• Aucun résultat trouvé

La rencontre du jésuite et du fonctionnaire chinois

Johann Schreck, dit Terrenz ou Terrentius, aurait pu devenir un savant de renommée européenne. Cependant il est méconnu, car très tôt, il a préféré entrer dans la compagnie de Jésus. Après avoir accompagné Nicolas Trigault dans un tour d’Europe, visant à thésauriser soutiens, connaissances et livres, il part en Chine comme missionnaire. Wang Zheng, quant à lui, est un haut-fonctionnaire chinois, très intéressé par les mathématiques et les machines6. C’est entre 1624 et 1627, durant la période des trois ans de deuil qui suivent la mort de sa mère, et pendant laquelle il doit quitter ses fonctions, que Zheng se rapproche de la mission jésuite, d’abord chez lui, où il rencontre Nicolas Trigault et l’aide à réaliser un premier dictionnaire chinois utilisant la phonétique latine, puis à Pékin, où il se convertit sans doute au catholicisme. Attiré par certains des épisodes relatés dans le Zhi Fang Wai Ji (Liste des lieux hors de la juridiction du bureau

de géographie) du missionnaire Giulio Alenio7 (dont celui d’Archimède tirant un bateau de terre en mer8), il demande aux missionnaires chargés de la réforme du calendrier

5

Sur cet ouvrage, lire Samuel Y. Jr. EDGERTON, « The Renaissance Artist as Quantifier », in The Perception of pictures, New-York, Academic Press, 1980, . et Hélène VERIN et Georges METAILLE, « Ces étranges machines extrêmes occidentales (intervention) », in Les machines à la Renaissance : XLVIIIe Colloque International d’Etudes Humanistes, Actes non publié, 2005. Nous remercions les auteurs pour nous avoir permis d’avoir accès à leur manuscrit.

6

Pour une biographie plus détaillée des personnages, voir Annexe 2 : « Biographies des personnages », p. III.

7 Outre le livre d’Alenio, plusieurs autres livres avaient été traduits ou rédigés en chinois par les jésuites. Wang Zheng en donne une liste, dans laquelle nous trouvons beaucoup d’ouvrages de mathématiques (Clavius notamment), et un ouvrage sur une horloge à sonnerie automatique. Pour le détail, voir Hélène VERIN et Georges METAILLE, « Ces étranges machines... », op. cit.. L’article mentionne aussi une liste d’ouvrages chinois faisant déjà état de descriptions de machines.

8

« Préface » à Johann TERRENZ (SCHRECK) et Wang ZHENG, Yuan xi qi qi tu shuo lu zui (QQTS), Pékin, 1627. Le livre est traduit en anglais et disponible sur MAX PLANCK INSTITUT FÜR WISSENSCHAFTGESCHICHTE (MPWIG), Commentaries - China Project, http://content.mpiwg-berlin.mpg.de/chinaproject/show.html?sortflag=pagenum, consulté le 13 mai 2013. Les citations sont des traductions personnelles depuis la version anglaise. Le site ne donne pas la pagination.

59

comment découvrir ces machines. Ceux-ci lui proposent alors de consulter des livres, qui ne contenaient « pas moins d’un millier de machines de plus d’une centaine de sortes [représentées si finement qu’il pouvait] les regarder et les imaginer ». Cela nous montre le pouvoir d’attraction de ces livres de machines et confirme l’intérêt de la perspective pour aider à la représentation mentale des machines.

Très vite cependant, le préfet chinois est déçu de ne pas pouvoir lire les explications, écrites dans « la langue occidentale »9. Il demande alors à Johann Terrenz de lui traduire les explications. La réponse du jésuite, qui sait pourtant écrire le chinois, est assez inattendue et nous intéresse à plus d’un titre, car elle est à l’origine de sa collaboration avec Wang Zheng :

« Traduire n’est pas difficile, cependant, bien que cette connaissance appartienne, à première vue, à une technique ordinaire de l’art de la force, il faut apprendre les mathématiques, et après il est possible de faire la traduction. La raison en est qu’il faut des dimensions et des chiffres pour tous les mécanismes. Grâce aux dimensions, des mesures apparaissent, et grâce aux chiffres, le calcul s’améliore. Grâce aux mesures et au calcul, il y a la proportion. Grâce à la proportion, on peut savoir la raison de toutes choses. Ayant la raison, on peut établir la méthode [pour se] familiariser avec les images et les explications de ces machines. »10

Le programme de l’enseignement que Terrenz se propose de donner à Zheng est entièrement compris dans cette réponse, qu’il précise en donnant les titres de quelques livres de géométrie (dont Euclide) et d’arithmétique. La mixité de cette étude, à la fois pratique et théorique, peut surprendre pour un européen du XVIIe siècle, chez qui les rôles étaient très distincts. D’autant que, comme le rappellent Hélène Vérin et Georges Métaillé11, les savants, et plus particulièrement les jésuites, se trouvaient parmi les détracteurs des théâtres de machines, non seulement à cause des défauts reconnus aux théâtres de machines dès leur début (complexification inutile, impossibilité de la fabrique à partir des livres, ne rend pas compte scientifiquement des effets), mais aussi à cause du statut social des auteurs (ingénieurs praticiens écrivant en langue

9

Wang Zheng avait des rudiments de latin, mais les théâtres de machines sont écrits en langue vernaculaire, français, allemand et italien notamment.

10

« Préface » à Johann TERRENZ (SCHRECK) et Wang ZHENG, QQTS, op. cit. Texte original : “Translating is not difficult, however, although this knowledge belongs to a trivial technique in the art of force, at first surveying and mathematics must be learned, and then (the translation) could be done. The reason is that, (as to) the details of all the devices, there must be dimensions and numbers at first. Because of dimensions, measurement appeared, and because of numbers, calculation grew. Because of measurement and calculation, there was proportion. Because of proportion, thus (one) could know all the reason of things. Having got the reason, one could establish the method [in order to] be acquainted with the diagrams and explanations of these machines”

11

60

vernaculaire d’un côté, savants rédigeant en latin de l’autre). Faire précéder la traduction de la description des machines par un enseignement plus théorique est un moyen, pour Terrenz, de limiter les problèmes que posaient ces livres et pour Wang Zheng, d’être sûr d’avoir des connaissances certaines et fondées.

Cela n’explique pas pourquoi les jésuites ont fait l’effort d’importer les théâtres de machines, plutôt épais, et encourager Wang Zheng à les lire. Les théâtres de machines prêtés par les jésuites apparaissent après coup comme une sorte d’appât, un moyen d’attiser la curiosité du lecteur, avant de proposer différents cours, partant des fondamentaux de la géométrie et de l’algèbre pour parvenir à des principes théoriques. Dans le cas qui nous intéresse, cet enseignement a donné lieu à une publication particulière, d’esprit encyclopédique et qui contient dans le même volume les aspects théoriques de la mécanique et la présentation des machines. Il s’agit du Yuanzi Qiqi

Tushuo Luzui (QQTS), qu’on pourrait traduire par Meilleure sélection de dessins et

explications des merveilleuses machines de l’extrême-occident. Cette source précieuse

nous permet de mieux comprendre le type d’enseignement prodigué par Terrenz à Wang Zheng et de préciser la place qu’y tenaient des théâtres de machines.

Pour Terrenz, ce livre se conçoit comme l’aboutissement d’un enseignement de la science mécanique européenne aux chinois convertis. Pour Wang Zheng, l’objectif est certes la connaissance, mais aussi, comme pour les ingénieurs précédents, l’utilité. La différence principale est que nous voyons dans ce cas un administrateur demander un éclaircissement, et non un ingénieur proposer cet apprentissage à un souverain.

Or cette étude portant sur des considérations « matérielles » pose problème aussi bien en Chine qu’en Europe. Un des amis de Wang Zheng le met en garde sur ce que cette entreprise nuit à sa réputation, ne comprenant pas que le préfet mette autant d’énergie à rédiger un ouvrage pour des ouvriers : « Un homme d’honneur ne pense pas beaucoup de bien des outils. Pourquoi vous fatiguer à faire cela [ce livre] ? ». D’autant plus quand cela suppose une fréquentation abusive des occidentaux, que le chinois traite en maîtres, ce qui est insupportable à la culture chinoise12. Ce à quoi

12

« Préface » à Johann TERRENZ (SCHRECK) et Wang ZHENG, QQTS, op. cit. Texte original : “Now what you’ve recorded here is only such class as craftsmen’s skills. A man of honour doesn’t think highly of ustensils. Why exhaust yourself by doing this ? […] those persons (scholars of the west) are in a far desolate area ten of thousands of li away, and they are juste only scholars in the west remote place. Why are you particularly addicted to them like this ?”

61

Zheng répond qu’il espère que son travail sera bénéfique à la société et prépare le futur, et que pour atteindre ces objectifs peu importe la source du savoir13. Plus encore, il estime que les Chinois devraient s’intéresser de façon plus approfondie aux techniques dont ils usent quotidiennement, afin d’améliorer la prospérité du pays, citant à cet effet Confucius : « Préparez les choses pour une utilisation future et fabriquez des outils pour le bénéfice de tous. ». Se dessine ici une vision administrée de la technique, que ne renieraient pas certains européens. Il s’engage ensuite dans un vigoureux éloge des missionnaires catholiques, et de l’effort qu’ils font de mettre leur savoir à disposition des chinois, avant d’expliquer que si son choix s’est porté sur les machines, c’est avant tout parce que c’était le domaine qu’il comprenait le mieux, et qu’il est plus à même de certitudes.

Visiblement, le résultat reçut un meilleur accueil que ne le laissaient supposer les appréhensions de ses amis, puisque le livre est réédité en 1628, et préfacé par un certain Wu Weizhong, qui raconte sa rencontre avec Wang Zheng et son apprentissage à ses côtés. Cette seconde préface loue l’utilité du livre et des machines, meilleures et plus justes que celles issues d’auteurs chinois anciens14

.