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Le modèle : entre pédagogie et conception

Le rôle prépondérant des catalogues pose ici en creux la question de l’utilité des modèles. Question d’autant plus pressante que les critiques concernant la validité des modèles, remontant à Galilée, sont reprises par de nombreux savants tout au long du

XVIIe siècle59, auxquels les historiens souscrivent volontiers. Cette critique se comprend dans l’idée, dominante, que l’utilité des modèles vient de leur rôle pour des expérimentations en petit, sur le modèle de nos souffleries dans l’aviation. Ce n’est pourtant pas le point de vue de Picot, qui déploie une argumentation très favorable à l’usage des modèles en défendant et limitant leur utilité60

. Cette défense, à regarder l’enrichissement des collections de modèles de machines à partir de la fin du XVIIIe

siècle, semble porter ses fruits.

Tout l’argumentaire de Picot peut se résumer dans la phrase qu’il utilise dès le début de sa préface : « C’est une voye démonstrative, qui enseigne par la seule inspection & qui détermine par l’expérience réelle & effective. ». Démonstratif d’abord, le choix de Picot l’est en effet, au sens ancien du terme : « qui montre ». Il s’agit en effet d’abord de rendre sensible les machines, de permettre une observation complète des parties de la machine en mouvement. Et les promoteurs de l’exposition ne semblent pas lésiner sur les moyens : ils montrent des « modèles à six pieds d’hauteur de toutes les machines, & autres inventions […] construits de bois, de fer & de cuivre […] avec une échelle de proportion ». Six pieds de haut, c'est-à-dire environ 1 m 80, le tout avec divers matériaux ; ce ne sont pas là de petites maquettes. Il faut toutefois faire attention à cette remarque, car c’est le châssis des modèles sont tous placés dans un châssis qui mesure six pieds de haut. Les modèles sont en réalité proportionnés à une échelle variant de 1/4 à 1/8, ramenant, par exemple, le modèle de la machine de la figure ci-dessous à une taille d’environ deux pieds de longueur sur un de hauteur (64 x 32 cm). Par ailleurs, Picot note

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Hélène Vérin et Jacques Guillerme, « Formes et forces : résistance des matériaux » dans Jacques GUILLERME, Valérie NEGRE et Hélène VERIN, L’art du projet : histoire, technique et architecture, Wavre (Belgique), Mardaga, 2008.

60 Pour le cabinet des Grollier, les modèles sont un donné, un héritage issu du loisir d’un aïeul, il n’y a pas à défendre leur existence. Tel n’est pas le cas de l’exposition de 1683, qui doit défendre ses frais.

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souvent une disparité entre le châssis et certaines parties de la machine, comme ici : « Les proportions sont à l’égard du mouvement [c'est-à-dire les roues dentées] d’un à six, & à l’égard du bois du châssis mobile, d’un à huit pour la longueur seulement, & d’un à cinq pour les largeurs et époisseurs. » Un jeu qui s’explique sans doute par les contraintes de place (châssis plus petit) et la volonté de mettre en valeur le mécanisme principal, le « mouvement » (plus grand).

Figure 8 : « Moulin pour percer des tuyaux de bois, ou pour arrondir l’âme des canons nouvellement fabriquéz. Salomon de Caux », planche 3 de [Jean-Baptiste Picot],

Explication des modèles des machines et forces mouvantes (Paris, 1683)

L’aspect pédagogique des modèles « qui enseigne[nt] par la seule inspection » fait lui aussi l’objet d’une distinction entre les modèles anciens, choisis pour leur simplicité, et les machines nouvelles « si belles, si curieuses & si utiles » qu’elles sont « rangé[e]z les

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un[es] auprès les autres à une distance suffisante pour laisser aux mouvements la liberté d’agir ». Il s’agit bien évidemment de mettre en valeur les inventions de Picot, mais aussi de permettre la lisibilité des machines estimées les plus complexes. La pédagogie du modèle est toute entière tournée vers la monstration des mécanismes de transmission, ces « principes des forces mouvantes, lesquelles sont l’« âme de toutes les machines ». C’est donc par ce biais que Picot défend l’aspect le plus problématique de sa justification des modèles : le fait de considérer les modèles comme des « expérience[s] réelle[s] & effective[s] ». Picot ne nie pas « qu’il est possible qu’une machine fasse son effet en petit, & non pas lors qu’elle sera dans une grandeur plus considérable », et souscrit même à cette critique savante, en expliquant le différentiel de puissance nécessaire. Mais pour lui, le problème ne réside pas là, puisqu’en augmentant la force, on finit par obtenir l’effet escompté. Le principal est que le « principe », l’agencement de la machine, soit juste. D’ailleurs, Picot, pour faciliter la lecture du modèle remplace les roues à eau par des manivelles actionnées par les visiteurs. La critique est donc très précisément circonscrite et le modèle apparaît comme la concrétisation d’un projet dessiné en deux dimensions, une expérience réalisée afin de vérifier l’agencement des pièces.

Cet usage des modèles comme une sorte de complément plus lisible du dessin est sans doute majoritaire pendant la période. Ainsi, les académiciens limitaient de la même façon l’intérêt des modèles, mais sans le renier en bloc :

« enfin il semble qu'on ait pourvu à tous les inconvénients qui pouvaient se présenter dans un modèle mais il n'y a que l'expérience faite en grand qui puisse déterminer au juste sa force et la vitesse qu'elle peut avoir relativement aux fardeaux auxquels elle sera appliquée. Ce que nous pouvons seulement dire sur l'inspection du modèle c'est que la machine est très ingénieusement imaginée et qu'elle montre que l'auteur a beaucoup de connaissance des forces mouvantes. »61

Picot prend lui-même l’exemple de la machine de Marly, la plus grande machine hydraulique à élever l’eau de l’époque, pour asseoir son idée qu’un modèle peut être une preuve, tant que l’organisation des forces mouvantes n’est pas remise en cause. Il

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Archives de l’Académie royale des sciences (AADS), registre de séance (R) séance du 26 février 1729. Cité dans Bernard Delaunay, « La scientificité de la pensée technique chez François Russo », Bulletin de la SABIX, n°52, à paraître 2013.

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explique en effet que lorsqu’Arnold de Ville échoua à faire mouvoir son modèle à Saint-Maur, ce n’était « non pas par le défaut de son invention & de son intelligence, mais par le manquement de force, n’ayant pas assez d’eau pour donner le mouvement à la rouë ». L’expérience ayant réussi plus tard à Saint-Germain-en-Laye sur la Seine, le chantier fut lancé62 et le premier échec n’enleva rien ni à la gloire de de Ville, ni à la réussite de son invention. Le modèle peut donc agir comme preuve de l’ingenium de l’inventeur, et de là, comme aide à la conception, comme le laissent entendre les appels à adapter les mécanismes à d’autres machines.

Que ce soit concernant l’exposition ou les cabinets, la démarche de la collection spécialisée de modèles de machines est plus proche de celle d’un Veranzio (légitimer des inventions et un inventeur) que de celle des possesseurs de cabinets de curiosités, dans lesquels les machines non ludiques étaient finalement assez rares et tendaient à disparaître. L’ingenium du possesseur, la conception de la machine, priment sur la matérialité du modèle, et l’influence des théâtres de machines ne se cantonne pas à la façon de présenter les inventions, mais se développe au sein même de l’exercice de conception. Protégées par l’utilité affichée de la démarche, ces collections spécialisées non seulement ne sont pas menacées par les critiques qui visent les collectionneurs, mais y participent activement.

Le rôle pédagogique des modèles se développe ensuite pendant tout le XVIIIe siècle, accompagnant l’essor des collections d’instruments scientifiques63

, et reproduisant l’évolution qu’avaient déjà connus les théâtres de machines. Là encore, l’image du cabinet de Sébastien Le Clerc nous renseigne sur les liens entre ces glissements. Outre les objets disposés en désordre au premier plan64, les machines disposées en ordre sur les étagères témoignent d’une visée directement pédagogique. Il s’agit de machines simples et peu composées, exposant les différents principes de base de la statique : (1) la

62 Le catalogue de l’exposition rue de la Harpe est rédigé en 1683. Le chantier de la machine de Marly, commencé en 1681, ne sera achevé qu’en 1684.

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Un colloque a eu lieu récemment sur ce thème : Ana CARDOSO DE MATOS, Marie-Sophie CORCY, Christiane DEMEULENAERE-DOUYERE et Irina GOUZEVITCH (dirs.), Colloque « Cabinets de curiosités, collections techniques et musées d’arts et métiers : origines, mutations et usages, des Lumières à la Seconde Guerre mondiale » (actes non parus), CNAM, 2011.

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Parmi lesquels nous distinguons une roue à livre selon le modèle de Grolier en bas à gauche, et un dispositif d’optique ressemblant à celui de Besson en bas à droite. Voir notre analyse de ces deux objets : « Des topiques différenciées », p. 244 et suivantes.

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multiplication des poulies, (2) des leviers, et (3) des roues dentées ; (4) le calcul des leviers, (5) celui du plan incliné, (6) une vis d’Archimède, (7) des chèvres, (8) une manivelle à vis sans fin, et (9) un arbre à cames.

Figure 9 : Sébastien Le Clerc, Cabinet de l’artiste, 1711, Bibliothèque nationale de

France

Ce glissement vers une simplification des machines présentées dans l’idée de favoriser l’enseignement de la mécanique qui se développe influe sans aucun doute sur la lecture des références que sont devenus les premiers théâtres de machines. Leur rôle bascule alors vers un usage de plus en plus pédagogique, au moment où émergent des institutions de formations d’ingénieurs. Après leur aspect de collection et de modèle de l’invention, ce nouvel aspect d’un usage dans l’enseignement fait l’objet du dernier chapitre de cette partie.

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Chapitre 4 : Enseigner avec les théâtres de

machines

À la fin du XVIIe siècle, l’Europe savante connaît un renouvellement de l’intérêt pour la mécanique, et une certaine institutionnalisation de ces matières se fait jour. Si les recherches sur l’enseignement technique à l’époque moderne font rarement mention de cet intérêt pour la mécanique, c’est qu’il est voilé par certains intitulés. Peu de cours de machines ou de mécanique voient le jour avant le XIXe siècle, et les manuels sont rares. Cela explique que l’histoire de l’enseignement des mathématiques a trop peu souvent fait attention à ce qu’on appelle les « mathématiques mixtes », rarement détaillées dans les programmes.

Or, pour les mathématiciens et inventeurs du XVIIe siècle, les théâtres de machines sont des ouvrages de référence, et ce, jusqu’au Mexique1. D’ailleurs, cette notoriété conduit l’Académie royale des sciences à juger de la nouveauté d’une invention qui leur est présentée, en regardant si elle n’existe pas déjà dans le Ramelli ou le Besson : « nous n’avons pas trouvé que la machine fut nouvelle, étant dans le Ramelli »2

. Il est donc évident que si un enseignement de mécanique se fait jour, les théâtres de machines devraient y jouer un rôle.

Ainsi, en cherchant l’impact de ce corpus sur un enseignement de mécanique, notre démarche fut différente de celle de la plupart des chercheurs. Plutôt que de chercher les programmes et les cours dans les archives des congrégations religieuses ou des institutions dont relèvent les établissements de formation3, nous avons cherché dans les

1 Elias Trabulse, historien des sciences du Mexique, montre par ailleurs que l’édition espagnole du livre de Besson était aussi connue et utilisée par les mathématiciens, astronomes et ingénieurs du XVIIe siècle mexicain, de même que son livre sur le cosmolabe. Voir Elias Trabulse, Los origenes de la ciencia moderna en mexico (1630-1680), Fondo de cultura economica, 1994, p.148, 181 et une note p. 266.

2 Registre de séance de l’Académie royale des sciences du 28 août 1717 (disponible à la salle des archives de l’Académie des sciences, cité dans Bernard DELAUNAY, « L’émergence de la technologie... », op. cit.. La mention de Ramelli ou Besson renforce l’idée qu’en France, ces deux théâtres ont été de loin les plus connus et pratiqués.

3 Voir notamment, pour les très bons résultats qu’ont pu donner une telle recherche : Antonella ROMANO, La Contre-Réforme mathématique : constitution et diffusion d’une culture mathématique jésuite à la Renaissance, 1540-1640, Rome, Ecole française de Rome, 1999.

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collections des bibliothèques ayant hérité de ces établissements la présence de livres de mécaniques et de théâtres de machines. De là, soit par l’étude des exemplaires, soit par l’analyse des archives se rapportant à ces fonds de bibliothèque, nous avons cherché à comprendre les modes et le contexte d’acquisition des différents ouvrages, voire leur usage. Cette démarche favorise une approche externe de la question de l’enseignement mécanique, les précisions sur le contenu exact des cours étant trop minces. Il s’agit alors moins de redessiner le dispositif global d’enseignement de la mécanique tel qu’il se dessine au XVIIIe siècle, que de montrer comment les théâtres de machines s’insèrent dans cette organisation.

Deux exemples nous ont semblé particulièrement significatifs : le collège de la Trinité à Lyon ; et les bibliothèques des écoles d’ingénieurs d’État françaises (Polytechnique, Mines et Ponts). Pour tous ces établissements, l’enseignement des mathématiques fut un souci constant, et la présence de collections significatives de théâtres de machines nous permettent de témoigner de la longévité de la réception de ces ouvrages, y compris dans un contexte savant.