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Les critères principaux de la collection : curiosité et rareté

Dès avant l’imprimerie, la possession d’une bibliothèque privée était une affaire tant de goût que de prestige, et le livre était aussi bien collectionné pour son contenu que pour son aspect esthétique. En témoigne, parmi d’autres exemples, la célèbre collection du duc Jean 1er de Berry au début du XVe siècle. L’imprimerie augmente de façon significative le nombre de livres en circulation. La collection de livres s’en trouve renforcée et voit arriver de nouveaux collectionneurs, parmi lesquels nous pourrions citer Jean Grolier de Servières, « prince des bibliophiles » et grand amateur de reliures luxueuses du XVIe siècle, Mazarin au XVIIe siècle, et le lyonnais Pierre Adamoli au XVIIIe siècle23.

Les théâtres de machines, par la qualité et le nombre de belles mises en scènes qu’ils proposent, sont sans aucun doute des objets de choix pour ces amateurs de beaux-livres. Cependant, ne croyons pas que toute collection de livres s’appuie sur un goût esthétique. Au contraire oppose-t-on alors les bibliomanes aux bibliophiles. Le premier est un nom péjoratif qui désigne une personne atteinte de "bibliomanie" : « passion, fureur d’avoir des livres […] maladie de ce siècle » dit le Trévoux24

. Le bibliomane est celui qui ne cherche dans la collection que la collection, sans ordre et sans choix. Il est entièrement livré à ce qui est considéré comme une passion humaine déviante, qui ruine vainement son propriétaire. Le bibliophile, au contraire, est amateur de livres, et davantage pour le savoir qu’il contient que pour l’objet, il ne collectionne pas

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André BOUVARD, « Heinrich Schickhardt, « Liste de mes livres. 1631 » : l’inventaire autographe d’un architecte des ducs de Wurtemberg », Les cahiers de RECITS, 2008, no 6, pp. 31‑55.

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A.D. DENTING et J.T.C. DENTING-KUIJPERS (dirs.), The seventeenth-century Orange-Nassau library, by Anthony Smets in 1686, Utrecht, 1993. Voir les numéros 2409, 2416, 2456, 2724, 2417, 2437, 2438, 2503 du catalogue.

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La bibliothèque et les activités du lyonnais Pierre Adamoli ont été très largement étudiées dans la thèse de Yann Sordet, L’amour des livres au siècle des Lumières. Pierre Adamoli et ses collections, mémoires et documents de l’école des chartes, Paris, 2001.

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Article « bibliomanie » dans Dictionnaire universel françois et latin dit Dictionnaire de Trévoux, Nancy, Pierre Antoine, 1740. Disponible sur Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr/, consulté le 10 mai 2013.

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obligatoirement les livres comme le fait le bibliomane, il prend aussi plaisir à les consulter.

Cette distinction permet de cristalliser les nombreuses critiques que s’attirent plusieurs amateurs de livres. Dans un contexte intellectuel humaniste, le fait que certaines personnes s’intéressent davantage à l’aspect matériel du livre qu’au savoir qui y est inscrit, est vu comme une "manie" perverse, une transgression, qui, faisant du livre un objet de collection, le détourne de son "véritable" usage. Celles-ci se font plus acerbes encore au cours du XVIIe siècle, de façon concomitante à la réorganisation des cabinets de curiosités selon des critères plus "rationnels", au fur et à mesure que le nouvel esprit scientifique se développe.

Le premier manuel de bibliothéconomie, l’Avis pour dresser une bibliothèque de

Gabriel Naudé25, se fait ainsi l’écho de ces préoccupations. L’auteur y prône le développement de bibliothèques universelles et publiques, susceptibles de répondre aux besoins et désirs de nombreux lecteurs, et sa vie témoigne d’une volonté de détourner les bibliomanes de leur goût pour le faste. Il oppose à ceux « qui se persuadent (n’estimans les Livres qu’au prix qu’ils ont cousté) que l’on ne peut rien avoir de bon s’il n’est bien cher », une curiosité bien ordonnée. Celle-ci donne même son nom au premier chapitre de l’Avis : « On doit estre curieux de dresser des Bibliothèques & pourquoy ». Qu’entend-t-il exactement par « être curieux » ? La curiosité ne désigne déjà plus ici un objet, comme il le fait des "curiosités" de cabinets, mais une disposition de certains esprits, qui veulent apprendre, savoir davantage, connaître ce qui n’est pas connu. « Est curieux, nous dit le dictionnaire de l’académie26, qui a beaucoup d’envie & de soin d’apprendre, de voir, de posseder des choses nouvelles, rares, excelentes, etc. »27. La curiosité est une soif de connaissances, et c’est celle-ci qui doit guider le véritable bibliophile humaniste, à « la recherche des bons livres, & de ce qui est le plus

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Gabriel NAUDE, Advis pour dresser une bibliothèque présenté à Mgr. le Président de Mesme, Paris, Targa, 1627. Gabriel Naudé (1600-1653) entre au service du président de Paris Henri de Mesme, comme bibliothécaire de son imposante bibliothèque, lors de ses études de médecine. Sa renommée en tant que bibliothécaire l’amena à entrer au service de Richelieu, puis de Mazarin, portant cette dernière bibliothèque à 40 000 volumes et lui donnant le prestige qu’elle a toujours aujourd’hui.

26 Dictionnaire de l’académie française - 1ère édition, Paris, Coignard, 1694. Disponible sur « CNRTL », op. cit.

27 Cette définition est en fait assez récente. En effet, dérivé de cura, le mot latin curiosus désigne quelqu’un qui prend soin de quelqu’un ou quelque chose. Au Moyen-âge, de soin, le mot curieux en vient à désigner un intérêt pour quelque chose. L’aspect de possession de l’adjectif apparaît au XVIe siècle et suppose une possession particulièrement attentive. Le changement de définition qui s’opère au XVIIe

siècle annonce le développement, au siècle suivant de la curiosité scientifique.

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curieux dans chacune des [bibliothèques des gens avisés] »28. Des bons livres, c'est-à-dire ceux des auteurs reconnus, si possible commentés. Des livres curieux, « c’est-à dire rares, ou contenant bien des choses singulières que peu d’hommes sçavent » nous précise le dictionnaire de Trévoux au début du XVIIIe siècle29.

Nous le voyons dans ces définitions, l’adjectif « rare » revient aussi souvent que celui de curieux, mais il est bien plus ambigu quant à son rapport au savoir, et introduit dans la bibliophilie bien réglée les penchants de la bibliomanie. Appliqué aux livres, l’adjectif se développe surtout au XVIIIe, dans un contexte d’essor de la bibliomanie. Non que celle-ci ne cesse d’être critiquée, mais nous observons une multiplication des bibliothèques privées, même de petite importance, et surtout l’organisation d’un marché du livre d’occasion et du livre "rare". La rareté d’un livre tel qu’on l’entend alors ne désigne pas uniquement ce qui est difficile à trouver, car n’étant disponible qu’en peu d’exemplaire, nous explique Yann Sordet après avoir disséqué son usage sous la plume de Pierre Adamoli30. Au XVIIIe siècle, le sens est plus large, et désigne tout ce qui est singulier. Cela peut concerner des qualités intrinsèques au livre, comme la description et/ou le commentaire d’œuvres très singulières, ou vainement recherchées dans d’autres livres, ou encore comme l’usage d’une police soignée ou d’ornements singuliers, dans telle édition particulière ; cela peut aussi, et surtout, désigner des qualités externes au livre, liées à l’objet : sa reliure, une signature ou un ex-libris particulier, bref, les marques de son histoire, qui en font un objet singulier. La rareté possède donc différents degrés, du livre « peu commun » au livre « très rare », et c’est cette rareté qui, aux yeux d’un bibliophile, fait la véritable valeur d’un livre.

Curiosité et rareté sont les deux critères de sélection des amateurs de livres, et ont le caractère de la singularité en commun, singularité immatérielle (sens, style) pour l’un, matérielle (typographie, reliure) pour l’autre31

. Or, comme nous le disions plus haut, le XVIIIe siècle voit le véritable essor de la bibliomanie, et la fin du siècle ne tarde pas à voir apparaître plusieurs manuels à destination de ce nouveau public d’amateur.

28 Naudé ne cite aucun auteur "technique", ni aucun titre de littérature sur les arts, qu’il semble largement ignorer, au contraire des sciences : Galillée, oui, Agricola, non.

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Article « curieux » dans Dictionnaire de Trévoux, op. cit.

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Yann SORDET, Pierre Adamoli et ses collections : l’amour des livres au siècle des Lumières, coll. « Mémoires et documents de l’Ecole des chartes », n˚ 60, 2001.

31 L’opposition fond/forme ne peut être utilisée ici. Dans notre société contemporaine, qui tend à évacuer le matériel de sa pensée, le fond désigne le sens et la forme le style, rien ne désignant le support matériel.

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