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PREMIERE PARTIE

1.2. L’intégration de la dimension socioculturelle et économique dans les aires protégées

Les Réserves de biosphère de l’UNESCO constituent des exemples parlants de la reconnaissance territoriale à l’échelle internationale. On y trouve la cohabitation entre culture, protection et développement économique dans une organisation spatiale qui vise la complémentarité entre les diverses zones et niveaux de protection. À l’échelle nationale, on observe que certains pays créent de nouvelles aires protégées aux statuts et aux zonages de conservation mixtes, tels les parcs naturels régionaux français14, les parcs amazoniens colombiens ou encore les parcs du Nord-Québec. Certains d’entre eux privilégient les variables économiques et patrimoniales, d’autres mettent davantage en avant les spécificités culturelles locales. Enfin, pour d’autres pays, il s’agira aussi de mettre en place des outils de gestion participative dans le cadre d’un développement économique et/ou territorial viable, notamment au travers de l’écotourisme dans ses diverses catégories (Gagnon et Gagnon 2006 ; Gagnon 2010) : tourisme d’aventure, ethnotourisme, tourisme chamanique15 (Amselle 2014a), etc.

Les activités liées à l’écotourisme au sein des parcs nationaux comportent deux visages. Premièrement, elles peuvent, à tort ou à raison, mettre en valeur les cultures locales et leurs particularités identitaires, telles que les perceptions culturelles de la nature (savoir-faire, relation homme-nature, mythes, etc.). Deuxièmement, elles deviennent un vecteur d’intégration directe et indirecte de nouveaux acteurs (touristes, entreprises privées ou chercheurs, entre autres.) aux territoires de vie des populations locales habitant l’espace protégé. En conséquence, une question centrale s’impose, celle de la cohabitation des usages et des conceptions différenciées de la nature protégée entre cette diversité d’acteurs endogènes et exogènes. De même, il s’agit aussi de s’interroger sur la mise en valeur culturelle qui résulte des activités écotouristiques. En effet, la dimension culturelle reste souvent superficielle et réduite à des objectifs d’ordre purement économique. Cette conception mercantile de la dimension naturelle, humaine et culturelle au sein des parcs nationaux démontre, une fois de plus, à quel point la séparation construite entre « l’homme et la nature » est présente dans nos schémas sociaux.

14 Ou les parcs nationaux français depuis 2006, notamment dans les territoires d’outre-mer.

15 Tourisme réalisé principalement en forêt amazonienne à des fins de guérison spirituelle. Il consiste à la prise d’une plante médicinale, l’Ayahuasca : « Cette substance, absorbée sous le contrôle de chamans, est censée

provoquer des visions et guérir diverses maladies. Le tourisme chamanique est devenu une industrie, un phénomène de mode qui a largement investi l’espace public et les médias des pays occidentaux. » (Amselle 2014b).

Dans la perspective d’une éthique écocentrique16, reconsidérer le rôle de l’être humain comme partie intégrante de cette réalité extérieure (nature), pourrait favoriser de nouveaux rapports entre humains et non-humains, et donc, une conservation et un écotourisme plus dialogiques17. Comme l’affirme Samuel Depraz, « dans l’éthique écocentrée, le respect de la nature est

intrinsèquement lié à la connaissance fine du vivant et à la re-connaissance d’une qualité esthétique de la nature. Ce respect intellectuel, esthétique et affectif est la source du sentiment d’appartenance symbiotique de l’individu et des productions humaines à une communauté morale du vivant » (Depraz 2008, p. 16). Dans les parcs nationaux habités cette éthique

permettrait d’envisager la conservation, la gestion et l’exploitation de la nature de manière différente.

Pour toutes ces raisons, la question de « l’habiter » dans des espaces naturels protégés mérite, d’après nous, une attention toute particulière. Elle peut nous donner de nouvelles pistes autour de la question de « vivre la nature », et donc, de « vivre avec la nature », et non pas de « vivre de la nature ». La question de la conservation à l’intérieur de ces espaces protégés devenant, en quelque sorte, le résultat de cette cohabitation. Repenser les dynamiques en interaction et leur évolution dans le temps vis-à-vis de l’espace protégé, des lieux et des acteurs, apparaît de ce fait comme un nouvel enjeu pour les parcs nationaux, plus particulièrement pour ceux qui sont habités, tels que nos terrains d’étude.

En résumé, la gestion de l’environnement se trouve aujourd’hui face à des transformations rapides des modèles « classiques » de protection de la nature, certains devenant plus souples et ouverts, d’autres plus restrictifs. Ces transitions amènent à repenser la notion de « parc national » (Blanc 2015) et à redéfinir des modes de gestion et de gouvernance plus favorables aux espaces naturels protégés « hybrides ». Faut-il conserver la diversité naturelle et culturelle, gérer les activités humaines et favoriser certaines pratiques culturelles pour protéger la nature, ou replacer l’homme comme partie intégrante de cette nature protégée ? Telles sont les questions qui se posent aujourd’hui clairement faute de résultats probants des approches anthropocentriques qui privilégient la protection de la biodiversité.

16 L'écocentrisme est une éthique environnementale qui « donne à la nature une valeur intrinsèque compatible avec l’existence humaine. Elle propose, non un respect de chaque élément, mais un respect des ensembles composant la nature […] La valeur intrinsèque conférée à la nature porte donc sur le tout, et non sur chaque partie […] » (Depraz 2008, p. 15)

17 Dans le sens d’Edgar Morin la « […] dialogique signifie unité symbiotique de deux [ou plusieurs] logiques, qui

à la fois se nourrissent l’une à l’autre, se concurrencent, se parasitent mutuellement, s’opposent et se combattent à mort ». MORIN Edgar (1977). « La Nature de la nature », La Méthode (t. 1), Le Seuil, Nouvelle édition, coll. Points.

Pour affiner cette voie, nous développerons tout d’abord les traits principaux de l’idée de protection de la nature (2) et de l’histoire de la conservation (2.1). Ensuite, nous aborderons trois représentations socioculturelles de la protection de la nature (3), chacune d’entre elles en lien avec nos trois terrains d’étude : le Canada (3.1), la France (3.2) et la Colombie (3.3). Enfin, nous parlerons de l’évolution des dynamiques de gestion et de gouvernance qui prennent place aujourd’hui dans ces espaces protégés (4).

2. La notion de « protection de la nature » : la séparation entre

« humain et non-humain »

L’idée de la Wilderness, la « nature sauvage », peut être identifié comme le mythe à l’origine de la notion de « protection de la nature » (Depraz et Héritier 2012). Il repose sur la construction culturelle mais artificielle d’une nature « vierge », « vidée d’hommes » et « sacralisée ». Historiquement, la Wilderness a servi d’outil géopolitique et colonial d’appropriation des terres concernées, sous prétexte d’un besoin de nature « sauvage », mais aussi, de protection de cette même nature contre les activités humaines. De nos jours, le mythe de la Wilderness continue à se répandre à l’échelle planétaire au travers des discours véhiculés principalement par des États et des ONG internationales (Castro-Larrañaga 2013). Il fait écho aux discours sur le maintien de la biodiversité dans un contexte mondial de crise environnementale.

En effet, cette Wilderness, ou cet « impérialisme vert » (Grove 1996 ; Larrère 2006) résulte d’identifications et de symboles culturels divers (Arnould et Glon 2006 ; Cronon 2009; Larrère 1997). Du vieil anglais (Wild deer or ness, « le lieu des bêtes sauvages »), la Wilderness faisait référence à de vastes superficies (généralement forestières) de nature désordonnée et chaotique, en dehors de la société, qu’il fallait savoir maîtriser et s’approprier. Dès le XVIe

siècle, le caractère religieux donné à la Wilderness en tant « qu’éden ou terre promise » à l’homme par Dieu lors de la création du monde, servira de soutien culturel au contexte colonial sur le nouveau continent nord-américain par les colons européens, anglais et français. Pour ces aventuriers, la « Terre promise » est perçue comme étant la récompense de leurs souffrances ; à eux le devoir de la travailler, de la cultiver et de l’aménager afin de l’aider à sortir du chaos initial.

La domination de cette Wilderness (Neumann 1998) et l’avancée des fronts pionniers vers l’Ouest américain s’accompagnent d’une logique utilitaire et anthropocentrique de la nature. Une première étape a été celle de l’exploitation massive du bois et des fourrures à des fins

économiques et agricoles. Cette période d’expansion territoriale a été possible, entre autres, par l’expulsion des groupes de sauvages (nations amérindiennes) des nouvelles terres conquises. De ce fait, on peut noter que le mythe de la Wilderness repose sur un « artifice originel », celui de « la nature vierge ». Cette invention culturelle vide la Wilderness de son contexte social et culturel « premier », et devient la base idéologique des discours de conservation internationale de la nature que nous connaissons aujourd’hui (Grove 1996 ; Larrère 1997).

Au XVIIIe siècle, la division culturelle entre l’homme et la nature, et par là, la séparation entre l’humain et le non-humain, est favorisée par la révolution scientifique du Siècle des lumières et par le mouvement romantique. La nature, en tant que support d’étude ou de création artistique, favorisa un nouveau rapport relationnel, mais aussi émotionnel, entre le Sujet (humain) et l’Objet (non-humain). Dans cette perspective, soulignons également l’un des éléments clés dans la représentation de la nature par la tradition anglo-saxonne, à savoir celui de la rencontre entre la religion et la science, où l’homme « [...] voit en la nature l’œuvre de

Dieu et dans la science l’étude du divin, non pas à travers le texte sacré, mais précisément dans la découverte de la nature en tant qu’œuvre divine » (Kalaora et Vlassopoulos 2013, p.27). Le

caractère divin attaché à la perception culturelle de la nature provoque un sentiment émotionnel et affectif fort, qui sert de lien subjectif entre l’homme et cette nature extérieure à l’homme.

Dès le XIXe siècle, des transformations majeures commencent à changer la perception sacralisée de la Wilderness. Dans une logique de conquête, de domination et de progrès qu’ont connu les pays occidentaux, la période industrielle apparaît comme le point exponentiel des logiques d’exploitation des ressources naturelles. En Amérique du Nord, en réponse à cette entreprise destructrice, on relève deux approches autour de la conservation et de la préservation de la nature, l’une fondée sur une philosophie utilitariste, l’autre sur une philosophie transcendentaliste18 (Yvard-Djahansouz 2009). Pour certains, il s’agissait « [de] mettre en

réserve des espaces afin de garantir l’exploitation future dans le cadre de la conservation. Pour d’autres, dénonçant l’exploitation prédatrice de la nature, l’important [était] d’abord la préservation [de la Wilderness] » (Arnould et Glon 2006, 232). Plusieurs représentants de cette

révolution naturaliste ont contribué à l’évolution des diverses éthiques environnementales que nous connaissons aujourd’hui.

18 Le père de cette philosophie est Ralph Waldo Emerson (1803-1882), pour qui « La nature est la source même

de la vie spirituelle et de la religion. La nature aide l’être humain à transcender sa condition physique ; être en harmonie avec la nature signifie être proche de Dieu » (Yvard-Djahansouz 2009, 20)

La philosophie transcendantaliste d’Henri D. Thoreau (1817-1862) favorise « [...] une vision religieuse de la nature, postulant une correspondance entre le domaine supérieur de la vérité spirituelle et le monde des objets matériels » (Larrère 2006, 78). Pour lui « c’est dans

l’état sauvage que réside la préservation du monde » (Cronon 2009, 198), la nature (le sauvage) étant ainsi représentée comme un sanctuaire, un lieu sacré. Dans la même perspective symbolique, John Muir (1838-1914) devient le promoteur de la création des parcs nationaux aux États-Unis. En mettant en valeur « [...] la conservation de curiosités naturelles, d’un patrimoine artistique comparable à celui des musées européens, le maintien de terrains d’aventure où mettre à l’épreuve des qualités humaines de résistance et d’énergie » (Larrère 2006, 79), il valorise des lieux représentatifs du patrimoine américain, des symboles culturels et naturels de la société américaine. John Muir fonde le Sierra club en 1892, première association de protection de l’environnement qui reste encore aujourd’hui une des plus puissantes ONG de conservation dans le monde.

Gifford Pinchot (1865-1946), forestier formé en Europe (France et Allemagne) et homme politique, développe une approche plus utilitaire des ressources forestières. Motivé par les méthodes européennes pour gérer et reconstituer le couvert forestier, il fonde l’école de foresterie de l’Université de Yale aux États-Unis et réfléchit à la mise en place d’une gestion rationnelle des peuplements forestiers sur des espaces de conservation afin de garantir le développement national. Par la suite, Aldo Leopold (1887-1948), créateur du « land ethic 19» (1949), ou éthique de la Terre, amène un nouveau regard sur la perception des « êtres » qui composent la nature. En débarrassant celle-ci d’une dominance religieuse et symbolique, Aldo Leopold cherche à se concentrer sur ses caractéristiques écologiques et scientifiques. De ce fait, il attire l’attention sur la place qu’occupe l’homme comme partie intégrante de la communauté biotique de la planète : « C’est parce que nous faisons partie de la même communauté d’êtres

vivants, ou de la même communauté biotique, que nous avons des devoirs aussi bien à l’égard de ses membres (les entités qui la composent) que de la communauté comme un tout […] l’homme n’est qu’un compagnon voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution » (Larrère 2006, 82). Cette éthique écocentrique intègre également une éthique

conséquentialiste : « le critère d’appréciation de ce qui doit être fait se mesure à ses

conséquences par rapport au bien de l’ensemble » (Ibid.83). Dans cette perspective, l’éthique

conséquentialiste s’avère intéressante dans l’analyse de nos trois terrains d’étude. L’ensemble « homme-nature », où « humain - non-humain » se trouverait à la même échelle de valeurs au

sein des parcs nationaux habités. Les actions de l’homme au sein de ces parcs nationaux se mesureraient par les conséquences, mais aussi, par les services que ces actions peuvent apporter à l’ensemble biologique, dont l’homme fait partie.

La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle dessinent l’expansion et la diversification des parcs nationaux partout dans le monde ainsi qu’un nouveau rapport à ces espaces naturels protégés par le biais du tourisme. La plus forte progression historique ayant lieu entre 1985 et 1995 (Rodary et Milian 2008). Après les États-Unis et le Canada, la propagation des espaces naturels protégés se poursuivra sur les territoires des nouvelles colonies européennes en Afrique (Rodary 2008), en Australie et en Nouvelle Zélande (Héritier 2008) ; puis, plus tard, en Europe, en Amérique latine, en Orient et en Asie (Héritier et Laslaz 2008). Sur les nouvelles colonies, l’imposition de la Wilderness (Neumann 1998) à travers les expérimentations des parcs nationaux - et par-là, de l’expulsion massive des populations locales - prendront diverses formes : réserves forestières, réserves de chasse et réserves intégrales. Cette expansion marque l’histoire de la conservation et d’une série de catégories de protection de la nature.

2.1. L’intégration des nouveaux enjeux de la conservation et la mise en place de

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