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La mécanique et l’Antiquité gréco-romaine : modèles et autorités

Plus souvent à côté que dans la continuité de ce récit biblique des origines, la grande majorité des auteurs fait donc référence à des personnages, savants, philosophes, dirigeants et ingénieurs de l’antiquité grecque, et, dans une moindre mesure, romaine. Ces modèles sont présents aussi bien dans les discours liminaires que sur les frontispices.

En premier lieu, ces discours ont pour objectif de donner aux inventeurs des ascendants prestigieux. Agostino Ramelli et Salomon de Caus, dans leur souci de réaliser une histoire cohérente et de rechercher les origines de la mécanique citent de nombreux ingénieurs. Ramelli cite ainsi de nombreux mathématiciens grecs, parmi lesquels Platon ou encore Pappus d’Alexandrie. Salomon de Caus semble bon connaisseur de l’école d’Alexandrie, et mentionne ainsi Ctésibius, Philon de Bizance et bien sûr Héron, représenté sur le frontispice des Raisons des forces mouvantes. Ce dernier a semble-t-il largement inspiré Salomon de Caus, notamment dans sa description des machines et fontaines pneumatiques et des jeux d’eau. Cette ascendance particulière que se donne l’ingénieur hydraulicien lui est cependant assez particulière, et est sans aucun doute liée à son goût pour les fontaines. Toutefois, il n’est pas le seul auteur à utiliser le principe des vases communicants, Besson (figure 51) et Ramelli (figure 184 et 185) par exemple, le font aussi.

De même, parmi les références antiques assez discrètes mais intéressantes, nous trouvons Dédale. Il est cité une première fois par Ambroise Bachot pour qualifier Ramelli, « vray Dedal architecte » à son dédicataire. L’auteur file la métaphore, qualifiant ses

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explications d’« aile de parole escripte », qu’il faut protéger au risque que « ceste faible ayle de Cire se fondroit tost, tant au Soleil des artistes esprits, que aux chauds bouillons des Mornes envieux, qui remordent tout ce qui n’est de leur boutique ». L’idée de rester dans un juste milieu est déjà présent dans ces discours. De la même façon, c’est la scène de la chute d’Icare qui est représenté dans un bandeau typographique au début des

Machinae Novae de Fausto Veranzio. Nous y voyons le Labyrinthe et la mer, ainsi que,

dans le ciel, un Dédale en majesté et Icare qui chute13. Inventeur, sculpteur et architecte, Dédale a en effet de quoi séduire les inventeurs. Mais en représentant le moment de la chute d’Icare, le bandeau rappelle visuellement à la fois la réussite de l’inventeur et la fragilité de l’invention devant ceux qui ne savent écouter celui qui sait s’en servir. Ces références au mythe de Dédale peuvent représenter à la fois la supériorité de l’ingénieur sur les autres métiers et ses limites face aux « artistes esprits ». Elles dessinent donc un entre deux.

Figure 13 : Bandeau typographique utilisé dans Fausto Veranzio, Machinae Novae (Venise, vers 1595)

Un autre architecte est aussi quelque fois cité : Vitruve, architecte romain du Ier siècle avant Jésus-Christ, « dont les escrits sont assez cogneus »14. À la Renaissance en effet, son influence est visible, même dans les cas où il n’est pas cité. Rappelons qu’au XVIe

siècle, les dix livres de son traité d’architecture ont été traduits en différentes langues et largement commentés15. C’est le dixième livre qui importe surtout aux inventeurs. Portant

13 Veranzio fait d’ailleurs preuve d’un certain pessimisme concernant la postérité de ses inventions. C’est une des raisons de la publication des Machinae Novae. Sur les questions de paternité, voir infra « Défendre la paternité de ses inventions », p. 224.

14

Préface à Salomon de CAUS, Les raisons des forces mouvantes, op. cit..

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Citons la traduction de Jean MARTIN (dir.), Architecture, ou art de bien bastir de Marcus Vitruve Pollion [...] mis de latin en françois, par Jean Martin, Genève, Jean de Tournes, 1618. en français, celles de Cesare CESARIANO (dir.), De architectura, op. cit. et Daniele BARBARO (dir.), Architettura di Vitruvio, op. cit. en italien, et celle de Gualtherus H.

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sur les machines, il donne parfois lieu à des développements sur la statique et l’effet du levier, et surtout, indique la provenance de plusieurs inventions. Salomon de Caus le cite abondamment, démontrant par là la profonde connaissance d’une œuvre qu’il avait projetée de traduire16. Vitruve est aussi représenté sur le frontispice des Desseins

artificieux de Jacob Strada17. Coiffé du bonnet des maître-artisans médiévaux, Vitruve y tient une règle, un compas et des dessins ou des plans sous le bras. Ce qui est signifié ici c’est la capacité de Vitruve à ordonner les choses, les savoirs, mais aussi les projets. Vitruve est celui pour qui l’architecture, art du projet par excellence, comprend la fabrication des machines. Pourtant, architecte il demeure, et face à lui sur le même frontispice est représenté le personnage auquel les différents auteurs font le plus référence : Archimède.

Archimède, s’il n’est pas considéré comme le père de la mécanique, est toujours présenté comme un des maillons les plus importants de la chaîne historique. Il est la personnalité grecque qui développe la mécanique, qui lui donne sinon les premiers, du moins les meilleurs écrits. Son traité sur les poids et les choses tombantes est sans doute son ouvrage le plus connu des ingénieurs18, comme en témoigne notamment sa représentation classique avec une balance romaine en main sur les frontispices de Strada et de Salomon de Caus19. Des sphères sous forme de bulles soufflées par des angelots représentés sur le frontispice des Raisons des forces mouvantes et sur le cinquième tome des Theatri Machinarum de Zeising font référence à un autre écrit célèbre : son traité sur les sphères. Cette posture savante particulièrement accentuée dans sa représentation sur le frontispice du Theatrum machinarum novum de Böckler, où, compas, équerre et livre à la main, il est placé au dessus d’un dessin géométrique sur le cercle et le losange, et sous un « Studium » placé au dessus de la colonne20.

RIVIUS (dir.), Vitruvii von der Architectur, op. cit., cité par Zeising, en allemand.

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Voir la notice sur La Perspective de Salomon de Caus par Jean-Pierre Le Goff sur « Architectura », op. cit.. Le manuscrit qui en témoigne est conservé à la bibliothèque de Valenciennes (ms 339 (327).

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Il est aussi représenté sur le frontispice du Machine de Giovanni Branca.

18

ARCHIMEDE et Pierre Traduction FORCADEL, Le Livre d’Archimède des pois qui aussi est dict des choses tombantes en l’humide, traduict et commenté par Pierre Forcadel de Bezies, Paris, France, Ch. Périer, 1565, 35 p.

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Le frontispice du TM1 de Zeising représente aussi une femme tenant la même balance romaine. Le frontispice de Besson représente sans doute aussi Archimède sur la gauche, voir Annexe 3 : « Extraits de théâtres de machines », p. VI.

20 Il s’oppose ici à un « Mechanicus » anonyme, placé sur une colonne en regard. Pour plus de détails, voir Annexe 3 : « Extraits de théâtres de machines », p. VI.

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Figure 14 : Frontispice de la première partie des Kunstliche Abriss de Jacob Strada (Francfort, 1617)

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Figure 15 : Frontispice des Raisons des forces mouvantes de S. de Caux (Francfort, 1615)

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Cependant, pour la plupart des auteurs, Archimède est présenté à la fois comme savant et comme praticien, un homme de l’entre deux, l’idéal d’un juste milieu entre théorie et pratique. Ainsi dans le frontispice de Strada où, coiffé du bonnet des artisans, il tient sa balance romaine et un imposant codex, montrant son activité livresque et savante. Cette ambiguïté se retrouve chez Salomon de Caus, qui le représente certes en toge, mais concentré sur sa balance et son travail.

Figure 16 : Recherche d’Errard sur le treuil d’Archimède. Figure 7 de J. Errard, Le premier livre des instruments mathématiques et mécaniques (Nancy, 1584). C’est que plus encore que les écrits de l’ingénieur syracusain, ce sont ses réalisations, racontées par les historiens antiques qui retiennent l’attention des auteurs. Il y a d’abord ses inventions, comme la vis d’Archimède, les engrenages, la poulie, ou la sphère armillaire, que quelques uns figurent sur leurs frontispices (Caus, Zeising), et parfois décrivent dans leur livre (Errard, Ramelli, Caus, Zeising). Mais, parmi ses réalisations, les plus célèbres sont celles qui sont liées à son poste d’ingénieur auprès du tyran Hiéron de Syracuse. Ses machines de guerre contre le romain Marcellus sont ainsi

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louées par Ramelli ou encore par Salomon de Caus. Plus encore, Archimède, par l’histoire de ses réalisations, donne aux inventeurs, et singulièrement à Jacques Besson et Jean Errard une occasion de faire valoir leur propre ingéniosité, cherchant à « retrouver » son treuil qui lui permit d’amener de terre en mer un bateau entier avec une seule main, ou sa grue pour soulever un navire. La référence à Archimède est si consensuelle et universelle, que Besson se contente de mentionner son nom pour faire taire toute critique de la mécanique : « par quoy il faudra necessairement selon leur opinion que tout ce qu’a fait Archimedes et plusieurs autres mathematiciens et architectes industrieux et dignes de grande louange et mémoire aura esté manqué »21.

Placée dans cette généalogie antique, et intégrée dans la cosmogonie chrétienne, la mécanique mise en récits permet aux auteurs de légitimer à la fois l’existence des ingénieurs et leur place dans la société. Il reste cependant à justifier leur activité, et cela se fait moins par le récit des origines que par une argumentation rationnelle, permettant aux auteurs de montrer combien ils répondent aux besoins de leur époque.