimentés »67. Ainsi encore, Jacques Androuet du Cerceau avait conseillé à Jacques Besson de limiter le détail de ses explications68.

Deux explications peuvent être avancées pour justifier cet usage du secret, moins généralisé cependant que l’idée d’un jugement par les pairs. Il y a d’abord le fait qu’écrire sur les machines, c’est les faire passer dans l’art de la parole, c’est transgresser une organisation des connaissances. Un des enjeux de l’usage massif des images et d’un langage particulier est justement de limiter au maximum cette transgression pour la rendre acceptable, comme nous le verrons dans les chapitres suivants. La seconde explication est beaucoup plus prosaïque. Publier son invention avec toutes les explications nécessaires à son fonctionnement, c’est prendre le risque du plagiat par les « envieux » et les « indiscrets ».

Pour autant, l’usage du secret demeure limité, et pour cause, l’idée de découvrir, de dévoiler, de rendre clair ce qui était obscur, fait partie des missions de l’ingénieur. La première solution, d’instaurer une sorte de droit de regard limité à une communauté d’experts est de loin préférée par tous les auteurs. Reste alors à définir les modalités d’entrer dans cette communauté, et donc les codes qu’elle se donne.

67 La même année, l’édition allemande du livre de Strada, Künstliche Abriss, contient des explications assez détaillées. Le monde germanique est sans doute plus réceptif à une parole raisonnée sur les arts.

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Daniel REGNIER-ROUX, « Des livres et un recueil de dessins d’architecture dans la bibliothèque de Camille de Neufville de Villeroy », op. cit. et infra « Le Livre premier des instruments, un livre d’inventions courtisan », p. 37.

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Chapitre 6 : Mettre en place des codes communs

La mécanique tranche avec l’organisation des savoirs habituellement établie depuis le Moyen Âge. Les sciences, arts de la parole, étaient des arts libéraux, réservés aux nobles, clercs et à de plus en plus de bourgeois. La fabrication des objets, arts manuels, sont dits « mécaniques » et réservés aux métiers, qui sont respectés comme tels. L’idée d’une activité autonome de conception des objets (et des bâtiments) dessine un entre-deux, dont nous avons vu combien elle a nécessité, pour être légitimée, la mise en place de récits mythiques et la mise en avant des valeurs utilitaires dont elle est porteuse. Légitimé, le métier d’ingénieur n’en recouvre pas moins des réalités très disparates. Certains font carrière militaire, d’autre plutôt civile. Les uns portent une attention particulière aux ponts mobiles, d’autres aux automates. Certains vivent de commande en commande, quand d’autres s’attachent particulièrement à un prince, au service duquel ils demeurent une vie durant. Là-dessus, éditeurs et commentateurs, visant un objectif plus pédagogique, développent et rééditent les œuvres de plusieurs ingénieurs.

Bien que cette diversité n’ait pas empêché de mettre en place une argumentation relativement unifiée pour défendre l’intérêt d’une activité dans la société, il restait à trouver les fondements d’un habitus commun. Il s’agit non plus de défendre le rôle social de l’ingénieur à l’extérieur, de projeter une image conforme aux attentes de la société, mais de définir les règles internes à la communauté, de construire une identité commune, de voir comment se perçoivent les ingénieurs entre eux. Les théâtres de machines sont au centre, à la fois témoins et acteurs, de cette définition, centrée principalement sur le sens de l’invention : l’ingénieur se pense d’abord inventeur. Il nous faut donc revenir à la fois sur le sens de l’invention à la Renaissance et sa traduction concrète pour les ingénieurs du temps. Il faut aussi étudier les conditions mises en place pour arbitrer les conflits que ne manquèrent pas de provoquer une certaine compétition dans l’invention.

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