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Le catalogue : un outil de compréhension

La publication hâtive du catalogue de l’exposition et l’insistance de Grolier de Servières sur la nécessité de développer les explications des machines de son grand-père laissent penser que l’utilité des modèles ne réside pas uniquement dans la fonction des machines proposées. Les catalogues semblent avoir en effet un rôle majeur dans l’utilité apportée au public. Picot commence d’ailleurs son catalogue par ces mots : « l’explication des machines et des forces mouvantes doit estre considérée, comme une affaire sérieuse, importante & très-utile au public ». Quant à Gaspard II, l’importance qu’il donne à cette « aile de parole écrite », pour reprendre l’expression d’Ambroise Bachot48

, est particulièrement visible dans son aveu d’expliquer les machines contre le souhait de son grand-père de « laisser deviner [les] personnes curieuses », et cela au nom de l’utilité que pourrait en tirer le public49.

Les catalogues, avec leurs explications, sont donc une part entière du dispositif des collections de modèles et de la justification de leur existence. Une pédagogie se fait alors jour qui comprend deux points principaux : le choix des machines et la rédaction de leurs explications. Or, nous le verrons, dans les deux cas, les théâtres de machines demeurent des références incontournables.

Le choix des machines présentées d’abord. Nous avons vu que Grolier comme Picot présente des inventions personnelles et donc relativement récentes, mais cela ne suffit pas, car il s’agit non seulement de satisfaire « toutes les personnes de quelque qualité qu’elles puissent être », mais aussi et surtout de tenir compte de la disparité des savoirs mécaniques acquis par le public, « la diversité des esprits » comme dit Picot50. C’est

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Ce calcul lui coûta beaucoup du fait de la mort de Colbert et de la disgrâce de son neveu le marquis de Blainville, commanditaire de l’exposition : Arthur BIREMBAUT, « L’exposition de modèles de machines à Paris, en 1683 », op. cit.

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« Dédicace à Jean-Louis de Nogaret » dans Ambroise BACHOT, Le Timon, Paris, 1587.

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Gaspard II Grolier DE SERVIERES, Recueil d’ouvrages curieux de mathématique et de mécanique; ou, Description du cabinet de Monsieur Grolier de Servière., op. cit.

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Jean-Baptiste [PICOT], Explication des modeles des machines et forces mouvantes que l’on expose à Paris dans la ruë de la Harpe, vis-à-vis Saint Cosme, op. cit.

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pourquoi l’exposition opte pour un panachage équilibré des types de machines51

, alternant, dans un but pédagogique, des machines « en usage & communes, pour servir d’exemples démonstratifs » avec d’autres « nouvelles et extraordinaires ». Les douze machines (sur 22) issues des théâtres de machines les plus connus en France (Besson, Ramelli, Caus, Strada et Böckler) constituent, avec une catapulte romaine, l’ensemble de la première catégorie. La seconde désigne principalement les inventions de Picot lui-même et une machine inventée par un certain M. Tarragon.

La tradition des théâtres de machines demeure donc, dans cette fin de siècle, une référence incontournable à toute présentation de machines, mais elle n’est pas exempte de critique pour autant :

« Les auteurs anciens & modernes ont proposé assez de belles Machines dans leurs écrits ; mais les premiers nous ayant laissé leurs idées par des desseins sans proportion, & les autres dérobant toujours quelque chose à la réalité de leurs Essais, on s’est attaché à bien interpréter les uns, & à bien examiner les autres. »52

La critique ne porte ici ni sur le plagiat, ni sur la pertinence scientifique, ni sur le fonctionnement de la machine53, mais sur le manque de proportions de dessins, et donc la difficulté à reproduire la machine sous forme de modèle. En fait, la logique renaissante de l’invention est toujours à l’œuvre. Devenus des « anciens »54

, les auteurs des théâtres de machines doivent être interprétés et fournissent donc une assise aux nouvelles inventions, la garantie d’un ingenium bien ordonné. La manœuvre est habile. En effet, en insistant sur la complexité de la tâche, sa résolution donne un certain prestige au présentateur de l’exposition, qui vient asseoir son autorité et augmente les possibilités de voir son invention reconnue. En un mot, les théâtres de machines agissent ici comme des autorités en matière de mécanique.

51 Un tiers de machines militaires, un tiers de tours, grues et meules, un tiers de machines à élever l’eau, auxquelles il faut rajouter un instrument de mesure des marrées. Ces machines sont pour les trois cinquièmes issues d’ouvrages anciens et, pour les deux cinquièmes, d’inventeurs vivants.

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« Préface » à Jean-Baptiste [PICOT], Explication des modeles des machines et forces mouvantes que l’on expose à Paris dans la ruë de la Harpe, vis-à-vis Saint Cosme, op. cit.

53 Il cependant probable que chaque machine ait fait l’objet d’une sélection selon le critère d’utilité tant mis en avant par l’auteur. Pour toutes les critiques qu’ont essuyés les théâtres de machines, voir Luisa DOLZA et Hélène VERIN, « Figurer la mécanique », op. cit..

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L’influence des théâtres de machines est aussi bien visible sur le mode d’explication choisi. Celui-ci ne tient pas d’un exposé général des principes de la mécanique, mais d’une description accompagnant les figures des machines présentées. Or la majorité du texte consiste en une description suivant le chemin cinématique. Un mode descriptif qui, partant du moteur et décrivant l’ensemble des transformations/transmissions du mouvement jusqu’à la partie instrumentale de la machine, a été popularisé par les théâtres de machines55, et que nous retrouvons avec toute sa vigueur dans la Description

du cabinet de M. Grolier de Servières de 1719 :

« Le courant de la rivière faisant tourner la grande rouë N au moïen des aîles ou obes qu’elle a à sa circonférence, les deux coudes L. M. de son axes se baissent & s’élèvent alternativement, & comme les cordes K. par lesquelles ils répondent au petit tambour G. sont entortillées en deux sens opposez, suivant que ces cordes se baissent ou s’élèvent ils font tourner l’arbre de différent sens, etc. »56

Les illustrations des catalogues témoignent cependant d’un souci d’épuration par rapport aux théâtres de machines antérieurs. Cela est déjà visible dans les images du catalogue de Servières où seuls sont représentés le bâti des machines et quelques éléments de décor nécessaires à la compréhension de la machine. Cependant, c’est sans doute Picot qui fait le choix le plus tranché dans ce domaine, en présentant des images qui ressemblent à des schémas en perspective, parfois si simplifiées qu’elles en deviennent fausses, comme ici la planche 12 représentant une machine inventée par Besson et sur laquelle la rampe MP ne repose pas sur le « limaçon »57 LFI comme il le devrait.

Cette épuration générale des images s’explique d’abord par l’aspect bien moins courtisan des catalogues par rapport aux théâtres de machines. La référence au modèle suspend aussi l’intérêt de placer la machine dans un contexte de fonctionnement. Objet d’exposition, le modèle est ce qui est décrit par le catalogue. C’est aussi et surtout un mouvement général qui vise à ne montrer que les parties nécessaires d’une machine,

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Voir « Chapitre 1 : Pourquoi publier un livre de machines ? (1569-1629) », note 66, p. 51.

56 Extrait de l’explication de la figure 50 de Gaspard II GROLLIER DE SERVIERES, Recueil d’ouvrages curieux de mathématique et de mécanique, ou Description du cabinet de Monsieur Grollier de Servière, Lyon, David Forey, 1719., p. 25.

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rejetant le reste comme inutile, voire gênant pour la bonne compréhension de la machine. Bref, l’aspect pédagogique a pris le pas sur l’aspect contextuel de l’image.

Figure 7 : « Pour élever l’Eau pour arrouser des Prairies & pour d’autres usages. Besson. Planche 12 de [Jean-Baptiste Picot], Explication des modeles des machines et

forces mouvantes que l’on expose à Paris (Paris, 1683) ; et planche 46 de Jacques

Besson, Theatrum instrumentorum et machinarum (Lyon [Genève], 1578

Cependant, si l’esthétique est différente, l’idée de stimulation de l’inventivité, dont nous verrons ce qu’elle doit aux théâtres de machines58

, garde ici toute sa valeur. En effet, au détour de ses explications, le catalogue de Picot invite le lecteur à adapter tel ou tel mécanisme : « les esprits ingénieux, en voyant [le modèle], pourront faire l’application du mouvement des pilons à quelqu’autre machine utile et moins ordinaire ». Les lecteurs peuvent donc, en suivant la description du modèle dans le catalogue, repérer et

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reproduire certains assemblages qui peuvent leur être utiles sur des machines de leur invention.