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Une pensée technologique ?

Le livre proprement dit est organisé en trois parties, une introduction, une partie théorique et une recension de 53 machines. L’introduction consiste en un discours qui donne les bases philosophiques et l’organisation des connaissances, telles que Terrenz les conçoit, mais rédigées par Wang Zheng15. La nécessité pour l’européen de se faire comprendre d’un homme n’ayant pas la même culture l’oblige non seulement à traduire, à adapter son langage à la pensée chinoise, mais aussi à mettre au jour ses présupposés, nous livrant ici la façon dont un grand savant européen pouvait concevoir

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Ibid. Texte original : “I replied to it: “As to learning, (I) don’t mind whether it is profound or shallow, but always expect it to benefit society; as for a person, I don’t care whether he is a Chinese or a westerner but always hope that he is not against Heaven. What is recorded here belongs to trivial techniques, but they actually benefit people’s daily use and the urgent need of nation’s prosperity. If we look down on them by holding the excuse of not thinking highly of utensils, then why did Ni Fu (Confucius) always remember Zhou Yi, which said: ‘Prepare things for future use and make utensils to benefit all people.’".

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H. Vérin et G. Métailié rappellent ici les études de Catherine Jami sur le mouvement des études concrètes qui se fait jour en Chine, en réaction « aux courants intuitionnistes ». Wang Zheng participe de ce mouvement, qui s’appuie sur les mathématiques occidentales, dans la recherche de bases certaines prouvant l’efficacité des techniques.

15 « Titre de l’introduction » dans Johann TERRENZ (SCHRECK) et Wang ZHENG, QQTS, op. cit. Texte original : “chapter one of Yuanxi Qiqi Tushuo Luzui, interpreted by Johann (Schreck) Terrenz, a Jesuit missionary from the West. Expressed in Chinese and drawn by Wang Zheng, a catholic scholar from Guangxi.”

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un enseignement de mécanique. Elle est divisée en deux parties, l’une expliquant les qualités, les caractéristiques internes de la mécanique, l’autre ses vertus, ses bénéfices externes.

La première partie commence ainsi par des définitions a priori, selon une méthode sans doute empruntée à Euclide. Ainsi, l’art de la force (« Li Yi » : la mécanique) est défini comme « la science des poids » (« zhong xue »). « Force » étant ici synonyme d’énergie, divisée en énergie humaine, animale (chevaux), hydraulique, ou éolienne ; et l’« art » désignant les méthodes et les machines permettant d’utiliser ou de fournir de l’énergie. Enfin, la science des poids consiste à réduire les mouvements à l’élévation d’un poids. Nous voyons déjà poindre dans ces quelques définitions la place que prend la statique dans un enseignement de mécanique du début du XVIIe siècle.

La suite du texte nous donne d’ailleurs un premier aperçu de la pédagogie de l’ouvrage16. Une première distinction est faite entre l’intérieur, l’esprit comme lieu de la compréhension, et l’extérieur, les livres et les figures (« diagrams »), lieu de la mémoire, où est enregistré le savoir des anciens. Trois approches complémentaires sont ensuite citées pour parvenir à comprendre et retenir les choses dont il est question. Les deux premières, la transmission par un maître et l’étude des modèles (« patterns »), relèvent d’un enseignement classique, dérivé de la scholastique aristotélicienne pratiquée en Europe, à ceci près que l’objectif est directement matériel et productif. Il s’agit, selon les mots de l’auteur, d’apprendre à savoir comment faire (selon l’enseignement du maître), en s’appuyant sur des exemples, des « fondements » (les modèles). Or, ce « faire » nécessite une habilité que seule la troisième approche, sur laquelle l’auteur insiste d’ailleurs particulièrement, permet. Il s’agit d’« observer plus, penser plus et faire plus »17. Dit autrement, il s’agit de compléter la théorie par une pratique de l’invention, seule garante du développement d’une « habilité » (« skillfulness ») et d’une familiarité avec les machines.

16 Il est difficile ici de faire la part entre l’apport de Terrenz et celui de Wang Zheng.

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« Introduction » dans Johann TERRENZ (SCHRECK) et Wang ZHENG, QQTS, op. cit. Texte original : “the natural place of this learning locates inwardly. The methods by which the ancients had already made implements were recorded in diagrams and in books, which are lodging places of this learning. Therefore they are named exteriority. Its attainments rest with three approaches: firstly, through the master’s impartation; secondly, through patterns; thirdly, through watching more, thinking more and doing more.”

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Ces trois approches ont plusieurs « fonctions », plusieurs objectifs, que hiérarchisent les auteurs : « Cela a quatre fonctions. La première est la raison des choses, la seconde est la pesée et la mesure, la troisième est le mouvement, la quatrième est la maîtrise d’une chose. »18. Qu’entendent les auteurs par « raison des choses ? Comparée aux racines d’un arbre, à partir desquelles tout peut se comprendre et se déduire, cette raison ne semble être ni plus ni moins que ce que les mécaniciens européens appellent les « principes », les lois qui régissent la mécanique. Quant au terme de « mouvement », il désigne en fait la fonction de la machine, le mouvement utile. En ce sens, il répond à un besoin, et fait donc partie du choix19. La réponse à ce besoin justifie la production de biens, production qui justifie l’apprentissage de l’art de la force ou science des poids (statique). Enfin, Zheng explique que maîtriser une chose suppose de tenir ensemble les trois objectifs précédents, et de ne pas les étudier séparément. Ainsi, la pesée et la mesure, c'est-à-dire l’examen matériel, permet, avec la compréhension des principes et la connaissance des fonctions mécaniques, de choisir la méthode à adopter, la machine à utiliser.

Principes, mesures, cinématique, appris par l’enseignement oral, l’étude de l’écrit et la pratique, nous voyons ici se dessiner les premiers linéaments d’une pédagogie similaire à celle que nous trouvons chez Leupold un siècle plus tard20. La division de la suite du livre en deux parties, l’une plutôt théorique, et l’autre consistant dans la description de plusieurs machines rappelle d’ailleurs l’organisation générale des Theatri

Machinarum de Leupold, ou avant lui, de ceux d’Heinrich Zeising.

L’introduction se poursuit en mettant en évidence cinq facteurs qui ont permis de transmettre et de faire progresser le savoir mécanique : la transmission depuis un « primogéniteur », les contrariétés naturelles qui poussent les hommes à s’équiper, l’observation des choses et leur contact qui suscite des idées par analogie, la compréhension occasionnelle, nous pourrions dire fulgurante, dont l’exemple cité est celui d’Archimède dans son bain21

, et enfin une réflexion approfondie sur un point.

18 Ibid. Texte original : “It has four functions. The first is the reason of things, the second is weighing and measuring, the third is movement, the forth is the mastery of a thing.”

19 H. Vérin et G. Métailié montrent bien comment le QQTS explicite les utilités en triant les machines selon l’énergie et les machines simples utilisées, les capacités des machines et leurs avantages. Force est de constater que tout ne se ramène pas encore à l’idée d’améliorer le rendement, d’« obtenir plus d’effet avec moins de force ».

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Voir infra « Chapitre 10 : Une pédagogie technologique, éléments généraux », p. 352.

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Connaissance de l’ancien, réponse aux contrariétés, analogie et idée émergente : c’est une définition de l’ingenium que propose ici le savant ; un ingenium complété et normé en dernier ressort par la nécessité d’une réflexion approfondie.

Arrêtons-nous ici sur le premier de ces facteurs, intéressant en ce qu’il reprend l’idée d’une chronologie de la transmission du savoir depuis Adam, en passant par Archimède (« Yaximode »). À la fin de la transmission, Terrenz et Zheng font référence à des personnes qui « de nos jours […] peuvent mieux comprendre les raisons des différentes machines », Vitruve (« Wei Duo ») et Simon Stevin (« Xi Men ») ; puis à d’autres qui « dessinent et impriment les figures », Agricola (« Geng tian ») et Ramelli « Lamoli »22.

La fin du texte revient sur plusieurs distinctions : matériaux bruts/ composition des machines, quantité/poids/extension. De là sont justifiés d’une part l’utilité des modèles et des connaissances théoriques : « lois de la nature », auxquelles appartient l’art de la force ; et d’autre part la complémentarité nécessaire entre cet art et la science des poids (la statique), qui seul permet les effets extraordinaires sur lesquels s’étend l’auteur, et qui sont l’objet de la seconde partie de l’introduction.