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Les raisons de l’adoption d’un système fédéral en Irak

Dans le document Université Panthéon-Assas (Page 93-99)

Première partie : Vers un régime fédéral en Irak

1.2. Chapitre 2 : L’adoption du régime fédéral dans la Constitution permanente de 2005

1.2.1. Section 1 : Le contexte de l’adoption du régime fédéral en Irak

1.2.1.2. Les raisons de l’adoption d’un système fédéral en Irak

De nombreux facteurs peuvent motiver l’adoption d’un système fédéral, et c’est souvent une combinaison complexe de plusieurs d’entre eux qui est à l’origine des États fédéraux. La diversité d’une société sur les plans ethnique, racial, culturel ou religieux, les avantages économiques et financiers à faciliter un cumul ou un partage des richesses, des conditions géographiques particulières, qu’elles soient naturelles – la vastitude d’un territoire, sa séparation en zones physiques distinctes – ou liées à l’histoire du pays, les alliances stratégiques ou militaires, sont autant de raisons possibles pouvant militer en faveur du fédéralisme. L’Irak cumule certainement plusieurs de ces facteurs, ce qui a conduit les constituants de 2005 à considérer le système fédéral comme la meilleure solution après la chute de Saddam Hussein. Sans préjuger de la validité de ce choix, et avant d’analyser les obstacles qu’il risque de rencontrer et les conditions qui seront nécessaires à sa réussite, intéressons-nous d’abord aux raisons qui l’ont motivé.

1.2.1.2.1. Les raisons d’ordre social : pluralité ethnique, linguistique, et religieuse

La diversité religieuse et la pluralité ethnique et linguistique peuvent être des facteurs importants dans le choix fédéral, car elles rendent difficile l’application d’une législation uniforme pour toutes les composantes du pays. Le choix fédéral a même parfois été une réponse directe aux conflits interethniques à l’intérieur d’un pays, ainsi qu’il en fut de la confédération du Canada en 1867 face au conflit entre les Anglais et les Français. À l’inverse, il peut arriver qu’un État fédéral résulte de l’annexion de plusieurs pays motivée par l’appartenance à une même nation ; c’est le cas des Émirats Arabes Unis créés en 1971.

Notons ici que si la religion peut être un facteur de cohésion encourageant différentes nations de même confession à se réunir en État fédéral, le facteur religieux peut également intervenir au titre de la diversité, en motivant l’adoption d’un système fédéral afin de maintenir l’unité d’un État tout en conférant à ses différentes composantes religieuses assez d’autonomie pour éviter une situation de conflit (rappelons que le système fédéral ne suffit cependant pas toujours à gérer cette disparité, et la coexistence de différentes religions au sein d’un même État fédéral peut être mener à son éclatement, comme ce fut le cas de l’Inde en 1947202). Dans tous les cas, le facteur religieux joue un rôle important, que ce soit dans un sens ou dans l’autre. C’est dans une configuration de diversité que se présente l’Irak aux constituants en 2005.

L’Irak est un pays jeune. Son histoire remonte à l’éclatement de l’Empire ottoman à la fin de la Première guerre mondiale. À la frontière des mondes arabe, turc et persan, l’Irak est tiraillé entre diverses ethnies – les Arabes, les Kurdes, les Turkmènes et les Assyriens – et diverses religions, avec les musulmans (sunnites et chiites), les chrétiens, les yzidis et les sabia’as. Il y a également plusieurs langues, comme l’arabe, le kurde, le turkmène, le persan le turc, et le syriaque. Chaque groupe aspire à l’autonomie, voire à la domination des autres groupes, afin de protéger sa particularité ethnique, linguistique, culturelle et religieuse. Tout cela fait de l’Irak un pays susceptible d’être régulièrement confronté à des tensions internes souvent violentes.

Dans un système unitaire et centralisé, il est difficile d’avoir la même allégeance pour la communauté et pour la patrie. Un tel système risque de privilégier une communauté au détriment des autres, et n’offre pas de réponse adaptée à la pluralité de la société, cette dernière devenant alors un facteur de division au lieu de s’inscrire dans une union comme ce peut être le cas avec un système fédéral. Marqués par l’accaparement du pouvoir par une seule communauté (les Arabes sunnites), les régimes autoritaires, monarchique puis dictatorial, qui furent ceux de l’Irak entre 1921 et 2003, n’ont maintenu un semblant d’unité que par la force. Cette période a prouvé que l’Irak ne pourrait pas continuer avec un système centralisé. Afin de répondre à la réalité plurielle de la société irakienne, un autre système s’imposait.

202 Le pays est plus susceptible d’éclater comme l’Empire des Indes devenu l’Inde (hindouiste) et le Pakistan (musulman) en 1947, dont la partie Ouest est devenue le Bangladesh.

Le fédéralisme est apparu aux constituants comme le régime le plus adapté afin de protéger les intérêts des différents groupes ethniques et religieux, tout en préservant l’unité du pays et l’affirmation de valeurs communes.

En conférant à chaque communauté, à travers des pouvoirs au niveau local, une forme d’autonomie largement souhaitée par chacune d’elles, en reconnaissant l’identité et les spécificités de chacune sous l’égide d’une même patrie irakienne, ce système peut permettre de favoriser l’allégeance à cette dernière, car elle n’interfère alors plus avec l’allégeance à la communauté203. La Suisse, le Canada, la Belgique, et d’autres États fédéraux nous montrent bien que ce système peut être une bonne solution face à la pluralité de la société dans certains pays.

Dans le cas de l’Irak, la religion musulmane peut être considérée comme un avantage pour la mise en place du système fédéral, car elle représente un lien fort entre les deux principales ethnies en Irak que sont les Arabes et les Kurdes. En effet, parmi les peuples non arabes d’Irak, les Kurdes sont le peuple le plus attaché à l’islam. 95%

d’entre eux sont de religion musulmane204. En créant une culture et des traditions communes, ce lien peut faciliter le rassemblement des deux peuples.

Par ailleurs, un système fédéral qui reconnait constitutionnellement la pluralité religieuse de l’Irak permet également de préserver les intérêts des minorités non musulmanes. Cette reconnaissance doit leur permettre de pratiquer leurs rites et traditions propres en toute liberté, et d’écarter le sentiment de menace face à la majorité musulmane.

Cependant, selon la LAT, le système fédéral irakien est fondé sur les réalités géographiques et historiques, et non sur les questions de race, d’ethnie ou de religion205.

1.2.1.2.2. Les raisons géographiques et historiques

Un État ayant un système unitaire avec un large territoire est souvent confronté à des problèmes d’administration car il est difficile de garantir une gestion équilibrée

203 Dans la théorie, le fédéralisme doit être un facteur de force pour le pays car tous citoyens ont le droit d’exercer leurs traditions en toute liberté mais l’allégeance des citoyens doit être pour l’État fédéral. Dans le cas irakien, depuis 2003, en analysant tous les évènements qui sont passés en Irak, nous constatons que les Irakiens ont une allégeance pour leurs ethnies, religion ou confessions plus fort que pour la patrie.

204 MAWLOUD, M.-O., Le fédéralisme et la possibilité de l’appliquer comme un régime politique : L’exemple de l’Irak, Beyrouth, Madjd, 2009, p. 504.

205 Art. 4 de la LAT.

entre toutes les parties du territoire. C’est le cas de l’État fédéral du Brésil et de la République argentine. Le manque de services dans les territoires éloignés de la capitale peut même être une cause de conflit, surtout si la société est pluraliste. Ce fut le cas au Soudan, et le problème demeure même depuis la séparation de la République du Soudan du Sud en 2011. Une certaine autonomie des régions, avec des gouvernements locaux agissant au plus près de la population, peuvent aider l’État à mieux administrer le pays.

Rappelons qu’avant la Première guerre mondiale, l’Irak n’existait pas. Ce sont les trois Vilayets ottomans de Bassora, de Bagdad et de Mossoul qui composaient l’Irak à l’arrivée des Britanniques dans la région. Le Vilayet de Mossoul au Nord de l’Irak était la région d’origine des Kurdes irakiens. La majorité des Kurdes d’Irak habitent encore aujourd’hui dans le Nord du pays, qui est une zone géographique séparée du Sud et du centre de l’Irak par les massifs montagneux de Hamrine206. Les Arabes sunnites sont toujours rassemblés majoritairement au centre et à l’Ouest du pays, autour de ce qu’on appelait le Vilayet de Bagdad, alors que les Arabes chiites sont installés au Sud autour de ce qui était le Vilayet de Bassora.

L’installation des différentes populations dans des zones géographiques distinctes offre la possibilité de mettre en place pour chacune une forme de gouvernance locale capable de répondre à leurs besoins spécifiques. Une telle configuration appelle donc un système non unitaire et non centralisé. La répartition géographique des richesses naturelles sur le territoire irakien est telle qu’une séparation politique telle que l’autonomie ou l’indépendance entraînerait un développement inégal des différentes entités sans permettre à un gouvernement central de rétablir un équilibre. Aux yeux des constituants, c’est donc un système fédéral qui s’impose pour insuffler à l’ensemble des territoires un développement équilibré207.

Les raisons sociales et géographiques ne sont pas les seules à aller dans le sens du fédéralisme et de l’abandon d’un régime centralisé qui ne peut tenir que par la force. Des avantages économiques et le partage des richesses, notamment pétrolières, s’inscrivent également dans les considérations qui ont motivé ce choix.

1.2.1.2.3. Les raisons économiques

206 Entretien avec Nouri Talabani, ancien député du Parlement du Kurdistan, le 15 mai 2010 à Paris.

207 Sous le régime baassiste, beaucoup de territoires irakiens, surtout au Nord et au Sud du pays, ont été privées de toute forme d’aide au développement par l’État.

Les considérations économiques jouent un rôle important dans le choix d’un système fédéral. Il peut s’agir d’États indépendants voulant se réunir en un seul afin d’enrayer des difficultés financières ou de favoriser la croissance. Ainsi, à titre d’exemple, un État riche en ressources naturelles, un autre riche en main d’œuvre, et un troisième en avance dans le domaine de l’industrie, peuvent avoir intérêt à se rassembler en fédération. Le facteur économique fait partie de ceux ayant joué un rôle important dans la création des États-Unis et de la Malaisie. Dans le cas de l’Irak, le facteur économique est certainement intervenu dans le choix fédéral, en particulier pour ses implications entre le Kurdistan et le reste de l’Irak.

Lorsque, en 1991, le Kurdistan acquit son indépendance de facto, les relations commerciales avec le reste de l’Irak furent rompues, ce qui priva la région kurde de son principal marché pour ses produits agricoles. Elle ne pouvait dès lors plus que se tourner vers la Turquie, et même ce lien n’était pas stable car les relations politiques avec ce pays étaient sensibles en raison du problème kurde208. Le Kurdistan se trouva donc dans une situation de précarité et d’isolement sur le plan économique.

Par ailleurs, même si la rupture du lien commercial a été voulue par le gouvernement central209, ses conséquences se sont fait sentir également dans l’ensemble de l’Irak, qui ne disposait plus de sa principale voie d’exportation vers la Turquie et vers l’Europe.

Au moment de la rédaction du projet de Constitution, il apparaît donc comme mutuellement avantageux de rétablir ces liens commerciaux entre le Kurdistan et le reste de l’Irak. Au regard de ces enjeux économiques, l’indépendance totale du Kurdistan, qui aurait pu être l’alternative à son appartenance à une fédération irakienne, n’apparaît pas souhaitable aux Kurdes.

Le système fédéral que les constituants décident d’adopter doit permettre de faciliter et de multiplier les relations économiques à l’intérieur même de l’Irak comme

208 Entre 1991 et 2003, à cause du problème kurde en Turquie et en Iran, le Kurdistan n’avait pas de relations économiques stables avec ces pays. Les relations avec la Turquie, principale voie vers l’extérieur pour les Kurdes, étaient variables à cause des milices du Parti des Travailleurs du Kurdistan en Turquie (PKK), qui menaient des offensives envers les militaires turcs depuis les montagnes du Kurdistan d’Irak.

209 En 1991, Saddam Hussein a délibérément retiré son appareil étatique et rompu toute relation économique et commerciale avec le Kurdistan afin de placer la région dans une situation de précarité et d’isolement telle qu’elle serait amenée à renoncer à toute velléité d’indépendance et à faire acte d’allégeance au gouvernement central, permettant ainsi à ce dernier de reprendre le contrôle de la région et de contourner le problème de la zone de sécurité imposée par les Nations Unies.

avec l’extérieur. Fort de cet équilibre intérieur et de ce flux rétablis, et compte tenu de sa richesse en pétrole, l’Irak peut ainsi espérer se hisser au rang des grandes puissances économiques mondiales.

1.2.1.2.4. Les facteurs stratégiques et militaires

Il existe également des systèmes fédéraux liés à des facteurs stratégiques et militaires. Les petits États se réunissent dans un système fédéral afin de devenir un État plus fort pour résister à la menace extérieure. Ainsi, la protection contre la menace britannique fut l’une des principales raisons ayant mené à la création de la confédération des États-Unis d’Amérique, devenue plus tard une fédération210.

Après la guerre de 2003 et la chute de Saddam Hussein, l’Irak se retrouve dévasté : la population a subi de vastes pertes, de larges zones du territoire au Sud et au centre du pays sont détruites, il n’y a plus d’administration. La présence des Américains et des Britanniques n’a pas empêché les pays voisins de l’Irak de s’infiltrer dans les affaires de l’Irak pour se faire une place dans ce pays envahi et divisé. La concurrence politique, économique et stratégique entre les pays voisins s’est amplifiée211, en particulier de la part de l’Iran qui voit dans l’affaiblissement de l’Irak et le plan de retrait des troupes américaines annoncé par le président Obama une occasion d’intervenir dans les affaires irakiennes par le biais du premier ministre chiite Nouri Al-Maliki. Au regard de cette situation, il est dans l’intérêt de l’Irak de rester unifié. Le système fédéral semble répondre à ces préoccupations.

Il est également dans l’intérêt de la région kurde de rester rattachée à l’Irak pour se protéger des menaces des pays voisins. D’une part, en effet, le Kurdistan d’Irak est situé dans la partie de l’Irak la plus riche en ressources agricoles et pétrolières, et à ce titre attire particulièrement les regards des États frontaliers. D’autre part, le sort politique fait l’objet d’une forte vigilance de la part des autres pays ayant une large population kurde. L’Iran, la Turquie et la Syrie, dont les zones kurdes forment, avec celle de l’Irak, ce qu’on appelle le Grand Kurdistan, savent bien que l’accès à l’indépendance du Kurdistan d’Irak attiserait les aspirations à l’indépendance

210 AMIN, L., La fédération et les perspectives de sa réussite en Irak, Sulaymanieh, Dar Sardam, 2006, p. 46.

211 Pour former le dernier gouvernement irakien en 2010, Nouri Al-Maliki, Premier ministre actuel, a dû se rendre en Iran, en Turquie et en Syrie, ainsi que dans quelques pays du Golfe, afin d’obtenir leur soutien pour la formation de son gouvernement. Son adversaire Iyad Allawi a procédé aux mêmes visites mais les négociations avec les pays en question n’ont pas été concluantes pour lui.

de leurs propres zones kurdes pour former un grand État kurde souverain. Ces pays cherchent donc à entraver la naissance d’un État kurde au Nord de l’Irak. Si le Kurdistan d’Irak reniait son rattachement à l’Irak, il se retrouverait donc très menacé, et d’autant plus vulnérable que son territoire ne présente pas d’accès direct à la mer.

Il est donc dans l’intérêt des Irakiens, arabes comme kurdes, d’opter pour un système fédéral garantissant à la fois l’union stratégique et une forme d’autonomie pour les différentes composantes. Mais il n’en demeure pas moins qu’un tel système est quasiment inédit dans cette région du monde et, comme tout changement majeur, risque de rencontrer des obstacles et d’entraîner des bouleversements. Le peuple irakien sera-t-il prêt à opter pour ce système difficilement compatible avec la pensée politique arabo-musulmane ? Quelles objections risquent de s’élever face à son application?

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