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Des nobles amateurs : Veranzio et Strada

Une autre nouveauté vient de l’émergence de nouveaux auteurs, qui ne sont pas ingénieurs de métier. Les motivations ne sont plus liées à un objectif de carrière, mais se diversifient. Première d’entre elle, la gloire, légitimement affirmée. Edgar Zilsel a bien montré comment, à la Renaissance, la caste des « glorificateurs humanistes », d’abord portée sur la rhétorique et le patriotisme, intègre à son discours l’idéal utilitaire, venu de ces artistes, ingénieurs et architectes soucieux de s’élever socialement. Cela pousse certains lettrés à mettre en évidence leurs propres inventions, dans une logique mémorielle et glorificatrice propre à cette classe sociale, mais absente des préoccupations des ingénieurs.

Ainsi les Machinae Novae de Fausto Veranzio, publié à Venise, sans doute vers 161579. De son vrai nom Faust Vrančič (prononcer « Vrannchich » : v ʁ a n ʃ i ʃ ), l’auteur est né en 1551 à Sébenico, sur la côte dalmate, alors dans la dépendance de la république de Venise. Il est le neveu d’Antun Vrančič, cardinal et célèbre diplomate80

. Suivant la tradition familiale, Veranzio choisit une carrière ecclésiastique qui l’amena à travailler dans la Prague de Rodolphe II, celle de Tycho Brahé et de Kepler, avant de se

79 Le livre n’est pas daté. Beaucoup d’auteurs pensent qu’une première édition aurait été réalisée en 1595. Nous pensons que la première édition date en réalité de 1615 ou 1617, suivant ici l’introduction à Umberto FORTI, Machinae Novae (fac-simile), Milan, Ferro edizioni, 1968.

80 Antun Vrančič a travaillé comme ambassadeur de Jean 1er

de Hongrie, puis pour les empereurs Ferdinand 1er et Maximilien II pour traiter avec les turcs, il est créé cardinal peu avant de mourir en 1573.

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retirer, vers le milieu de la décennie 1590 dans un monastère du Nord de l’Italie. Amateur d’architecture, de mécanique, d’histoire81

et de langues82, il a sans aucun doute eu accès à plusieurs théâtres de machines et peut-être à quelques dessins de Léonard de Vinci. Toujours est-il qu’il publie à Venise, à ses propres frais et en très peu d’exemplaires, un livre d’inventions, connu sous le nom de Machinae Novae et traduit en plusieurs langues par ses soins. À première vue, tout montre qu’il ressemble aux autres théâtres de machines : des gravures, présentées en série et accompagnées de brèves explications en langue vernaculaire sur le fonctionnement et parfois la construction de la machine.

Pourtant, le contenu du livre interroge. Toute rhétorique de légitimation des ingénieurs est absente. Aux habituels moulins sont mêlés un plan de dérivation du Tibre, plusieurs élévations de bâtiments, la représentation de techniques agricoles non machiniques, et le dessin de plusieurs ponts suspendus83 et autres inventions originales comme un parachute ou une presse d’imprimerie fonctionnant avec un rouleau. Bref, comparé aux autres théâtres de machines, le livre de Veranzio déroute par l’originalité de ses choix et la sobriété de l’argumentation.

Le court texte introductif nous aide cependant à y voir plus clair. L’objectif annoncé diffère en effet de celui des anciens livres d’inventions et nouveaux théâtres de machines : il ne s’agit plus de faire valoir son ingenium auprès d’un prince, ni même de défendre l’intérêt de la mécanique en général, ni de faire œuvre de pédagogie envers princes et artisans, mais bien de faire mémoire du génie individuel. Le but de l’inventeur amateur, quand il rédige un « catalogue », est la postérité de son nom. Rien d’étonnant : c’est après tout une façon de penser habituelle de la noblesse que de conserver et apporter sa contribution à la réputation d’un nom et d’une famille. Il s’adresse donc à ceux qui ont l’art mécanique « en quelque estime » afin « qu'ils mettent en avant les meilleures, & plus promptes en main, & qu'on en ait mémoire à l'avenir »84.

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Il est connu pour avoir écrit une des premières histoires de la Dalmatie.

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Il a publié un dictionnaire en cinq langues, devenue une référence chez les humanistes : Fausto VERANZIO, Dictionarivm qvinqve nobilissimarvm Evropæ lingvarvm, latinæ, italicæ, germanicæ, dalmatiæ, Venise, Nicolas Morretum, 1595.

83 Les seuls ponts représentés jusqu’alors dans le corpus sont des ponts militaires, mobiles.

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Une même logique glorificatrice soutient l’histoire de l’achat, de la diffusion et de la publication des Dessins artificieux de Jacques Strada de Rosberg85. Jacques Strada était un marchand d’art et un antiquaire réputé, connu pour son activité de numismate et d’éditeur. Lors d’un séjour à Lyon, il achète à l’architecte Sébastien Serlio une série de dessins de machines86, dont il projetait de faire un livre d’après son petit-fils Octave II (le jeune) Strada. En réalité, c’est son fils, Octave I (l’aîné), avec qui Jacques était en froid, qui prépare l’ouvrage avec des dessins manuscrits commandés. Pour Octave II le jeune, la publication imprimée de ces dessins permet non seulement d’asseoir sa réputation d’ingénieur hydraulicien, mais aussi et surtout d’asseoir la réputation de sa famille, selon la logique développée par Zilsel d’addition des arguments glorificateurs nouveaux aux anciens87. La poursuite de cette politique mémorielle par le petit-fils conduit celui-ci à faire graver quelques uns de ces 300 dessins et à en donner une édition imprimée en 1617, suivie d’une seconde partie en 1618.

Chacun des deux tomes, qui ne totalisent que la moitié des 300 dessins, est publié en allemand et en français, avec de grosses différences d’un texte à l’autre. Dans l’édition française, préface et dédicace, qui reprennent des arguments propres à tous les théâtres de machines, précèdent la série des gravures, publiées sans aucune explication, car « les projets & dessins étant si clairs, que de premier abord ils y trouveront le commencement, progrès & effet de chacune machine ». Dans les éditions allemandes en revanche, nous ne trouvons aucune pièce liminaire, mais de « courtes descriptions ». Une seconde édition allemande paraît en 1629.

Cette différence s’explique par les différences de tradition des livres de machines. Le modèle largement diffusé en français est celui des livres d’inventions, peu théoriques et aux légendes courtes. En revanche, les éditions allemandes de Ramelli ou de Besson sont accompagnées de légendes plus détaillées. Ces choix témoignent de l’influence de la forme éditoriale des théâtres de machines sur toute publication

314 p.

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Nous renvoyons à la biographie dressée dans Luisa DOLZA, « Jacopo Strada : collezionismo e macchine tra Riforma e Controriforma », Mélanges de l’école française de Rome. Italie et Méditerranée, 2002, vol. 114, no

2, pp. 493‑512.

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Sylvie Deswarte-Rosa (éd.), Sebastiano Serlio à Lyon, Architecture et imprimerie, Le Traité d’Architecture de Sebastiano Serlio, une grande entreprise éditoriale au XVIe siècle, actes du colloque de Lyon de décembre 1998, Lyon, Mémoire active, 2004. Nous verrons dans la troisième partie le sens de ces dessins pour Serlio.

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Sur ce point, voir notamment Vittorio MARCHIS et Louisa DOLZA, L’album fiorentino dei « Diegni artificiali » raccolti da Jacopo et Ottavio Strada, Rome, ENEL, 2002.

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ultérieure de gravures d’inventions mécaniques : publiés dans une logique mémorielle et glorificatrice bien différente de celle des ingénieurs, les Dessins artificieux ont trouvé dans les théâtres de machines une forme littéraire idéale pour être diffuser.