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D’autres livres d’inventions : Isacchi, Bachot

Sans que la filiation soit aussi évidente, d’autres livres d’inventions fleurissent à cette période. L’un des plus originaux est sans doute celui de l’italien Giovanni Battista Isacchi. Né, vers 1536 à Reggio d’Emilie48

, entre Parme et Modène, il est connu comme ingénieur, d’abord spécialisé dans la décoration de fêtes, et vraisemblablement dans les feux d’artifices49

. C’est un homme déjà expérimenté qui publie ses Inventioni en 1579 à Parme, chez Seth Viotto. Le livre, qui peut se réclamer de l’appui du duc de Savoie Emmanuel-Philibert, est dédié à son maître, Cornelio Bentivogli, lieutenant-général du duc de Ferrare Alphonse II d’Este, fils de la protectrice de Besson Renée de Ferrare. Peut-être celle-ci avait-elle envoyé un exemplaire du Livre premier à son fils et qu’Isacchi en a eu connaissance par ce biais ; d’autant qu’Alphonse II est le destinataire d’une seconde dédicace placée à la fin de l’ouvrage.

Comme le livre d’Errard, le livre d’Isacchi est moins prestigieux que le Besson : petit in-quarto, il présente des gravures sur bois assez grossières et non des gravures sur cuivre. L’ensemble comprend 53 images, auxquelles s’ajoute une « note d’autres inventions »50, qui liste une douzaine d’inventions que l’auteur se réserve pour imprimer à de nouvelles occasions. L’auteur espère sans doute entretenir ici une attente, tout en s’accordant la reconnaissance de l’invention de ces machines. La structure du livre est complètement différente de celle de Jacques Besson. En plus d’une dédicace générale à Bentivogli, Isacchi rédige une dédicace après chaque invention pour différents grands personnages italiens. De plus, chaque invention est décrite par un court paragraphe qui explique succinctement le fonctionnement de l’invention présentée. Difficile de définir ce que la forme littéraire des Inventioni doit à l’œuvre de Besson, et peut-être l’italien s’inspire-t-il aussi des manuscrits médiévaux, mais il est clair que ce type de catalogue d’inventions51

répondait à un besoin des ingénieurs, était nécessaire sinon pour trouver des commandes, au moins pour asseoir leur réputation. Ici, comme chez Jean Errard, cet appareil dédicatoire semble en effet avoir pour objectif de faire progresser l’auteur

48 Cette courte biographie est tirée d’une notice de l’agence Christie’s pour la vente d’un exemplaire des Inventioni, disponible à cette adresse : http://www.christies.com/lotfinder/lot/isacchi-giovanni-battista-1932474-details.aspx ?intObjectID=1932474 (consulté le 7 décembre 2012).

49 Son livre d’inventions contient notamment une brève explication de la fabrication de poudre, et il deviendra plus tard artilleur.

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Giovanni Battista ISACCHI, Inventioni, Parme, Seth Viotto, 1579. Texte original : « Nota d’altre inventioni »

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dans sa carrière. Pour Isacchi, cela a fonctionné : en 1596, il est nommé chef artilleur du duc de Ferrare.

Le Timon d’Ambroise Bachot obéit à cette même logique. Né vers 1540, Ambroise Bachot est d’une famille de peintres, graveurs et imprimeurs, auprès de laquelle il apprend sans doute le dessin. En 1571, il est au service du célèbre ingénieur Agostino Ramelli, et dessine pour lui. C’est ainsi que du dessin, il embrasse une carrière dans le génie militaire. Devenu capitaine, il publie le Timon en 1587, dans lequel il explique ouvertement être à la recherche d’un protecteur. Le livre est étonnant à plus d’un titre. Entièrement gravé sur cuivre, aucune partie n’est imprimée en caractères mobiles. Cela s’explique sans doute par une volonté d’autoédition, son frère Laurent, graveur qui vit avec lui à la maison de la croix-blanche rue de Seine, n’ayant sans doute qu’une presse à taille-douce et pas d’imprimerie à caractères mobiles52

.

Il est par ailleurs difficile de faire de cette œuvre un simple livre d’inventions. En effet, le livre est avant tout un traité de fortification53, comprenant des indications de dessin géométrique, d’arpentage et une vision du projet de défense fondée sur l’observation et l’occasion54

. Seules quelques inventions (19 en comptant les inventions militaires et l’instrument « la barque ») sont placées en fin d’ouvrage. Cependant, l’insistance de l’auteur sur la paternité de ses inventions, la syntaxe des très courtes légendes et surtout sa dédicace à Louis de Nogaret, conseiller du roi et grand chef militaire, qui reprend les même arguments des autres livres d’inventions permettent de le faire entrer dans cette tradition. L’objectif est toujours d’avancer dans sa carrière (vraisemblablement, son maître Ramelli venait de prendre sa retraite), promettant là encore une augmentation de son œuvre : « Jay esté conseillé par mon bon Génie de chercher a ce petit coup d’essay, avantcoureur d’autre chef d’œuvre ». En attendant, les explications étant plus que sommaires, l’auteur, malin, invite tout lecteur intéressé à venir quérir de nouvelles informations directement chez lui, où il pourra mettre en valeur tout son savoir.

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Les gravures sur cuivre, en creux, nécessite une très forte pression que les presses « Gutenberg » classiques ne permettent pas. Il faut donc recourir à une presse spécifique, dite à cylindre, qui permet une plus grande pression.

53 Voir la notice du Timon d’Ambroise Bachot, rédigée par Hélène Vérin dans « Architectura », op. cit.

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En cela, le livre de Bachot appelle plutôt le livre de Lorini publié en 1606 que les théâtres de machines. La principale différence réside justement dans la paternité des machines représentées.

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Tous ces livres d’inventions, aussi bien ceux de Besson et d’Errard que ceux d’Isacchi et de Bachot, obéissent à une logique de don / contre-don, bien expliqué par Natalie Zemon-Davis55. Les faveurs reçues par ces ingénieurs appelaient non seulement leur travail concret comme inventeur, mais l’écriture d’une œuvre qu’ils pouvaient remettre personnellement à leur protecteur. Les dédicaces d’Isacchi sont autant des contre-dons envers plusieurs de ses protecteurs antérieurs que des appels à de nouveaux mécènes. Le caractère presque confidentiel de la plupart des éditions et autoéditions accentue encore cet aspect personnel du contre-don.

Mais la plupart de ces livres sont aussi des dons qui appellent un contre-don, sous forme de titre, d’argent ou de commande à satisfaire. Tous en effet, de façon plus ou moins explicite, laissent entendre qu’il pourrait y avoir une suite à leur ouvrage. L’amélioration des explications, la description d’autres inventions, la rédaction d’autres traités sont autant de contre-don promis si les seigneurs daignent protéger les ingénieurs. Comme en Italie et en Allemagne dans le siècle précédent, les livres d’inventions sont au centre de la constitution d’un corps intermédiaire d’ingénieurs : ce sont les outils non d’un début de carrière (sinon quelle légitimité auraient-ils à écrire de tels ouvrages ?), mais d’une élévation au dessus de la condition d’officiers du génie subalternes ou d’inventeurs occasionnels, embauchés pour telle ou telle tâche.

Le livre de Salomon de Caus a été publié en 1615 pour des raisons similaires, et si les choses sont plus nuancées pour ceux d’Agostino Ramelli et de Joseph Boillot, ils obéissent à une même logique de don et contre-don. Tous ces ingénieurs ont cherché à présenter leur savoir et leurs inventions pour asseoir leur autorité et légitimer les faveurs passées ou à venir d’un roi de France : Henri III pour Ramelli, Henri IV pour Boillot, Louis XIII pour S. de Caus. Seulement le ton et la présentation changent, les arguments liés à l’auteur sont complétés par des arguments plus généraux de formation, et la présentation des machines se précise. La matrice de ce nouveau type de livres d’ingénieur est là encore l’ouvrage de Besson, ou plutôt ses premiers avatars genevois. C’est la naissance des théâtres de machines.

55

Natalie ZEMON DAVIS, Essai sur le don dans la France du XVIe siècle, traduit par Denis TRIERWEILER, Paris, Éd. du Seuil, 2003..

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En parallèle : l’émergence des théâtres de machines

(1578-1588)

L’expression de théâtre de machines est employée pour la première fois en 1578, lors de la première réédition de l’ouvrage de Besson. L’historiographie en attribue généralement la paternité à François Beroald. Les différentes éditions du livre ont un tel succès dans toute l’Europe que, sans être reprise dans d’autres titres, l’expression semble toutefois faire florès dès cette période et désigner de façon générique tout le corpus. Le fait qu’en 1607 l’éditeur padouan Pierre Bertelli édite un « Nouveau »

Théâtre de machines et édifices56 montre qu’il s’appuie sur un implicite partagé avec le lecteur averti : celui qu’il existe avant ce livre de « vieux » théâtres de machines. Afin de faciliter la lecture, nous proposons de distinguer, dans la suite de la thèse, les « livres d’inventions » (Besson 1572, Isacchi, Errard, Bachot) que constituent ces livres aux tirages modestes et autoédités par des ingénieurs, les premiers « théâtres de machines » (Besson 1578, Ramelli, Boillot) dont nous allons étudier la construction, les « nouveaux théâtres de machines » (Zonca, Caus, Veranzio, Strada, Branca), et ceux de la piste allemande (Zeising, Böckler, Leupold). L’expression généraliste « livres de machines » nous permettant d’englober l’ensemble du corpus sous un seul vocable.

Les premiers états du Theatrum instrumentorum et machinarum à

Genève

Revenons donc à l’histoire du livre de Jacques Besson. Plusieurs personnages entrent en scène. Il y a d’abord la veuve de Besson, Nicolarde Dognon, qui dispose du statut de bourgeoise de Genève et doit sans doute y être rentrée depuis Lausanne et y avoir retrouvé François Beroald. Ce dernier est au cœur du projet de réédition, et parvient à convaincre l’imprimeur Jean de Laon de fournir presse et matériel typographique et au « brasseur d’affaire » Claude Juge57 d’investir le capital de départ nécessaire à l’impression d’un premier tirage. Il semble que François Beroald ait eu comme ambition de réaliser le projet initial de Jacques Besson, mais n’ayant pas sa

56

Vittorio ZONCA, Novo teatro di machine et edificii per varie et sicure operationi, Padoue, Pietro Bertelli, 1607, 144 p.

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Claude Juge fut conseiller et receveur général du roi en lyonnais et diplomate au service de Nicolas de la Croix. Il se marie avec Anne Gabiano, sœur de deux imprimeurs lyonnais réfugiés à Genève. Il entre ainsi dans le milieu de la librairie. Nous devons l’expression de « brasseur d’affaire » à Hélène Vérin dans sa notice de l’édition de 1579 du Besson, disponible sur « Architectura », op. cit..

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science, il ne pu réaliser pleinement un ouvrage savant. D’autant moins que cet objectif se mêle à l’intérêt commercial des deux investisseurs. D’un aspect courtisan, le livre prend donc un aspect de vulgarisation, et c’est là le cœur de cette nouvelle forme littéraire des théâtres de machines.

Revenons sur le titre. L’historiographie récente rattache volontiers l’expression de « théâtre de machines » au sens que lui donne le philosophe italien Giulio Camillo dans

L’idea del Teatro : un théâtre mental, organisé et mnémotechnique58

. Il est fréquent d’ajouter à cette parenté, une accointance avec l’idée baroque et que nous pensons fréquente, d’un monde-théâtre, où chacun joue son rôle comme un acteur. L’époque est pourtant porteuse d’un autre sens littéraire du mot théâtre, plus général, et que Louis van Delft a bien su décrire59. Désignant un genre littéraire, le mot se réfère à un projet encyclopédique dont la matrice est le Theatrum vitae humanae de Theodor Zwinger, médecin et humaniste de Bâle, et dont François Beroald connaissait vraisemblablement l’œuvre. De nombreuses traditions dérivèrent de ce projet, à l’origine rhétorique : les théâtres de moral (recueil d’exempla), les théâtres du monde (atlas), ou les théâtres d’antiquités (recueil de bâtiments anciens à visiter). L’idée qui présidait à la réalisation de chacun de ces ouvrages n’était rien de plus que la monstration :

« De tels Théâtres exhibent, étalent, exposent, passent en revue, inventorient, détaillent, cataloguent. Ils ne cherchent pas, comme l’ars memoriae, à engrammer dans la mémoire. Très généralement, ils ne poursuivent pas d’autre but que de dénombrer, indexer, ordonner et donner à connaître. »60

Le lecteur devait avoir connaissance de cette partie mécanique de la connaissance humaine, et tel était l’objectif que se sont fixés les éditeurs genevois du Théâtre des

instruments de Jacques Besson. Pour cela, outre le changement de titre et la mise en

place d’un beau frontispice, le livre acquiert, en quelques éditions, de nouvelles caractéristiques.

Dès 1578 apparaît un autre changement important : la dédicace et la préface de Besson disparaissent au profit d’une nouvelle préface au lecteur rédigée par François

58 C’est notamment le point de vue développé dans Luisa DOLZA et Hélène VERIN (dirs.), Il Theatrum di Jacques Besson, op. cit..

59

VAN DELFT Louis, « L’idée de théâtre (XVIe -XVIIIe siècle) », Revue d’histoire littéraire de la France, 2001, vol. 101, no 5, pp. 1349‑1365..

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Beroald. L’humaniste efface d’un trait toute trace courtisane de la dédicace et de la préface de Besson, et rédige un éloge de l’ingénieur.

Les autres éditions de 1578 et celle de 1579 voient apparaître le second changement majeur, et de loin le plus important : la mise en place d’un commentaire sur chaque machine. Comme le titre de théâtre le laisse entendre, ces courts textes – un paragraphe pour chaque machine – visent à montrer les machines au lecteur, et ne sont là que pour compléter une image qui garde une place centrale : « tout ce qu’appartient à la figure de la présente Machine, nous est à mon advis clairement icy mis devant les yeux : toutesfois il me plaist encor de l’expliquer »61. L’image se suffirait parfois à elle-même, il s’agit cependant de retenir le regard sur la machine en proposant un texte descriptif, et volontairement redondant.

Pour décrire la machine, Beroald met en place un référentiel imprimé en arrière plan, qui lui permet de repérer dans l’espace les différentes pièces d’une machine et qui vient remplacer les lettres de références qui avaient été supprimées dans le passage du manuscrit à l’imprimé. Les légendes reprennent ensuite une grammaire assez similaire à celle que Besson utilisait dans son manuscrit. Les différentes parties de la machine sont mentionnées, bien que certaines, dites « vulgaires », c'est-à-dire censées être connues du lecteur, ne soient pas décrites en détail. En réalité, seules les pièces et mécanismes nouveaux, que le lecteur pourrait avoir des difficultés à comprendre, font l’objet d’une analyse particulièrement détaillée. Le commentateur insiste donc sur ce qui fait « mouvement », sur le point où réside l’invention, la trouvaille. Les inventions gagnent en intelligibilité et le livre connaît un certain succès.

Cependant sa mutation n’est pas tout à fait terminée. En 1582, Claude Juge, devant le succès des éditions de 1578, demande à Giulio Paschali, lettré réformé italien réfugié à Genève de traduire l’ouvrage en italien. Celui-ci, non content d’accepter, ajoute aux commentaires de Beroald ses propres « additions ». Elles viennent préciser des points laissés dans l’ombre par Beroald, notamment sur ces mécanismes « vulgaires ».

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Décalaration de Beroald à la 49e figure de Jacques BESSON, Théâtre des instrumens mathématiques et méchaniques de Jaques Besson,... avec l’interprétation des figures d’iceluy, par François Béroald., Lyon, B. Vincent, 1578.

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De plus, pour améliorer la lecture de l’ouvrage, Claude Juge modifie la mise en page. Les légendes latines des images sont cachées pour améliorer la cohérence des images. Les textes ne sont plus placés, sous forme de liste, au début de l’ouvrage, mais ils sont mis en vis-à-vis des images. Chaque double-page étant ainsi constituée d’une image et de ses trois légendes62, facilitant les allers-retours entre texte et image et la compréhension de la machine. Un modèle de mise en page repris, quelques années plus tard, par l’« Archimède de son temps »63

, Agostino Ramelli.