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La mise en place de la réorganisation a révélé des conflits de valeurs très profonds et s’est accompagnée de départs massifs au sein de l’aide sociale à l’enfance

3.4.1 Les travailleurs sociaux rencontrés par la mission perçoivent très diversement l’impact de cette réforme pour eux-mêmes et pour le service

[103] La mission a rencontré une vingtaine de travailleurs sociaux au cours de ses investigations auprès de quatre SST. Ces entretiens ont systématiquement été l’occasion pour ces professionnels d’aborder, le plus souvent spontanément, les questions liées à la réorganisation.

11 La lettre d’information de la réorganisation du Pôle solidarités – n° 1, 14 mars 2019.

[104] La mission a établi un recensement et une quantification des expressions nécessairement diverses et qualitatives recueillies lors de ces entretiens. Elle restitue ci-après les éléments saillants de ce ressenti, selon l’unité d’exercice des travailleurs sociaux (unité évaluation ou unité accompagnement), selon que ces professionnels exerçaient ou non dans le secteur de l’aide sociale à l’enfance avant la réorganisation, et selon le diplôme des travailleurs sociaux.

[105] Ces travaux illustrent bien les contrastes importants dans l’appréciation portée par les travailleurs sociaux concernés, sans pour autant avoir la valeur d’un sondage.

Tableau 3 : Ressenti des travailleurs sociaux interrogés par la mission dans les services territoriaux par rapport à la réorganisation – répartition par Pôle

Par Pôle Pôle évaluation Pôle

accompagnement Exprime de l’intérêt pour la logique de la réorganisation Très

majoritairement Minoritairement Exprime des difficultés pour faire le travail d’ASE du fait d’une

formation insuffisante12 Majoritairement Minoritairement Exprime des inquiétudes liées aux vacances d’emploi Quasi unanimement Quasi unanimement Exprime des doutes quant à l’amélioration de la situation dans le

temps Majoritairement Majoritairement

Souligne le soutien de la hiérarchie Majoritairement Majoritairement Souligne le soutien des collègues Quasi unanimement Quasi unanimement Exprime de la souffrance au travail Minoritairement Très majoritairement Exprime des craintes pour le suivi des enfants Minoritairement Très majoritairement Exprime l’idée que la protection de l’enfance n’est pas une priorité

dans le département Minoritairement Majoritairement

Sentiment de mal faire son travail Très

majoritairement Très majoritairement Exprime le souhait de quitter le service à court ou moyen terme Très

minoritairement Minoritairement Source : Mission.

12 Il s’agit d’un résultat paradoxal, alors même que l’évaluation des informations préoccupantes a fait l’objet d’une formation généraliste : l’une des raisons en est que les accompagnements demeurent, au moment de la mise en place de la réforme, majoritairement confiés à des travailleurs sociaux issus de l’ASE, qui n’expriment pas de difficultés en termes de formation.

Tableau 4 : Ressenti des travailleurs sociaux interrogés par la mission dans les services territoriaux par rapport à la réorganisation – Selon l’origine professionnelle ASE ou non

Selon l’origine Origine ASE Origine autre

Exprime de l’intérêt pour la logique de

la réorganisation Équilibré Majoritairement

Exprime des difficultés pour faire le travail d’ASE du fait d’une formation

insuffisante Non Très majoritairement

Exprime des inquiétudes liées aux

vacances d’emploi Quasi unanimement Quasi unanimement

Exprime des doutes quant à l’amélioration de la situation dans le

temps Très majoritairement Équilibré

Souligne le soutien de la hiérarchie Majoritairement Majoritairement Souligne le soutien des collègues Quasi unanimement Quasi unanimement Exprime de la souffrance au travail Minoritairement Majoritairement Exprime des craintes pour le suivi des

enfants Majoritairement Majoritairement

Exprime l’idée que la protection de l’enfance n’est pas une priorité dans le

département Majoritairement Minoritairement

Sentiment de mal faire son travail Très majoritairement Très majoritairement Exprime le souhait de quitter le service

à court ou moyen terme Minoritairement Minoritairement

Source : Mission.

Tableau 5 : Ressenti des travailleurs sociaux interrogés par la mission dans les services territoriaux par rapport à la réorganisation – Selon le diplôme éducateur spécialisé ou autre

Selon le diplôme Éducateurs

spécialisés Autres diplômes Exprime de l’intérêt pour la logique de la réorganisation Très minoritairement Très

majoritairement Exprime des difficultés pour faire le travail d’ASE du fait d’une

formation insuffisante Non Très

majoritairement Exprime des inquiétudes liées aux vacances d’emploi Quasi unanimement Quasi unanimement Exprime des doutes quant à l’amélioration de la situation dans le

temps Majoritairement Majoritairement

Souligne le soutien de la hiérarchie Minoritairement Très majoritairement Souligne le soutien des collègues Quasi unanimement Quasi unanimement Exprime de la souffrance au travail Majoritairement Majoritairement Exprime des craintes pour le suivi des enfants Majoritairement Majoritairement Exprime l’idée que la protection de l’enfance n’est pas une priorité

dans le département Majoritairement Minoritairement

Sentiment de mal faire son travail Majoritairement Très

majoritairement Exprime le souhait de quitter le service à court ou moyen terme Minoritairement Très

minoritairement Source : Mission.

[106] Certains professionnels se sentent valorisés, et leur motivation l’emporte sur les craintes associées au changement. D’autres estiment n’avoir pas les moyens de mettre en œuvre ce qui est attendu d’eux.

[107] Parmi les travailleurs sociaux, les personnels les plus déstabilisés par la réforme sont incontestablement ceux qui assuraient antérieurement des missions d’aide sociale à l’enfance. Les éducateurs spécialisés apparaissent plus perturbés que les titulaires d’autres diplômes, et les professionnels des unités accompagnement davantage que ceux des unités évaluation.

[108] Au final, se dessine un climat de défiance autour de la réforme, principalement porté par les professionnels « historiques » de l’ASE.

3.4.2 Les personnels de la PMI se montrent les plus critiques

[109] Les professionnels de la PMI interrogés par la mission se montrent particulièrement critiques vis-à-vis de la réorganisation du Pôle solidarités. Les médecins, puéricultrices, auxiliaires de puériculture ont pu exprimer fréquemment leur incompréhension par rapport à la logique de la réforme, et l’écart perçu avec leurs compétences professionnelles.

[110] A titre d’illustration, l’une des interlocutrices de la mission a transmis la réponse du conseil de l’ordre des infirmiers à un questionnement porté par les professionnels quant à la compatibilité avec leur statut de l’exercice de la polyvalence des fonctions. La copie de ce mail, non datée, comporte le commentaire suivant : « A notre sens, chercher des enfants placés pour les emmener au tribunal, faire le suivi des enfants placés et aller les voir en province ne relève ni du décret de compétences de l’IDE, ni de l’infirmière puéricultrice. Nous vous invitons à être vigilante et ne pas exercer d’actes qui outrepasseraient votre décret de compétences. De plus, au regard de votre mail, l’employeur a modifié le contenu de votre fiche de poste, sans que vous en soyez d’accord (…) cela pourrait s’analyser en transformation de poste ».

[111] Il n’appartient pas à la mission d’apprécier le contenu de cette réponse en droit. Néanmoins, la démarche de questionnement et les doutes émis en retour illustrent la profondeur du désaccord de fond de certains professionnels par rapport aux principes mêmes de la réorganisation.

3.4.3 Les désaccords profonds confinent au conflit de valeur

[112] Pour la direction du pôle solidarités, « cette organisation suppose aussi pour les professionnels de se déshabiller des certitudes, des postures d’experts ou parfois dogmatiques de “sachant” et de “savoirs constitués”. Ils doivent prendre en compte la vie et le parcours de la famille, dans une certaine parité de position afin de ne rien négliger dans la problématique rencontrée. »13

[113] La direction du pôle solidarités a par ailleurs exprimé avec une notable spontanéité l’idée selon laquelle les professionnels en désaccord avec la logique de la réforme avaient logiquement quitté le département, et pouvaient être remplacés par des professionnels acquis à la nouvelle logique d’organisation.

[114] « Construire une nouvelle réponse aux besoins des publics, à partir d’une organisation plus fonctionnelle et moins cloisonnée selon les segments de l’action sociale et médico-sociale, nécessite d’engager un chantier en matière de ressources humaines et de formation qui peut susciter des réflexes défensifs, voire corporatistes, de la part de certains “bastions” du travail social (comme la crainte d’une déqualification de certaines professions dont l’identité serait dissoute au profit d’une polyvalence source de perte d’expertise). »14

13 Arnaud Lopez, Élodie Clair, op.cit., p.73

14 Arnaud Lopez, Élodie Clair, op.cit., page 71.

[115] Ces conceptions irréconciliables ont donné lieu à l’acceptation, voire à l’encouragement, au départ des professionnels heurtés dans leurs convictions.

[116] Les lignes de partage de ces controverses sont celles qui opposent des professionnels convaincus de la spécificité du travail de l’aide sociale à l’enfance et une conception plus transversale du travail social.

[117] Ces conflits se sont traduits par des positionnements très polarisés des différentes organisations représentatives, certaines se disant très favorables, et d’autres, au contraire très défavorables au principe même de cette réforme.

[118] Le verbatim qui suit, issu de plusieurs entretiens, illustre cette dimension :

« Je suis acquis aux principes de la réorganisation, mais circonspect sur les réalités : la réorganisation a négligé l’attachement que nombre d’agents avaient pour leur cœur de métier. C’est souvent un choix progressif. Et une particularité pour la PMI. Les professionnels peuvent jouer le jeu, mais parfois au prix d’une grande souffrance. »

« Pour l’action sociale, la réorganisation était moins gênante. C’est difficile pour la protection de l’enfance, car cette dernière renvoie à des choses très personnelles, et les personnes qui ne souhaitent pas en faire peuvent se trouver en très grande difficulté. Et du coup elles reculent et ne font pas, par crainte. »

« Ce n’est pas mon métier : le centre de PMI c’est ma vie, je n’ai pas choisi d’être assistante sociale »

« Des collègues sont pratiquement en burn-out. Il y a des départs en île de France ou en Province, pour retrouver leur métier : faire ce qu’elles savent faire après avoir essayé de s’y mettre. Les plus jeunes ont moins de difficulté, car ils n’ont pas connu autre chose. Par ailleurs on entend beaucoup de choses : la majorité des travailleurs sociaux attend une machine arrière sur cette organisation. On a du mal à imaginer le maintien de cette organisation. On pourrait revenir sur deux services : ASE et polyvalence. La spécificité de la protection de l’enfance est vraiment très particulière et demande une organisation et une façon de travailler très différentes : il faut être physiquement sur place. Nous on fait ça à distance, on ne connaît ni les structures ni les façons de fonctionner. Ce n’est pas confortable avec partenaires extérieurs, dont les juges des enfants. »

3.4.4 Une situation des ressources humaines préoccupante

[119] La période de la réforme coïncide avec une notable accélération des départs des professionnels de l’aide sociale à l’enfance (voir l’annexe consacrée aux ressources humaines). Près de 30 % des agents de l’ASE ont quitté le département entre décembre 2018 et juin 2020.

[120] Si les motivations individuelles ne peuvent évidemment pas être reconstituées dans leur totalité, les entretiens réalisés par la mission auprès de travailleurs sociaux anciennement affectés dans les services des Hauts-de-Seine relient de manière univoque leur souhait de départ et la réorganisation.

[121] Aujourd’hui, le niveau des vacances est très élevé, et le rythme des recrutements très insuffisant pour les compenser. 130 postes de travailleurs sociaux sont vacants en SST, alors que le département n’a recruté que 22 personnes sur ce type de poste entre janvier et septembre 2020.

[122] Un travailleur social décrit une « situation d’apnée malgré les bonnes volontés ». Un agent d’encadrement du pôle solidarités a résumé la situation en ces termes : « D’autres collectivités pourraient s’inspirer de nous, mais aussi de nos difficultés pour éviter d’avoir les mêmes problèmes. Le Conseil

départemental n’avait pas soupçonné cette vague de départs. Si on les regarde au cours des cinq dernières années on voit bien que cela a fondu. »

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