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Maroni (DTM) Pays aluku et pays wayana

CONFLIT SUR LE TERRAIN

1.1.1. Des Montagnets aux Innu d’Essipit : évolution et affirmation identitaire d’une communauté innu sui generis

Le nom « Innu d’Essipit » est le résultat d’une évolution historique de diverses désignations culturelles données au groupe autochtone localisé à l’embouchure du fleuve Saint-Laurent. Ainsi, dans un premier temps, ils ont été identifiés comme des « Montagnets », nom

donné par Samuel de Champlain lors de son premier voyage en Nouvelle-France en 1603, période où il établit des accords commerciaux pour l’achat de fourrures et l’installation d’une première colonie française au Québec. Dans un second temps, ils seront appelés des « Montagnais », nom donné par extension à toutes les populations innu du Québec un siècle plus tard. Dans un troisième temps, ils seront reconnus comme des « Tadoussaciens », nom donné par le jésuite Pierre Laure au XVIIIe siècle au groupe innu résidant à Tadoussac. Puis, il s’agira des « Montagnais des Escoumins » aux XIXe et XXe siècles avant de devenir, aujourd’hui, les « Innu d’Essipit » (Charest 2006 ; Frenette 2010).

Les Tadoussaciens sont les survivants des premiers siècles de colonisation et donc des épidémies et des guerres économiques ayant décimé plus d’un tiers de la population. Pendant

cette période (1717 - 1759), « […] une dizaine de familles assure pour de bon la permanence

innu à la rencontre du Saguenay et du Saint-Laurent. Une nouvelle ère qui s’appuie sur un mode de vie centré sur l’exploitation massive des mammifères marins du littoral » (Conseil de

bande des Escoumins Essipit 1992 ; Frenette 2010, 9). La chasse au loup-marin (phoque), activité de subsistance millénaire des Innu, « […] s'avère une solution économique de rechange

pour contrecarrer la diminution des ressources animales de l'intérieur ainsi que la dépendance accrue envers les produits européens » (Conseil de bande des Escoumins Essipit 1992, 9),

activité économique encore pratiquée de nos jours de manière active par les Innu d’Essipit (Charest 2003). Les familles innu chassent alors sous la supervision directe du commis172 royale britannique dans le cadre d’une économie dominée par le commerce des huiles. En 1795, un document de Recensement des Indiens de Tadoussac réalisé par le père de la Brosse et l’abbé Joseph Roy, confirme la présence d’une population de plus d’une centaine de « Tadoussaciens ».

De 1759 à 1843 les Innu sont confrontés à diverses transformations politiques, économiques et territoriales en lien avec l’arrivée des Britanniques (alors en conflit avec les français à propos des espaces colonisés). En effet, à cette période de l’histoire apparaissent les conflits liés au commerce de la fourrure. La concurrence entre les pratiques commerciales des colons français et britanniques (en partie illégales dans ce domaine colonial où des baux exclusifs étaient attribués à quelques commerçants de la couronne britannique). À cela s’ajoute les pressions exercées en vue de déplacer et d’exproprier des populations innu afin d’installer les nouvelles colonies. Sur ce point, le « bail de Murray »173 de 1762 s’avère central dans la protection des terres innu à l’époque : il ordonne l’arrêt des activités commerciales concurrentes et la démolition pure et simple en 1766 des installations concurrentes « […] puisque ces terres

ont été réservées à l’usage des Indiens » (Frenette 2010, 54). Or, le document sous-entend

« […] la disparition des anciennes chasses collectives à l’orignal et la mise en place d’une

nouvelle répartition fragmentée de territoires familiaux » (Ibid., 54). Pour échapper à ces

nouvelles règles de la politique coloniale, plusieurs familles innu migrent dans des secteurs du Fleuve Saint-Laurent ou vers l’intérieur des terres

Au tournant des années 1780, Tadoussac profite d’une période faste et de croissance démographique locale, devenant le centre de ravitaillement alimentaire du réseau de traite des

172 Le commis est un employé subalterne à la couronne britannique, chargé de la vente et du contrôle commerciale des fourrures et des huiles dans le poste de traite de Tadoussac.

173 Général James Murray, responsable du régime d’occupation militaire pour l’Est du Québec, dont la mission est d’assurer le ralliement des Montagnais au nouveau régime militaire britannique.

King’s Posts. Dans la même période, les Britanniques, principalement protestants, expulsent

les derniers Jésuites, dont le dernier, le père Jean-Baptiste de la Brosse174. Puis, entre 1820-1830, les Tadoussaciens doivent faire face à l’arrivée de nouveaux colons, principalement des exploitants de bois, avides de profiter des ressources forestières des territoires autochtones, protégés jusque-là par les anciens monopoles des King’s Posts réservés aux Innu.

L’invasion massive de colons forestiers et agricoles dans le territoire du Lac-Saint-Jean, du Saguenay et de la Haute-Côte-Nord entre 1843 et 1889 répond à l’abolition de l’ancien monopole en 1842. Le territoire innu (Nitassinan) devint à partir de ce moment un territoire pour tous, donnant place au développement de scieries sur tout le territoire (Frenette 2010, 61). En conséquence, les familles innu résidant à Tadoussac s’installent finalement à Essipit (rivière

aux coquillages), à proximité de leur site littoral traditionnel de Pipounapi (Bon désir) aux

Escoumins, lieu déjà colonisé par un petit groupe de pêcheurs en provenance de la rive sud du Saint-Laurent. Les Montagnais des Escoumins revendiquent alors auprès du gouvernement le respect de leurs droits sur l’Innu Tipenitamun175 (Lacasse 2004) et sur leur système économique. C’est le début d’un long combat de revendication territoriale innu face aux gouvernements coloniaux. Ce processus de revendication territoriale se poursuit actuellement face au gouvernement canadien et québécois. Le processus de revendication politique et territoriale est connu comme « l’entente de principe176 ».

« Les Montagnais y demandent essentiellement la protection des lieux traditionnels d'exploitation

situés en divers points de leur territoire côtier […] et trois pointes pour l'hiver dont l'une (Bon-Désir), déjà envahie par les colons, serait protégée au moyen d'une petite réserve qui assurerait le campement traditionnel d'hiver. Par ailleurs, dans les portions du territoire qu'ils n'exploitent pas eux-mêmes, les Montagnais réclament la reconnaissance de leur droit de propriété, ce qui les habiliterait à toucher des royalties sur la vente des terres et la concession de coupes de bois qui sont un fait accompli » (Conseil de bande des Escoumins Essipit 1992, 10)

La réserve amérindienne innu des Escoumins est créée en 1892 ; elle se trouve juxtaposée à la communauté blanche du même nom fondée en 1845 par deux entrepreneurs forestiers qui y ont construit une scierie. Mais, d’après l’historien Jacques Frenette, le vrai fondateur de la réserve des Escoumins est Joseph Moreau177, installé sur le lieu depuis 1825, où il épousa une femme innu. Cette précision historique est importante pour comprendre la cause principale des

174 Sa dernière mission avec les innu a été de créer le premier livre imprimé en langue amérindienne, à savoir un manuel intitulé Nehiro-Iriniui, qui constitue à la fois un livre de prières et un catéchisme, imprimé à deux mille exemplaires à Québec en 1767 (Frenette 2010,56)

175 Innu Tipenitamun : expression qui se réfère tant à la gestion communautaire innu en général qu’à la gestion du territoire. Conception autonome des logiques européo-canadiennes. (Lacasse 2004, 17)

176 Pour les Innu l’entente de principe traite deux types de territoires : l’Innu Assi, territoire que les Innu possèdent en pleine propriété et le Nitassinan, territoire québécois sur lequel les Innu auraient certains droits.

conflits de légitimité territoriale qui existent entre les québécois des Escoumins et les Innu d’Essipit. Les premiers, revendiquent être sur le territoire avant les amérindiens, alors que ces derniers défendent leur ancienneté territoriale et revendiquent des droits territoriaux ancestraux. Du mariage mixte entre Joseph Moreau et sa femme innu, découle un autre mariage mixte entre leur fille et un métis écossai-cris, Paul Ross, en 1851. Les Moreau et les Ross (photo 6), constituent ainsi les deux lignées principales des habitants de la réserve Essipit (Charest 2003; Frenette 2010). Le métissage culturel qui caractérise cette population apparaît aussi comme une spécificité de la réserve. En effet « […] pour les Innu des autres réserves on n’est pas de vrais

Amérindiens, car nous sommes métisses, et pour les Québécois, n’ont plus, car nous sommes métisses […] 178». Cette spécificité peut nous aider à comprendre le caractère sui generis de cette réserve par rapport aux autres communautés innu.

(Source, Conseil de bande Essipit, 2011)

Membres de deux lignées familiales qui composent le Conseil de bande de la réserve Essipit

En tout, douze réserves innu ont été créées à partir de 1851 (Fortin et Frenette 1989; Lacasse 2004), dont la réserve de Betsiamites ou Pessamit179 en 1861 (photos 7). À la

construction de cette dernière, la majeure partie des Innu des Escoumins choisissent de s’y

178 Entretien avec un responsable du Conseil de bande innu d’Essipit (Essipit, 2011)

179 La réserve de Pessamit compte actuellement une population de 2 862 hab (2015) et une superficie de 245,54 Km2

Photo 6. Jacques Ross et Louis Moreau avec une peau de loup-marin

installer ; « […] un seul petit groupe d'une dizaine de familles reste toujours aux Escoumins.

Minoritaire, ce petit groupe développe une économie mixte en combinant les activités de chasse, trappe et pêche, à l'agriculture et au travail salarié » (Conseil de bande des Escoumins

Essipit 1992, 10). On parle à partir de ce moment des innu d’Essipit. Photos 7. Réserve innu de Pessamit

(Clichés. Sierra J. M., 2011)

Chapelle de Ste-Anne –lieu de culte (1735)

Cimetière innu à gauche de la chapelle. Sur le panneau, on peut lire : ancienne réserve montagnaise, poste de traite, poste de missions

religieuses

Ci-dessus : Réserve Innu et habitants innu se promenant sur le littoral À droite : journée culturelle. Démonstration de dépeçage d’un castor

La réserve Essipit va profiter de sa taille modeste pour favoriser l’Innu Tipenitamun ou gestion territoriale polyvalente de manière autonome. En 1907 l’agent Adolphe Gagnon180

affirmait déjà « [que] les Innu d’Essipit sont « industrieux » et actifs à l’année longue. Ils vivent

180 Agent des Indiens à compter de 1900, il rédige une série de rapports annuels sur la situation des différentes communautés innu de la Côte-Nord.

bien et représentent un modèle exemplaire pour les autres Autochtones de la région […] »

(Ibid, 74). À partir de 1940, le travail salarié de l’industrie forestière remplace peu à peu les activités de chasse, de trappe et de cueillette, qui restent néanmoins des activités traditionnelles et commencent à prendre un sens patrimonial. Dès les années 1950, Essipit présente un très haut pourcentage de salariés en comparaison des autres réserves innu. En 1955, six terrains de trappe sont enregistrés par la réserve, ce qui va permettre aux chefs de bande de se lancer dans une nouvelle dynamique économique, mais aussi de d’appropriation et de gestion territoriale.

1.1.2. Développement économique et récréotourisme : une prise de risque

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