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PREMIERE PARTIE

Carte 5. Régions naturelles de la Colombie

Pendant cette période de découverte et de conquête, l’eurocentrisme73 colonial (Escobar 2005 ; Lander et Castro-Gómez 2005) marqua donc une première séparation entre l’homme et la nature, ou plutôt, entre l’Homme et la Terre. Pour les populations traditionnelles la « Terre » est considéré comme « la Mère » : l’Homme vient de la Terre, vit grâce à la Terre et fait partie de la « Mère Terre ». Cette séparation a été introduite principalement par les logiques d’exploitation et de transformation des paysages qui ont favorisé rapidement un nouveau modèle de possession territoriale encadré par l’apparition de la propriété privée avec l’agriculture et l’élevage. Ce nouveau rapport s’opposa à la conception culturelle des peuples amérindiens pour lesquels la Terre représentait un être vivant et sacré, où toutes ses composantes - humaines ou non-humaines - possédaient une âme et une fonction sur Terre. Cette représentation d’ensemble (humain / non-humain) les amena à nourrir des relations de type chamanique et mystique afin d’établir des liens de savoir et de protection auprès de tous les êtres (Reichel-Dolmatoff 1975, 1991). Regroupées et isolées progressivement dans des

réserves, puis dans des resguardos74 (cf. chapitre 4 et 5), les diverses ethnies amérindiennes de

la Colombie ont su garder, mais aussi modifier, voire même oublier, certains de leurs rapports culturels à la Mère-Terre. Actuellement ces aspects de la mémoire collective marquent une différence majeure entre les divers groupes ethniques. Les réserves amérindiennes ont été créées par la politique coloniale depuis 1592 afin de rassembler et de sédentariser les groupes amérindiens ayant survécu à cette première période coloniale (esclavage, maladies, guerres). Elles sont des territoires à caractère communautaire, dont leur reconnaissance politique et culturelle se fera plus tard par la Constitution nationale de 1991 avec la figure politique des

resguardos.

3.3.1.2. La naturaleza modernizada : logiques de la surexploitation des ressources naturelles

La « naturaleza modernizada » correspond à la période allant de 1920 à 1970. Elle s’inscrit dans l’histoire du pays comme « la seconde colonisation ». C’est la période du progrès, du développement et de la technologie. Dans un contexte de fort métissage, les criollos75,

nouveaux gouverneurs de la Colombie, considéraient l’échec économique du pays comme

73 L’eurocentrisme fait référence à la place que l’Europe se donne comme le « centre » de débats et de la pensée moderne (Lander et Castro-Gómez 2005), et donc, comme le « centre » de domination du monde, notamment pendant la période coloniale. Aussi, l’eurocentrisme fait allusion à « l’Analyse de tous les problèmes d'un point de

vue européen, en négligeant le reste du monde » (Dictionnaire Larousse en ligne).

74 Le resguardo est une autorité publique amérindienne. Quand on parle de resguardo on parle de territoire amérindien politiquement reconnu par le gouvernement colombien.

75 Nom donné aux descendants des espagnols, ou ayant une prédominance de sang blanche. Ils forment la nouvelle élite colombienne et détiennent le pouvoir grâce à l’aide des militaires espagnols.

résultant d’un problème « climatique » (diversité des climats et des écosystèmes) et d’un problème « d’hétérogénéité des races » (Palacio 2001a). Le déterminisme climatique supposé provoqua une forte régionalisation destinée au développement économique mais aussi à l’exclusion culturelle de certaines régions. De cette logique administrative et territoriale découlent, en grande partie, les inégalités sociales et économiques actuelles de la Colombie. En conséquence, on note la division entre les régions administrées « avancées », et celles marginales ou « oubliées ».

Pendant cette période, la nature est perçue comme un frein au développement de l’agriculture et de l’élevage du bétail. Le gouvernement favorisa donc l’expansion du secteur agricole et de l’élevage industriel (Gonzalez 2001; Yepes 2001) au travers d’un « nettoyage vertical76 » des forêts, dont les effets perdurent de nos jours. Cette exploitation de la nature fut rapidement suivie d’une réforme agraire qui provoqua la réappropriation foncière par la bourgeoisie criolla et les militaires des « terres oubliées » ou « abandonnées ». Dans le même temps, l’exploitation du caoutchouc sur les régions de l’Amazonie et de l’Orénoque s'intensifia. Ce marché répondait aux demandes en matières premières de l’Europe pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale. La réappropriation des terres qui découla de cette seconde colonisation creusa les inégalités sociales entre les diverses régions du pays, provoquant des conflits territoriaux, y compris des conflits armés (Martínez 2004). Résultat de la transformation d’une grande partie des terres tropicales en terres agricoles, mais aussi d’un modèle hygiéniste, cette période marqua la division du paysage colombien en terres urbanisées, terres agricoles et terres « oubliées ». Les premières, habitées principalement par des criollos et des étrangers ; les autres, par des populations plus marginales, c’est-à-dire, par des populations paysannes, amérindiennes et afro-colombiennes. Les paysans participèrent partiellement au développement de l’industrie agricole. En revanche, les amérindiens restèrent à l’écart de la révolution agricole et du processus de développement économique, alors que les afro-colombiens manifestèrent une forte résistance contre les projets agricoles et de développement de l’époque.

3.3.1.3. La naturaleza ambientalizada : l’apparition des premières logiques de conservation de la nature

La « naturaleza ambientalizada » se trouve être la période comprise entre 1970 et 1995. Pour Germán Palacio, cette période correspond à « […] la época en que la naturaleza se

convierte en medio ambiente, justamente cuando la mercantilización de la naturaleza llega a

76 Coupe massive des forêts sans penser aux dénivelés thermiques ni aux écosystèmes exceptionnels qui y existaient.

su punto más alto77 » (Palacio 2001b). En effet, à la suite du sommet de la Terre de Stockholm et de celui de Rio de Janeiro, les pressions internationales sur l’État colombien en matière de conservation de la nature se renforcèrent. De ce fait, la conservation et la préservation de la diversité tropicale rentrèrent dans l’agenda politique par un changement de rhétorique passant d’un discours axé sur la croissance, à un autre prônant le développement durable. Ce fut le début d’un « ambientalismo78 » colombien complexe (Carrizosa 2001; 2003) qui mit en avant les contradictions existantes entre les discours internationaux de protection et les « réalités marginales » des sociétés colombiennes.

En effet, la notion de « medio ambiente » (environnement en France) reste abstraite et difficile à définir dans la législation du pays : « […] El medio ambiente desde el punto de vista

constitucional, involucra aspectos relacionados con el manejo, uso, aprovechamiento y conservación de los recursos naturales, el equilibrio de los ecosistemas, la protección de la diversidad biológica y cultural, el desarrollo sostenible y la calidad de vida del hombre entendido como parte integrante de ese mundo natural […] 79» (Cifuentes Sandoval 2008, 47). L’ambigüité législative de cette définition laisse entrevoir les complexités auxquelles les procédures de gestion environnementale doivent faire face en Colombie, notamment dans un contexte naturel et culturel si hétérogène. Au sein des espaces naturels protégés la conservation du medio ambiente - traditionnellement focalisée sur la dimension naturelle - prend progressivement en compte la dimension sociale et culturelle des populations qui intègrent cette nature.

Ainsi, les premières manifestations de protection de l’environnement en Colombie apparurent à la fin des années 1960 avec la création de l’INDERENA80 (1968), première institution environnementale du pays. Puis, la déclaration du code national des ressources renouvelables et de protection de l’environnement (décret 2811/1974) définit le cadre de règlementation du système national des parcs nationaux (décret 622/1977). Elle détermina les bases fondamentales de la politique environnementale de la Colombie, intégrées plus tard dans la Constitution de 1991. Celle-ci apporta des changements majeurs dans la gestion de l’environnement (El País 2011), notamment par la reconnaissance culturelle et politique des

77 « […] l'époque dans laquelle la nature se convertit en environnement, justement quand la marchandisation de

la nature arriva à son plus haut niveau », traduit par l’auteur.

78 Expression employée pour faire allusion au mouvement de protection de l’environnement.

79 « […] du point de vue constitutionnel, l'environnement implique des aspects relatifs au maniement, à l’usage,

au profit et à la conservation des ressources naturelles, ainsi qu’à l'équilibre des écosystèmes, à la protection de la diversité biologique et culturelle, au développement durable et à la qualité de vie de l'homme, celui-ci entendu comme une partie intégrante de ce monde naturel […]», traduit par l’auteur.

minorités nationales (Noirs et Amérindiens) dans la gestion et la conservation de l’environnement. Il s’en est suivi la création du système national ambiental – SINA, et la création du ministère de l’Environnement81 (loi 99/ 1993). L’Unité Administrative Spéciale du Système des Parcs Nationaux Naturels (UAESPNN82) sera consolidée en 1995 et sera chargée de la gestion du Système National d’Aires Protégées – SINAP83 dès 2003.

Dans le même temps, parallèlement à cette période de protection de la « naturaleza

ambientalizada », on assiste paradoxalement à l’exploitation maximale (légale et illégale) des

ressources naturelles. En effet, la redéfinition des relations de la Colombie à l’économie mondiale instaure une logique capitaliste profitant « au plus fort » économiquement. D’une part, on y trouve des activités légales comme l’exploitation du pétrole qui devient un marché important pour les élites du pays. D’autre part, des activités illégales se développent dans les régions historiquement oubliées, les populations marginales servant de main-d’œuvre au profit des exploitants et des narcotrafiquants. Les narcocultures (coca, marijuana, amapola) ont pris ainsi une place importante dans l’économie nationale parallèle (Pinzón 1994) et se retrouvent au centre du conflit armé et politique du pays (Lavaux 2004). Les petites économies clandestines locales profitent également du marché international autour de la biopiraterie84, chacun essayant de profiter comme il le peut de cette richesse naturelle. Pour Martinez Alier, ce paradoxe montre bien « l’échange écologiquement inégal » entre pays (Martinez-Alier 2002), mais aussi, à quel point l’environnement constitue aujourd’hui une nécessité des pauvres et non un luxe des riches (Martinez-Alier 2009). Cette nécessité se traduit souvent par des activités économiques illégales dont les populations marginales se servent pour survivre.

Les problèmes environnementaux des tropiques sont donc intimement liés à l’injustice et aux inégalités sociales, dont la Colombie est un bon exemple. Pour mettre fin à ce fléau, le gouvernement colombien de l’ex-président Andrés Pastrana (1998-2002) mit en place « El plan

81 À cause de changements de gouvernance présidentielle, le ministère de l’Environnement deviendra le ministère de l’Environnement, du Logement et du Développement territorial en 2002, et depuis 2011, le ministère de l’Environnement et du Développement durable.

82 Unidad Administrativa Especial del Sistema de Parques Nacionales Naturales (UAESPNN)

83 SINAP – C’est un système décentralisé de négociation entre les diverses autorités environnementales du pays et les entités administratives territoriales, les autorités des groupes ethniques (amérindiens et afro-colombiens) et les organisations communautaires paysannes. (Rivas 2006), traduit par l’auteur.

84 La biopiraterie peut être définie comme « l’appropriation – en général par des droits de propriété intellectuelle

– de ressources génétiques, de connaissances et de cultures traditionnelles appartenant à des Peuples

[autochtones] ou des communautés paysannes qui ont développé et amélioré ces ressources […]. L’accusation de

biopiraterie accompagne l’histoire des relations entre pays du Nord et pays du Sud ainsi que l’évolution des sciences du vivant et de leurs applications industrielles. » (Aubertin et Moretti 2007, 91–92).

Colombia 85» en 1999 (Walsh et al. 2008). Ce projet était destiné à éradiquer les narcocultures, souvent disséminées dans les parcs nationaux ou les territoires amérindiens, afro-colombiens et paysans, par la fumigation massive des cultures avec du glyphosate. Mais toutes les cultures légales et illégales ont été touchées. En conséquence, les impacts néfastes de cette politique d’éradication sur la biodiversité et la santé des populations locales (León S. et al. 2005), déclenchèrent une vague de mécontentement social qui permit au mouvement « ambientalista » de prendre une plus grande place dans les débats politiques de la société colombienne. De même, la reconnaissance culturelle des populations minoritaires initia la réintroduction d’un discours plus respectueux envers la nature, insistant sur sa valeur patrimoniale en tant que ressource limitée et sacrée. Le développement de l’industrie du tourisme favorisa aussi une nouvelle perception de la nature et de l’intérêt économique de sa conservation.

3.3.2. La naturaleza internacionalizada : l’ouverture du tourisme vert à l’échelle internationale

À ce propos, nous souhaitons rajouter à cet historique de la « nature » ce que nous appellerons ici, le discours sur « la naturaleza internacionalizada86 » qui s’est développé des années 2000 à aujourd’hui. Pour nous, cette période de « La naturaleza internacionalizada » débute plus exactement au moment de l’ouverture de la Colombie au tourisme international en 2005 (Sierra Jiménez 2011). Elle correspond également à la transition d’une politique nationale agricole à celle de l’exploitation minière. Ensuite, ce mouvement reprend les discours sur le changement climatique où la Colombie est considérée, à l’échelle internationale, parmi les pays les plus vulnérables de l’Amérique latine (Sierra Jiménez 2015). Enfin, il illustre la prise de conscience (nationale et internationale) d’une surexploitation des richesses naturelles, à la limite de la crise environnementale. L’intégration de la Colombie à la liste verte de l’UICN en décembre 2014 à la suite du Congrès mondial des aires protégées de Sydney-Australie87, témoigne internationalement de cette fragilité écologique. Cela a abouti également à de nouveaux engagements géopolitiques pour favoriser des mesures de gestion plus adéquates aux contextes de vulnérabilité climatique des diverses régions du pays. De même, on constate aujourd’hui une mise en valeur des espaces naturels protégés dans la lutte contre le changement

85 Le « Projet Colombie », aussi appelée « Projet Colombie pour la paix », a été un accord bilatéral signé entre le gouvernement colombien et le gouvernement des États-Unis dans le but d’en finir avec le conflit armé et le narcotrafic.

86 « La nature internationalisée ».

87 Congrès mondial des aires protégées – Sydney-Australie, 2014 : http://www.uicn.fr/liste-verte-aires-protegees.html // http://www.worldparkscongress.org/about/promise_of_sydney_vision.html (consulté le 10 décembre 2014).

climatique. Le vice-ministre de l’environnement, Pablo Vieira, a declaré à ce sujet que « […]

las áreas protegidas [de Colombia] son una herramienta para la adaptación y mitigación del cambio climático, y una oportunidad de desarrollo al capturar carbono, regular el clima y protegernos de fenómenos meteorológicos extremos […]88 » (ElTiempo 201689). Cette mise en valeur prend aujourd’hui une dimension internationale grâce à la signature d’un accord de financement de la gestion des aires protégées du pays durant le sommet international du climat (COP21) tenu à Paris en décembre 2015.

Aujourd’hui, le système des parcs nationaux de la Colombie est composé d’un réseau de 58 espaces naturels protégés (Carte 6). Il est divisé en six catégories de gestion : Parc national naturel, réserve naturelle, sanctuaire de la faune, sanctuaire de la flore, aire de protection unique et Via parc. Parmi eux, 41 espaces correspondent à la catégorie II de l’UICN - parc national naturel. Ils se différencient en huit types de zones (décret 622/77) : zones primitive, intangible, de récupération naturelle, historico-culturelle, de recréation extérieure générale, de haute densité, tampon (amortiguación) et de traslape, ou superposition territoriale. Leur création résulte d’initiatives de personnalités scientifiques visionnaires comme celle du « Mono

Hernández », considéré comme le « Père des parcs nationaux colombiens 90», à qui l’on attribue un grand nombre d’aires protégées, dont le PNN Amacayacu que nous analysons dans cette contribution (Carte 7 ).

88« […] les aires protégées sont un outil pour l’adaptation et la mitigation du changement climatique ainsi qu’une

opportunité de développement par le captage stockage de carbone, la régulation du climat et notre protection face à des phénomènes météorologiques extrêmes […] », traduit par l’auteur.

89Journal national ElTiempo : http://www.eltiempo.com/multimedia/especiales/cop21-colombia-firma-pacto-para-proteger-sus-parques-nacionales/16452048 (Consulté le 7/1/2016)

Source : http://www.parquesnacionales.gov.co

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